Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
OTTAWA, le jeudi 10 mars 2016
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour étudier les relations étrangères et le commerce international, notamment les perspectives politiques, économiques et internationales de l'Argentine.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit ce matin pour étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et au commerce international en général. Dans le cadre de ce mandat, le comité entendra aujourd'hui un témoignage sur les perspectives politiques, économiques et internationales de l'Argentine.
Le comité a tenu plusieurs séances au cours des dernières semaines sur ces questions et il a entendu le témoignage d'universitaires, d'experts et de représentants du gouvernement.
J'ai le plaisir d'accueillir aujourd'hui, au nom du comité, Mme Andrea Tunney, vice-présidente régionale pour les Amériques à Exportation et Développement Canada. Le comité est impatient de mieux connaître le point de vue d'EDC concernant le climat des affaires qui règne en Argentine, particulièrement suite aux récents changements survenus dans ce pays, de même que les possibilités d'affaires et les obstacles au commerce et à l'investissement qu'on trouve là-bas.
Madame Tunney, comme les membres du comité aiment poser des questions, ils sont impatients d'entendre votre exposé qui sera suivi d'une période de questions et réponses.
Je vous souhaite la bienvenue au comité.
Andrea Tunney, vice-présidente régionale pour les Amériques, Exportation et Développement Canada : Madame la présidente, honorables sénateurs, nous vous remercions d'avoir invité Exportation et Développement Canada à comparaître devant le comité. Nous nous réjouissons de l'intérêt que vous portez à l'approche d'EDC en matière de soutien au commerce canadien ainsi qu'à son point de vue sur la situation de l'Argentine.
Forte d'un PIB de plus de 600 milliards de dollars américains, l'Argentine est la deuxième économie d'Amérique du Sud. Elle possède d'abondantes ressources naturelles et ses importants secteurs de l'agriculture et du bétail en ont fait un grand producteur alimentaire. Ces dernières années, l'économie argentine a essuyé plusieurs revers qui ont dressé de véritables barrières pour les exportateurs et les investisseurs canadiens. Par conséquent, EDC a adopté une approche réactive afin de soutenir les intérêts canadiens sur le marché argentin. Cependant, elle surveille avec attention et intérêt les développements politiques et affiche un optimisme vigilant quant à l'avenir de ce pays.
Bien entendu, comme le démontrent les faibles résultats du commerce extérieur, les activités des exportateurs canadiens ont été limitées : d'après Statistique Canada, les exportations canadiennes de marchandises vers l'Argentine ont représenté une moyenne annuelle de 289 millions de dollars canadiens au cours des cinq dernières années. Il s'agit d'une part négligeable dans la moyenne annuelle de 5,9 milliards de dollars d'exportations canadiennes en Amérique du Sud au cours de la même période.
À l'heure actuelle, les entreprises canadiennes qui exportent le plus en Argentine viennent principalement de l'Ontario, de la Saskatchewan, du Québec et de l'Alberta : les entreprises de ces provinces ont en effet réalisé plus de 90 p. 100 des exportations totales du Canada en 2015.
En revanche, les investisseurs canadiens ont maintenu une présence constante en Argentine. Ils sont responsables d'environ 3 p. 100 de l'IDE total de l'Argentine et, en 2014, ils y ont investi environ 3,45 milliards de dollars canadiens. De ces investissements, 44 p. 100 visaient le secteur minier.
À titre d'organisme de crédit à l'exportation du gouvernement du Canada, EDC a pour mandat de soutenir et de développer le commerce du pays, et d'aider les entreprises du pays à profiter des débouchés sur le marché international. Elle offre des solutions d'assurance et de financement aux exportateurs et aux investisseurs canadiens ainsi qu'à leurs clients étrangers.
Malgré les défis auxquels les entreprises canadiennes sont confrontées, en 2015, EDC a appuyé les activités de près de 100 entreprises sur ce marché. Au cours des cinq dernières années, le soutien d'EDC envers les exportateurs canadiens en Argentine a atteint un total de 820 millions de dollars canadiens. Les secteurs les plus actifs ont été l'exploitation minière, le pétrole et le gaz naturel, les ressources naturelles, notamment l'agriculture, ainsi que les technologies de l'information et des communications, qui représentent 60 p. 100 de notre aide totale depuis 2011.
Dans une bonne conjoncture, EDC estime que l'Argentine pourrait être un marché intéressant pour les exportateurs comme pour les investisseurs canadiens, en raison de l'abondance de ses ressources naturelles et de ses besoins en matière d'infrastructure. EDC a procédé à un examen préliminaire des besoins de l'Argentine comparativement aux capacités et aux intérêts canadiens. Nous avons dégagé quatre secteurs essentiels : l'exploitation minière, le pétrole et le gaz naturel, l'électricité et l'agroalimentaire.
On estime que le potentiel de l'Argentine en matière de projets miniers s'élève à 14,5 milliards de dollars américains. Ces projets sont dans l'attente d'une meilleure conjoncture commerciale et d'une hausse des cours des produits de base.
Le nouveau gouvernement argentin est en train de s'attaquer aux obstacles qui limitent la croissance du secteur de l'exploitation minière afin d'ouvrir la porte à davantage d'investissements et de développements. On parle notamment de supprimer ou de réduire les restrictions liées à l'importation et à l'exportation, de lever l'interdiction de rapatriement des bénéfices, de régler le problème des contrôles des changes et de supprimer les droits à l'exportation.
Pour ce qui est du secteur pétrolier et gazier, on estime que l'Argentine aura besoin d'investissements à hauteur d'environ 200 milliards de dollars américains pour atteindre l'autonomie énergétique d'ici 2024.
L'Argentine possède la deuxième réserve de gaz de schiste au monde techniquement récupérable et la quatrième réserve d'huile de schiste techniquement récupérable. Le Canada est quant à lui très performant dans la chaîne de valeur des secteurs en amont et intermédiaire. Ainsi, l'Argentine pourrait présenter des occasions intéressantes pour notre industrie nationale.
En ce qui concerne le secteur de l'électricité, EDC a été en mesure d'établir que l'Argentine détiendrait un portefeuille de projets d'électricité représentant au total plus de 24 milliards de dollars américains. Le secteur argentin de l'énergie est l'un des plus importants en Amérique latine. Malgré le ralentissement prévu de la croissance économique qui risque de limiter la consommation d'électricité, le taux de croissance de cette consommation devrait être de 2 p. 100 dans les années à venir.
Dans le secteur de l'agroalimentaire, l'agriculture représente quelque 10 p. 100 du PIB argentin et compte pour environ 56 p. 100 des exportations totales de ce pays.
Le Canada possède d'excellentes capacités et une bonne réputation à l'international pour ses équipements agricoles de qualité. Il est également connu mondialement pour son expertise en génétique, notamment en matière de services- conseils et de formation connexes.
En conclusion, EDC s'attend à ce que l'Argentine parvienne à attirer les investissements dont elle a besoin, à condition de continuer à instaurer des politiques favorables au commerce et de stabiliser son économie. C'est ainsi qu'elle pourra combler l'écart qui l'isole du reste du monde. EDC reste prudemment optimiste en ce qui concerne l'avenir de ce pays, ainsi que le potentiel qu'il représente pour les exportateurs et les investisseurs canadiens.
Merci encore de nous avoir invités aujourd'hui. Je suis prête à répondre à des questions.
La présidente : Merci beaucoup. Vous nous avez donné un bon aperçu de la situation actuelle de l'Argentine et de ce que EDC y a fait et continue d'y faire.
En ce qui concerne le potentiel — dont on entend régulièrement parler dans les médias et dont les témoins ont également parlé —, l'Argentine devrait-elle continuer de faire des changements au régime de gouvernance pour favoriser les entreprises et adopter une approche correspondant aux normes internationales? Par ailleurs, EDC envisage-t-elle des changements dans ce dossier? EDC examine-t-elle le potentiel de l'Argentine? Modifie-t-elle son approche d'une façon ou d'une autre ou demeure-t-elle en mode d'observation?
Mme Tunney : Nous sommes certainement engagés très activement en Argentine à l'heure actuelle et nous suivons de très près ce qui se passe là-bas. Pour l'instant, comme notre position n'est pas établie, nous ne commercialisons pas les produits d'EDC en Argentine. Cependant, nous surveillons de très près les changements en cours, particulièrement l'examen sur le litige avec les créanciers obligataires.
EDC est active sur le marché argentin. Dans le moment, elle appuie 100 clients et elle est disposée à discuter avec toute entreprise intéressée par le marché argentin.
Le sénateur Downe : J'aimerais savoir quelles sont les ressources d'EDC sur le terrain en Argentine à l'heure actuelle.
Mme Tunney : EDC a adopté un modèle qui diffère légèrement de celui de ses pendants à Affaires mondiales Canada. Si je ne m'abuse, Affaires mondiales compte environ 160 bureaux dans le monde. L'approche d'EDC est plus modeste puisque la société ne compte que 17 bureaux dans le monde. Dans les Amériques, elle a sept bureaux auxquels sont affectés 16 employés. L'Argentine est desservie par les deux bureaux établis au Brésil. Les quatre employés affectés au Brésil soutiennent les gens sur le terrain en Argentine.
Il y a également des employés au siège social qui appuient les entreprises canadiennes intéressées par l'Argentine. De plus, EDC travaille en étroite collaboration avec le Service des délégués commerciaux à Buenos Aires.
Le sénateur Downe : Si je comprends bien, ce sont les bureaux du Brésil et d'Ottawa qui s'occupent de l'Argentine.
Mme Tunney : C'est exact.
Le sénateur Downe : Compte tenu de l'instabilité politique et de l'incertitude dans cette région, dites-moi si, au cours des dernières années, les investissements canadiens effectués par l'entremise d'EDC ont stagné, augmenté ou diminué.
Mme Tunney : Les investissements au Canada?
Le sénateur Downe : Non, les investissements canadiens en Argentine.
Mme Tunney : Les investissements canadiens en Argentine sont demeurés vigoureux. Ils ont atteint un sommet à la fin des années 1990 et au début des années 2000, principalement dans le secteur minier et dans une moindre mesure dans le secteur agricole, mais ils demeurent vigoureux. Le taux de croissance n'est pas aussi fort que dans les années précédentes, mais le Canada est certainement encore présent sur le marché argentin.
Le sénateur Downe : Quel a été le taux de croissance approximatif au cours des dernières années?
Mme Tunney : Je ne crois pas avoir vu de données là-dessus. Je peux essayer d'en obtenir pour vous.
Le sénateur Downe : Vous pourriez nous les faire parvenir.
Mme Tunney : Certainement.
[Français]
Le sénateur Rivard : Il y a quelques semaines, nous avons reçu un expert comme vous. Il nous a expliqué la situation en Argentine et je m'étais servi d'une fiche du gouvernement du Canada qui traite de l'économie de l'Argentine. J'ai été surpris de constater que le taux de chômage y était inférieur à celui du Canada. Cependant, on nous a dit qu'en l'espace de quelques mois, cela avait basculé, parce que le nouveau gouvernement Macri, même s'il est minoritaire avec sa coalition, a mis 25 000 ou 50 000 fonctionnaires à pied et, dans les jours qui ont suivi, il y a eu un chaos de manifestations. Dans le contexte actuel, pensez-vous que le gouvernement Macri soit en mesure de rétablir la situation ou s'en va-t-on vers des chaos comme ceux qu'a connus l'Argentine pendant plus d'une décennie?
La situation était très belle en 2014, mais nous sommes en 2016. Y a-t-il des changements majeurs? On a parlé, entre autres, de la dévaluation du peso, de la dette souveraine et de l'inflation galopante.
[Traduction]
Mme Tunney : Je ne peux pas vous donner de chiffres précis. Je dirais que les licenciements qu'a faits le gouvernement Macri ont effectivement eu de sérieuses répercussions. Je pense que le président Macri et son administration devront mettre en œuvre de nombreuses politiques d'austérité dans les mois à venir. Il est très difficile de savoir comment les choses se passeront et si l'Argentine se retrouvera dans une situation comparable à celle de 2014. Il est certain qu'il sera très ardu de faire adopter de telles politiques, notamment parce qu'il s'agit d'un gouvernement de coalition.
Au chapitre de l'emploi, le président a notamment parlé de la possibilité de réduire les salaires. Il a récemment renégocié les salaires des enseignants syndiqués. Je ne suis pas absolument certaine du pourcentage, mais je crois que l'augmentation correspondait au taux d'inflation.
La tâche ne sera pas facile pour le président Macri. Je crois néanmoins qu'il en est pleinement conscient à l'instar des intervenants du marché.
La sénatrice Poirier : Je vous remercie de votre exposé. En haut de la deuxième page, vous mentionnez que les exportateurs canadiens les plus présents en Argentine à l'heure actuelle viennent principalement de quatre provinces du Canada et qu'en 2015, leurs activités ont représenté 90 p. 100 du total des exportations canadiennes dans ce pays. Les autres provinces canadiennes envisagent-elles d'exporter davantage en Argentine ou entrevoyez-vous des possibilités à cet égard?
Mme Tunney : L'économie de l'Argentine est très diversifiée. Elle est similaire à celle du Canada. Je dirais donc que l'Argentine offre des possibilités pour toutes les provinces canadiennes.
Les exportations sont certainement concentrées surtout dans les secteurs pétrolier, gazier et minier. En dollars, elles représentent des sommes généralement considérables et, proportionnellement, elles comptent pour une grande partie des 90 p. 100.
Si on jette un coup d'œil au nombre de transactions et d'exportateurs, on constate que les exportateurs actifs proviennent de toutes les provinces. Néanmoins, je dirais que, compte tenu des besoins considérables de l'Argentine dans les secteurs de l'infrastructure et de l'agriculture, les exportations canadiennes continueront de provenir en grande partie de ces quatre provinces.
La sénatrice Poirier : Je me demandais si, dans le secteur agricole, il n'y aurait pas davantage de possibilités de...
Mme Tunney : Des liens commerciaux ont été établis avec l'industrie du poisson et des fruits de mer des provinces maritimes. Néanmoins, la valeur en dollars et la quantité de ces exportations ne sont pas aussi grandes.
La sénatrice Poirier : À l'heure actuelle, les exportations proviennent-elles de toutes les provinces?
Mme Tunney : Oui.
Le sénateur Oh : Les entreprises canadiennes obtiennent-elles du financement sous forme de capital de risque? Si oui, ce financement est-il difficile à obtenir? Sinon, comment les entreprises financent-elles leurs exportations? Enfin, comment la nouvelle situation économique de l'Argentine se compare-t-elle à celle d'autres pays?
Mme Tunney : Malheureusement, je ne suis pas en mesure de parler du fonds de capital de risque. Nous avons établi des liens, mais je ne suis pas assez informée de la question pour émettre une opinion en ce qui concerne l'économie canadienne.
Je ferai état, plus généralement, des constatations d'EDC. Nous avons constaté que bon nombre d'entreprises d'exportation offrent des modalités de compte ouvert qui vont de la ligne de crédit à, disons, des échéances de paiement de 60 jours net. Il y a donc une forme de financement.
Par ailleurs, les possibilités de financement à long terme d'une agence de crédit à l'exportation sont très limitées. Bon nombre d'agences de crédit à l'exportation ont des critères de financement très stricts ou très limités. Par exemple, jusqu'à tout récemment, la Ex-Im Bank ne pouvait financer aucune exportation vers l'Argentine. Le financement en dollars américains ou en euros constitue donc un véritable défi.
Le sénateur Oh : Est-il facile pour les entreprises canadiennes d'obtenir du financement en Argentine ou doivent- elles obtenir un financement d'EDC ou d'une autre entité canadienne?
Mme Tunney : Je ne suis pas absolument certaine, mais je dirais que les entreprises canadiennes obtiennent du financement au Canada.
La présidente : En Argentine, c'est davantage le climat politique que le climat économique qui nuit aux affaires. L'Argentine a traversé tellement de crises. Surveillez-vous la situation pour savoir si les entreprises européennes, notamment espagnoles, s'intéressent de nouveau au marché argentin? Sont-elles optimistes?
Le rôle d'EDC consiste notamment à aider les entreprises canadiennes qui ne peuvent obtenir du financement ailleurs. Disons-le franchement : EDC fait de la gestion de risque.
En ce moment, comment se comparent l'Argentine et le Brésil? Vers lequel de ces pays orienteriez-vous les exportateurs intéressés par la région?
Mme Tunney : Je réponds d'abord à votre première question. Vous demandiez ce que font actuellement les concurrents étrangers des entreprises canadiennes. Nous suivons la situation de très près. Nous avons établi des rapports solides avec nombre de nos homologues en Argentine. Par exemple, le SACE, en l'occurrence l'organisme italien d'assurance-crédit à l'exportation, est actuellement en Argentine pour sonder de près le marché et les possibilités qu'il offre. Nous nous informons pour avoir une idée globale de ce que font les autres agences de crédit à l'exportation.
Pour ce qui est de la gestion du risque et de la comparaison entre le Brésil et l'Argentine, je dirais que ces marchés présentent des risques très différents, du moins de mon point de vue. À mon avis, l'enjeu en Argentine porte sur le potentiel. Autrement dit, si le gouvernement argentin réduit son intervention et adopte davantage de politiques favorables aux entreprises, l'Argentine peut offrir énormément de possibilités et se trouve dans une large mesure sous- développée.
D'après certains chiffres dont j'ai pris connaissance, au cours des trois dernières années, la moyenne de l'investissement en Argentine représentait 19 p. 100 du PIB par rapport à 23 p. 100 du PIB, je crois, en Amérique latine. L'Argentine est aux prises avec un sous-investissement considérable. Si elle arrive à régler le litige qui l'oppose à ses créanciers obligataires et si elle réussit à mettre en place certaines politiques favorables aux entreprises, il lui suffira d'exploiter son potentiel et de soutenir un bon rythme de développement.
Au Brésil, par ailleurs, beaucoup de choses se passent. La situation change tous les jours. Les problèmes de corruption sont généralisés et ils ont une incidence considérable sur l'économie. Les dirigeants politiques sont incontestablement en difficulté.
Devrait-on favoriser un pays plutôt que l'autre? Je réponds que chaque entreprise doit évaluer les deux marchés et les risques qu'ils présentent. Nous pouvons leur fournir de l'information sur ces marchés, mais elles doivent décider lequel de ces pays correspond le mieux à leur modèle de fonctionnement.
La présidente : Je ne sais pas ce qu'il en est de l'Argentine, mais dans le cas du Brésil, toute entreprise désireuse d'évaluer le potentiel commercial du pays doit examiner le climat national et se renseigner sur le rôle des États. C'est là que se prend un grand nombre de décisions et où la corruption est peut-être la plus présente, mais où il y a énormément de possibilités.
En Argentine, doit-on passer par le gouvernement central ou doit-on se rendre dans l'État de Mendoza, par exemple, et faire une évaluation sur place?
Mme Tunney : Nous procéderions à notre évaluation aux deux échelons; ils sont tous les deux très importants. L'exploitation minière est un excellent exemple. Cette semaine, l'ACPE, c'est-à-dire l'Association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs, a tenu une réunion. C'est un des événements les plus importants à l'échelle internationale pour le secteur. Une grande délégation argentine de participants fédéraux et provinciaux s'y trouvait, qui ont précisé qu'ils travaillaient ensemble, dans l'intérêt du pays, sachant à quel point cela est important pour donner confiance aux investisseurs.
Alors je ne pense pas qu'on puisse les prendre séparément. Je crois qu'il faut les évaluer ensemble, car ils influent tous les deux sur ce qui peut arriver aux entreprises canadiennes.
La sénatrice Ataullahjan : Merci pour votre présentation de ce matin.
À quel rang se classe l'Argentine parmi les marchés prioritaires des clients d'EDC et de quels secteurs s'agit-il?
Mme Tunney : Nous n'avons pas de classement, mais je dirais que, jusqu'à présent, le marché a suscité un intérêt limité. Nous offrons un soutien à 100 entreprises, alors par rapport aux 8 300 sociétés que nous appuyons dans une année, le nombre de clients à qui nous avons offert du soutien est relativement petit. C'est principalement attribuable aux risques importants dans le marché. Cependant, nous avons observé un certain nombre de tendances récentes qui montraient qu'on reçoit un certain nombre de demandes d'information dans les secteurs minier, gazier, pétrolier et agricole.
La sénatrice Ataullahjan : Les témoins précédents ont dit que l'Argentine devrait être une priorité pour le Canada ou les Canadiens désireux de faire des affaires. Compte tenu de son instabilité politique et de ses manifestations constantes, êtes-vous d'accord avec cette déclaration?
Mme Tunney : Désolée, je n'ai pas compris la première partie de votre question. Pourriez-vous répéter?
La sénatrice Ataullahjan : Des témoins précédents ont dit que l'Argentine devrait être un marché prioritaire pour les Canadiens.
Mme Tunney : Le mandat d'EDC prévoit que nous allions là où nos clients estiment que les débouchés sont les meilleurs, et nous les aiderons du mieux que nous pouvons.
L'Argentine deviendra-t-elle un marché prioritaire? Ce sera à nos clients d'en juger, et nous les aiderons du mieux que nous pouvons à pénétrer ce marché. Je dirais qu'à l'heure actuelle, ce n'est pas un marché prioritaire, mais je pense que bien des entreprises canadiennes voient son potentiel et sont très intéressées à voir ce qui en ressort.
Le sénateur D. Smith : Pourriez-vous nous dire quels seraient, selon vous, les deux ou trois secteurs du marché qui ont le plus de potentiel pour les Canadiens en Argentine? J'ai eu vent de certaines choses, mais je suis simplement curieux de connaître votre avis sur les meilleurs secteurs pour d'éventuelles exportations.
Mme Tunney : Commençons par l'agriculture. De toute évidence, c'est un secteur vraiment important pour l'Argentine, qui offre des avantages intéressants au Canada.
Au plan agricole, un de vos intervenants précédents a dit que les pays étaient en compétition. Il est vrai que nous avons beaucoup de points communs, par exemple, nos cultures — notamment le maïs et le soya; nous faisons pousser des cultures semblables. Fait assez intéressant, la taille moyenne de nos champs est à peu près la même qu'en Argentine. Cela fait en sorte, par exemple, que notre équipement agricole soit très bien adapté au marché, équipement pour lequel nous sommes très bien connus. Alors nous sommes très bien agencés sur ce plan. Un certain nombre d'entreprises exportatrices font déjà des affaires là-bas, ont des négociants sur le terrain et sont actives depuis un certain nombre d'années.
Le sénateur D. Smith : Importent-ils de la potasse?
Mme Tunney : Je n'en suis pas certaine. Je pourrais probablement trouver cette statistique pour vous.
Le sénateur D. Smith : Je pense à la Saskatchewan, madame la présidente. C'est une question qu'il vaut la peine d'étudier.
Mme Tunney : Au plan agricole, le Canada est aussi bien connu pour sa génétique du bétail. Il est le deuxième exportateur de génétique vers l'Argentine, ce qui est primordial. Je crois que les Argentins ont besoin d'environ 52 millions de têtes de bétail pour constamment régénérer le troupeau afin de maintenir des normes de qualité élevées. Alors, encore une fois, les besoins du marché et les capacités canadiennes sont bien agencés.
Le sénateur D. Smith : Oui, nous avons beaucoup de taureaux ici.
Mme Tunney : Les secteurs minier, pétrolier et gazier sont clairement d'autres secteurs d'intérêt, surtout le secteur minier. Il représente 44 p. 100 de l'investissement direct du Canada à l'étranger.
Pour ce qui concerne l'exploration, les principaux défis sont de trouver des réserves de qualité supérieure sans perturber le milieu naturel et l'environnement. Le Canada possède d'excellentes technologies dans ce secteur, comme l'arpentage GPS et la cartographie en 3-D, qui permettent d'extraire ces réserves de qualité supérieure d'une façon qui soit plus conviviale, productive et rentable.
Pour en revenir au secteur minier et à l'exploration, on cherche de l'équipement à distance et automatisé pour des raisons de rentabilité et de productivité, mais aussi de sécurité des employés; c'est donc dire que des concepts comme le forage à distance sont primordiaux. On cherche aussi des solutions au plan environnemental.
Pour ce qui est des solutions environnementales, EDC a cerné environ 150 petites ou moyennes entreprises dans le secteur des solutions environnementales, ce qui est crucial pour le Canada. Alors il serait question de gestion des déchets environnementaux. Les techniques de conservation de l'énergie sont aussi pertinentes dans le secteur minier. Ces entreprises seraient des candidates potentielles qui pourraient se rendre en Argentine.
Le sénateur D. Smith : Nous avons entendu parler cette semaine de la conférence sur l'exploitation minière qui se tient à Toronto chaque année — la plus grande conférence du genre au monde. J'y ai assisté à maintes reprises. Elle est absolument gigantesque, et les statistiques du Canada et du secteur minier mondial sont incroyables. Savez-vous si, par chance, l'Argentine était représentée à la conférence de cette année?
Mme Tunney : Oui, par une délégation assez importante, en fait. Un certain nombre de personnes de notre équipe, de nos marchés, sont allées à la conférence et ont rencontré un certain nombre d'Argentins.
Fait intéressant : lorsqu'ils ont tenu une discussion sur l'Argentine, les ministres fédéral et provinciaux ont fait front commun pour dire que nous avons besoin d'investissements étrangers dans ce marché et souhaitons en avoir. Ils sont conscients de l'importance de la collaboration entre ces deux ordres de gouvernement et de son incidence sur les investisseurs internationaux.
Le sénateur D. Smith : C'est bon qu'on le mentionne pour le compte rendu. J'ai assisté à cette conférence pendant des années, mais n'ai pas pu le faire cette année. Elle montre la force du Canada dans le secteur minier.
Mme Tunney : Je serais ravie de vous donner les noms des participants de l'Argentine.
Le sénateur D. Smith : Merci de les donner au comité.
La présidente : Il y a peut-être deux autres secteurs à mentionner. Depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement, a-t-on demandé à EDC de revoir ses politiques, ses orientations et ses objectifs de quelque façon que ce soit, ou continuez-vous de fonctionner comme avant?
Mme Tunney : Je ne crois pas qu'on nous l'ait demandé, du moins pas à ma connaissance, alors nous continuons d'honorer notre mandat. Rien n'a changé.
Le président : Avec la récente situation économique tant à l'échelle nationale qu'internationale, observez-vous des changements à l'interne en ce qui concerne votre potentiel?
Mme Tunney : Il est clair que l'économie ne se porte pas bien. C'est le cas d'un certain nombre de secteurs économiques, notamment dans certaines industries très importantes pour le Canada, comme le secteur pétrolier et gazier.
Nous avons l'intention de maintenir le « statu quo ». Nous sommes autosuffisants au plan financier. Nous cherchons à soutenir des transactions viables au plan commercial, alors nous continuerons à le faire. Je pense que lorsque l'économie se porte moins bien, le rôle d'EDC revêt encore plus d'importance. Il est plus important pour nous d'être là et de soutenir le plus d'entreprises canadiennes possible.
La présidente : Dans des études précédentes, on se préoccupait de la capacité des petites et moyennes entreprises à naviguer le processus d'EDC et même à savoir qu'EDC pouvait leur offrir un soutien. Pouvez-vous nous dire où vous en êtes en ce qui concerne l'aide offerte aux petites et moyennes entreprises à la grandeur du Canada? Il a notamment été question des femmes entrepreneures.
Mme Tunney : C'est une question qui me tient à cœur. Fort heureusement, je me rappelle d'avoir eu une séance sur le soutien offert aux petites et moyennes entreprises. Je ne suis pas en mesure de vous dire où nous en sommes sur ce point, car je ne suis pas suffisamment au courant de ce qui a été rapporté là-bas pour montrer à quel point nous avons progressé, mais je serais ravie de vous faire une déclaration sur la façon dont les choses se déroulent à cet égard.
Je peux certainement dire que, dans l'esprit de l'organisation, les petites et moyennes entreprises sont la priorité absolue. Elles représentent l'épine dorsale du Canada. Les questions relatives aux femmes sont particulièrement importantes pour moi et bien des employés d'EDC, alors je vais vous faire une mise à jour là-dessus.
La présidente : Nous avons parlé brièvement du Brésil et de l'Argentine. Le Chili est un pays avec lequel le Canada a fait des affaires, notamment dans le secteur minier. Encore une fois, nos médias et entreprises y ont accordé beaucoup d'attention. Je n'en entends pas autant parler maintenant. Quelles sont nos perspectives au Chili? Est-ce que tout se passe normalement, là-bas?
Mme Tunney : Nos perspectives au Chili continuent d'être fortes. Il est clair que tout se passe normalement. En fait, j'y serai la semaine prochaine pour rencontrer un certain nombre de nos principaux clients.
Les entreprises canadiennes continuent de très bien s'en tirer. Une bonne partie de nos activités dans ce marché sont assez payantes pour elles, et nous constatons que les entreprises canadiennes s'intéressent de plus en plus à ce pays. Je vois la région comme un exemple de réussite au plan économique.
La présidente : Nous allons terminer sur ce point positif. Je vous remercie d'être venue et de nous avoir donné cette mise à jour sur l'Argentine et d'autres secteurs d'EDC. Merci beaucoup.
Mme Tunney : J'ai été ravie d'être ici. Merci.
La présidente : Honorables sénateurs, je vois que notre prochain groupe de témoins est devant nous. Pendant cette séance, dans le contexte de notre mandat général, le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international est autorisé à examiner les questions susceptibles d'être soulevées de temps à autres concernant les affaires étrangères et le commerce international en général. Dans le contexte de ce mandat, le comité peut entendre des témoignages sur diverses questions d'intérêt.
L'audience de ce matin fait fond sur la motion adoptée par le Sénat en mai 2015, qui appelait le gouvernement du Canada à prendre des mesures contre les ressortissants étrangers impliqués dans la mort de Sergueï Magnitski et les violations des droits de la personne à l'étranger qui n'ont pas fait l'objet d'enquêtes.
Mes collègues se souviendront peut-être de ce qui a été dit à l'époque au Sénat. C'est une occasion d'en apprendre davantage sur les questions qui ont été soulevées à ce moment-là et de recevoir une mise à jour sur la situation et d'autres questions de droits de la personne.
Au nom du comité, je souhaite la bienvenue à William Browder, directeur de la campagne internationale Justice pour Sergueï Magnitski, et auteur du livre Red Notice. Il est accompagné de Zhanna Nemtsova, correspondante du Deutsche Welle et fondatrice de la Fondation Boris Nemtsov pour la liberté; et de Vladimir Kara-Murza, coordonnateur d'Open Russia et leader adjoint du Parti de la liberté du peuple.
Je ne vais pas présenter davantage les invités. Nous avons reçu des documents d'information à leur sujet. Pour pouvoir passer plus de temps à vous entendre qu'à vous parler, je vous cède la parole pour que vous prononciez vos remarques liminaires. Comme d'habitude, nous aimons ensuite poser des questions.
Madame Nemtsova, je pense que vous allez commencer aujourd'hui. Bienvenue au comité.
Zhanna Nemtsova, correspondante du Deutsche Welle et fondatrice de la Fondation Boris Nemtsov pour la liberté, à titre personnel : Merci beaucoup. Bonjour.
Je suis venue aujourd'hui à titre de journaliste. Je suis correspondante du Deutsche Welle, mais je suis aussi la fille aînée de Boris Nemtsov et je parle en son nom.
Sa dernière visite au Canada remonte à 2012, occasion pendant laquelle il a milité en faveur de la loi Magnitski. Dans son article publié dans le National Post — intitulé « Défendre la liberté en Russie » et dont Vladimir Kara-Murza était le co-auteur, en passant — il a écrit :
Pendant que le régime actuel est au pouvoir, les citoyens russes ne peuvent se défendre qu'en ayant recours à des mécanismes internationaux.
C'est tout à fait vrai. Pour le prouver, j'aimerais dire que depuis 2013, la Russie est le pays qui a déposé le plus de demandes auprès de la Cour européenne des droits de l'homme.
Lorsque mon père a été assassiné, je n'avais presque aucun espoir que son meurtre soit élucidé en Russie. Malheureusement, à ce jour, mes attentes se sont avérées vraies. J'ai commencé à me tourner vers les mécanismes internationaux pour au moins exercer un contrôle sur l'enquête concernant le meurtre de mon père, et j'ai constaté que ces mécanismes sont peu nombreux dans le monde. Même ceux auxquels on peut avoir recours, comme celui de rapporteur spécial au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe — il s'agit d'un mécanisme de contrôle — peuvent être très difficiles à appliquer. On parle de realpolitik lorsque les politiciens se montrent réticents à agir même dans les cas de violations des droits de la personne en Russie.
Voilà pourquoi cela permet au gouvernement russe de faire entrave à l'enquête sur l'assassinat le plus médiatisé dans l'histoire de la Russie moderne et d'accorder l'impunité à ceux qui pourraient être impliqués dans ce crime, en plus d'encourager ce type de comportement criminel.
À titre personnel, je me consacre à mener une enquête rigoureuse sur l'assassinat de mon père. Je crois fermement qu'il faut accroître le nombre de mécanismes internationaux pour obliger les autorités russes à rendre des comptes et pour les traduire en justice, faute de quoi, les graves violations des droits de la personne persisteront en Russie. Je ne vous parle par seulement des prisonniers politiques — selon Memorial, nous avons 53 prisonniers politiques — mais aussi des assassinats. Si on ne résiste à aucun échelon, la situation en Russie empirera davantage.
Merci.
Vladimir Kara-Murza, coordonnateur d'Open Russia et leader adjoint du Parti de la liberté du peuple, à titre personnel : Merci beaucoup de me donner l'occasion de témoigner devant vous aujourd'hui.
Il y a 25 ans, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l'OSCE, dont font partie la Russie et le Canada, adoptait le Document de Moscou, qui confirmait que les droits de la personne ne sont pas une « affaire intérieure », mais sont assujettis aux obligations internationales des États membres. Le gouvernement de Russie, sous Vladimir Poutine, a bafoué ces obligations dans des domaines fondamentaux de la dimension humaine.
Les élections sont devenues un rituel, vide de sens, de confirmation des dirigeants en place. Les candidats de l'opposition sont systématiquement rayés des listes de candidats, le processus électoral est marqué par l'intimidation administrative, un parti pris insurmontable chez les médias et l'omniprésence de la fraude. À titre d'exemple, selon des estimations indépendantes, 14 millions de votes ont été détournés en faveur du parti de Vladimir Poutine lors des dernières élections parlementaires, en 2011.
Le parlement russe est depuis plus d'une décennie une institution décorative vide de toute véritable opposition, où la discussion n'a pas sa place, comme le disait hélas son propre président.
Aujourd'hui, ces remarques s'appliquent telles quelles aux principaux organes de presse de Russie. Une fois les réseaux de télévision indépendants fermés ou repris par l'État pendant les premières années du régime Poutine, la machine à propagande du Kremlin a fait des ondes de Russie un porte-voix pour fulminer contre les « ennemis extérieurs », comme les pays occidentaux et, plus récemment, l'Ukraine, et contre ses opposants politiques au pays, qu'elle traite d'« agents étrangers » et de « traîtres ».
Aujourd'hui, bon nombre des opposants au régime sont, en fait, derrière les barreaux. Comme Zhanna l'a mentionné, selon Memorial, une société russe de défense des droits de la personne, il y a en ce moment 53 prisonniers politiques en Russie. C'est selon la norme élevée définie par la Résolution 1900 de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. On compte parmi eux les partisans de l'opposition emprisonnés lors de la regrettable affaire Bolotnaya pour avoir protesté contre l'investiture de Poutine, en mai 2012; Oleg Navalny, le frère du militant anticorruption Alexei Navalny qui, grosso modo, est tenu en otage; Alexei Pichugin, le dernier otage de l'affaire Yukos; le politicien de gauche Sergueï Udaltsov; l'activiste démocrate de Moscou Ildar Dadin, récemment condamné à trois ans de prison pour avoir préparé des manifestations d'une seule personne dans la rue. Il a été le premier à être condamné en vertu d'une nouvelle loi qui vise ces types de manifestations.
Mais bien sûr, la disqualification de la liste des candidats, la diffamation dans les médias dirigés par l'État, et même l'incarcération ne sont pas les plus grands dangers qui planent sur les opposants à Vladimir Poutine.
Comme vous le savez très bien, le 27 février 2015, le chef de l'opposition pro-démocratique russe, l'ex-vice-premier ministre Boris Nemtsov, a été assassiné sur le pont Bolchoï-Moskvoretsky, à deux pas du Kremlin, tandis qu'il rentrait chez lui. Pourtant, c'est probablement l'un des districts les mieux gardés et surveillés non seulement à Moscou, mais dans toute l'Europe.
Boris Nemtsov était l'opposant le plus solide, le plus visible et le plus efficace au régime Poutine. Son meurtre a laissé un vide énorme au sein du mouvement démocratique russe. C'est ce dont témoignent les dizaines de milliers de personnes qui ont défilé au cœur de Moscou, il y a deux samedis, pour marquer le premier anniversaire de sa mort.
J'ai moi-même beaucoup de chance de m'adresser à vous aujourd'hui. En mai dernier, j'ai sombré dans le coma après un empoisonnement grave, d'origine inconnue, qui a entraîné la défaillance de beaucoup de mes organes vitaux. Des analyses ont révélé une concentration anormalement élevée de métaux lourds dans mon sang, et les experts médicaux ont dit à ma femme qu'ils estimaient mes chances de survie à 5 p. 100. Je suis donc très heureux d'être parmi vous aujourd'hui. Il s'agissait d'un empoisonnement délibéré, cela ne fait aucun doute dans mon esprit. On voulait me tuer en raison de mes activités politiques et fort probablement à cause de ma participation à la campagne d'appui à la loi Magnitski.
Comme vous le savez, cette loi adoptée aux États-Unis en 2012 a établi un extraordinaire précédent : elle a instauré pour la première fois la responsabilité personnelle en matière de violation des droits de la personne. Ce ne sont pas des sanctions contre un pays ou un gouvernement. Elle prévoit des sanctions contre les personnes jugées responsables de corruption et de violation des droits de la personne. C'est en vertu de cette loi qu'ont été imposées des mesures ciblées, comme des sanctions sur les visas et le gel des avoirs, aux gens mêlés à l'arrestation, à la torture et à la mort de Sergueï Magnitski, un avocat moscovite dont Bill Browder vous parlera plus en détail dans une minute, qui avait mis au jour une escroquerie fiscale massive à laquelle ont participé des représentants de l'État. Ces mêmes personnes l'ont arrêté et ont causé sa mort.
Cette loi cible également les personnes qui violent gravement les droits de la personne dans la Fédération russe. C'est une loi honorable et très pro-russe qui met fin à l'impunité de ceux qui violent les droits et pillent les ressources des citoyens russes par de la corruption officielle.
C'est aussi une loi très efficace. Malgré toutes les similitudes que l'on constate entre l'ère soviétique et la Russie actuelle de Vladimir Poutine — il y a beaucoup de grandes similitudes, comme les prisonniers d'opinion politique, la fraude électorale, la propagande dans les médias et la censure —, il y a entre les deux une grande différence : ils faisaient taire la dissension et persécutaient leurs opposants, mais les membres du politburo soviétique ne se tournaient pas vers l'Occident pour y placer leur argent, y faire instruire leurs enfants ou y acheter des biens immobiliers. Or, c'est ce que font actuellement bon nombre de représentants de l'État et d'oligarques liés au Kremlin. Ce règne du « deux poids, deux mesures » ne peut plus durer. Ceux qui foulent aux pieds les normes les plus fondamentales du monde libre ne devraient pas profiter de ses privilèges.
En décembre 2012, Boris Nemtsov et moi avons publié une lettre dans le journal canadien The National Post, que Zhanna vient de mentionner. Elle s'intitulait « Standing up for Freedom in Russia ». Dans ce texte, nous demandions au Parlement du Canada d'adopter sa propre loi Magnitski. En voici un extrait traduit :
Le Canada a l'occasion de prendre les rênes — comme il l'a fait lors de la création de la Déclaration universelle des droits de l'homme — en adoptant les mesures législatives Magnitski.
[...] C'est à nous et à nous seuls qu'il appartient d'instaurer le changement démocratique dans notre pays. Cependant, si le Canada veut exprimer sa solidarité envers le peuple russe et soutenir les valeurs universelles de la dignité humaine, ce qu'il peut faire de mieux consiste à signifier aux escrocs et aux profiteurs du Kremlin qu'ils ne sont plus les bienvenus.
C'est ce message que je désire répéter devant vous aujourd'hui. J'espère que nos amis et les partenaires de l'OSCE au Canada prendront des mesures pour supprimer l'impunité des escrocs et des profiteurs. Appuyons cette loi en souvenir de Sergueï Magnitski et en souvenir de Boris Nemtsov.
Merci beaucoup encore une fois. Je suis tout disposé à répondre à vos questions.
William Browder, directeur de la campagne internationale Justice pour Sergueï Magnitski et auteur de Red Notice, à titre personnel :Madame la présidente, mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie infiniment de garder cette question d'actualité. Je travaille à essayer d'obtenir justice pour Sergueï Magnitski depuis six ans et demi, soit depuis qu'il a été tué dans une prison de Moscou. Je suis très reconnaissant envers le Sénat du Canada de se joindre à mes efforts en ce sens.
Nous avons déjà décrit toutes les horreurs qui sont arrivées à Sergueï, donc je ne les répéterai pas aujourd'hui. Mes collègues vous ont dit que la situation en Russie ne s'améliore pas et qu'elle empire, même. Tous les arguments qui pesaient en faveur d'une loi Magnitski auparavant sont encore plus forts et plus convaincants aujourd'hui.
J'ai comparu ici en mars 2015, sous le règne du gouvernement précédent. Avec Irwin Cotler et diverses autres personnes, nous nous sommes rendus au Sénat et à la Chambre des communes pour déposer et faire adopter une résolution de manière non partisane et multipartite, afin de demander au gouvernement d'imposer des sanctions Magnitski comme le gel des actifs, les interdictions de visa et la publication des noms des personnes impliquées dans le meurtre de Sergueï et d'autres violations des droits de la personne en Russie.
En résultat, le gouvernement précédent nous avait promis de proposer des modifications à la loi Magnitski actuelle. Pour ce faire, il nous a proposé une modification à la Loi sur les mesures économiques spéciales, la LMES, afin d'y inclure des dispositions prévoyant des sanctions telles que celles que je viens de mentionner, pour les graves violations des droits de la personne, parce que la loi actuelle ne prévoit rien de tel. J'ai rencontré des représentants du ministère des Affaires étrangères pour en discuter en détail. Tout avançait rondement, mais malheureusement, le mandat du gouvernement a pris fin avant qu'il ne puisse terminer cette loi.
Avec mes collègues du Canada qui appuient la loi Magnitski, je suis donc allé rencontrer les dirigeants de chaque parti politique lors la dernière campagne électorale, pour leur demander quelle serait leur position s'ils formaient le nouveau gouvernement et ce qu'ils feraient de la loi Magnitski. Tous les partis politiques (les conservateurs, les libéraux et le NPD) se sont engagés à mettre en œuvre des sanctions Magnitski s'ils étaient élus.
Les élections ont eu lieu et comme vous le savez, les libéraux forment désormais le gouvernement. Je reviens donc au Canada afin de demander au nouveau gouvernement de respecter sa promesse. J'ai beaucoup d'expérience de travail avec beaucoup de gouvernements dans le monde, et il arrive parfois que les gens se comportent différemment de ce qu'ils disaient en campagne électorale une fois qu'ils sont au pouvoir.
J'espère vivement que notre présence ici aujourd'hui rappellera cette promesse à tous. Je demanderais au Sénat, dont le rôle n'est pas aussi politique que celui de la Chambre des communes, de nous aider et d'aider les Russes à faire en sorte que la loi Magnitski voie le jour.
Je crois que nous n'avons même pas besoin de défendre plus longtemps les mérites de cette loi, puisque vous en convenez tous. Il faut seulement déterminer comment procéder maintenant. J'espère que les personnes présentes ici aujourd'hui pourront m'aider et nous aider à faire de ce projet une réalité.
Merci beaucoup.
La présidente : Merci, monsieur Browder.
J'ai quelques questions à vous poser, mais je vais attendre à la fin.
Je ferai seulement une observation, monsieur Browder : lors de votre dernière visite au Sénat, vous avez appris que le Sénat ne fonctionne pas de la même manière que la Chambre des communes. Comme vous le savez, nous avons des règles et des procédures différentes, même si nous partageons le même objectif, celui d'examiner les lois en profondeur et de mettre les sources de préoccupation en lumière. Nous avons les mécanismes nécessaires pour agir comme la Chambre, mais nos règles et procédures diffèrent un peu, parce que nous sommes une chambre de la continuité plus qu'autre chose.
Je suis consciente du fait que nous avons reçu une motion, et j'en reparlerai à la fin de la séance. Entre-temps, je cède la parole au vice-président du comité, le sénateur Downe, qui a quelques questions à poser.
Le sénateur Downe : Avant de commencer, j'aimerais souligner la présence parmi nous d'Irwin Cotler, ancien ministre et renommé défenseur des droits de la personne au Canada et dans le monde. Je vous remercie de votre présence ici aujourd'hui, Irwin.
Les témoins savent peut-être que notre présidente, jusqu'à tout récemment du moins, n'avait pas la permission de se rendre en Russie, une interdiction qu'elle considérait un peu comme un honneur, j'ajouterais.
Monsieur Browder, je sais que vous êtes à Londres. Aux autres témoins : avez-vous la permission de retourner en Russie, bien que vous n'y soyez probablement pas en sécurité? Avez-vous l'autorisation d'y entrer?
M. Kara Murza : Je vis et je travaille à Moscou.
Mme Nemtsova : Je suis autorisée à m'y rendre, mais je vis en Allemagne. Je suis une citoyenne russe. Je ne suis pas persécutée en Russie. Je ne fais l'objet d'aucune accusation criminelle, donc je peux m'y rendre.
Le sénateur Downe : Évidemment, j'appuie le projet de loi.
J'ai lu votre livre, monsieur Browder, qui est non seulement excellent, mais très troublant. Vous indiquez à quel point la situation empire en Russie. Premièrement, quel serait l'objectif ultime, à votre avis, pour ce qui est des progrès attendus dans ce pays?
Deuxièmement, je comprends ce que vous essayez de faire au Canada, et je vous appuie, je le répète, mais il n'en demeure pas moins que le Canada est un petit acteur dans tout cela. Comment vous en tirez-vous en Europe? Comment votre campagne progresse-t-elle en Europe? Je présume que la plupart des Russes qui ont des avoirs à l'étranger les détiennent dans des pays européens.
M. Browder : La situation est complexe en Europe. L'Union européenne se compose de 28 pays. Certains d'entre eux partagent vivement notre sentiment, alors que d'autres moins, pour toutes sortes de raisons. Il est plus compliqué de faire adopter le modèle de la loi Magnitski en Europe.
Cela dit, je ne crois pas que le Canada soit un petit acteur. Le Canada joue même un rôle intéressant dans cet exercice. Les États-Unis ont été le premier pays à adopter une loi Magnitski, et ils l'ont fait sans ambages, de manière très efficace. Grâce à la loi Magnitski, toutes les victimes de violation des droits de la personne peuvent aller raconter leur histoire à Washington. Il est possible que les procureurs américains soient ajoutés à la liste Magnitski.
Cependant, il y a des gens en Europe qui ne veulent absolument pas imiter les Américains pour quoi que ce soit, pour diverses raisons. C'est là où le Canada entre en jeu. Il existe un sentiment anti-américain dans le monde, mais il n'y a pas de sentiment anti-canadien. Le Canada joue un rôle symbolique très puissant, qui pourrait à mon avis créer l'impulsion nécessaire pour faire de cette loi une réalité dans le monde.
Le Canada est privilégié, tant sur le plan géographique que sur le plan des affaires. Les Russes ne peuvent pas exercer énormément d'influence contre vous, puisqu'ils ne peuvent pas vous bloquer l'accès au gaz et qu'il n'y a pas énormément de commerce entre les deux pays. Cette mesure ne vous coûterait donc pas très cher, mais elle aurait un avantage moral symbolique énorme. C'est pourquoi je suis venu ici il y a une dizaine de jours, je suis ici aujourd'hui et je suis prêt à revenir aussi souvent que nécessaire pour raconter cette histoire et convaincre les législateurs canadiens de faire de ce projet une réalité.
Je dirai une dernière chose. Vous nous demandez si la situation empire. Avant, Poutine avait une entente avec tout le monde en Russie, selon laquelle comme le prix du pétrole dépassait les 100 $ le baril, les gens pouvaient conserver un bon niveau de vie tant qu'ils ne se mêlaient pas des questions de droits de la personne, de la politique, de la Tchétchénie ni d'autres questions d'intérêt politique. Les gens étaient prêts à l'accepter. Mais aujourd'hui, le pétrole ne coûte plus que 30 ou 40 $ le baril, si bien qu'il ne peut plus leur offrir d'argent en échange de leur silence. Sa seule autre option est la répression. Ainsi, le niveau de répression observé en Russie prend des proportions exponentielles, de tous les points de vue. Si la protection d'une loi Magnitski était déjà nécessaire avant, comme petit coup de pouce de l'extérieur pour limiter les violations des droits de la personne, si nous en avions déjà besoin en 2012, ce besoin a explosé en 2016.
La présidente : J'ai une longue liste, donc je vais favoriser les questions courtes et des réponses peut-être un peu plus efficaces pour que tout le monde ait la chance de prendre la parole.
La sénatrice Ataullahjan : Je vous remercie de votre exposé et de votre courage pour regarder cette question d'actualité.
J'ai lu votre lettre d'opinion ce matin dans l'un de nos journaux nationaux, Vladimir Kara-Murza, et je sais que vous êtes le coordonnateur de Russie ouverte, un organisme visant à promouvoir les travaux de la société civile russe et des défenseurs de la démocratie. Quel rôle la société civile joue-t-elle et y sentez-vous du découragement? La société civile se décourage-t-elle, compte tenu du fait que la situation empire et que plus personne ne se sent en sécurité? Est-ce décourageant pour les gens ou sont-ils toujours prêts à sortir dans les rues pour appuyer la cause?
M. Kara-Murza : Je vous remercie beaucoup de cette question, sénatrice.
Je voyage beaucoup en Russie. Je vis à Moscou, mais je me rends dans différentes régions et différentes villes pour rencontrer toutes sortes de personnes. Malgré la propagande massive, la répression massive, l'intimidation exercée par les autorités, il y a aujourd'hui beaucoup de gens en Russie qui sont mécontents de l'orientation que ce régime fait prendre à notre pays. À mon avis, cette orientation ne peut nous mener qu'à l'impasse : à l'isolement international, au ralentissement économique et à l'autoritarisme politique. Il y a beaucoup de gens en Russie qui le comprennent et qui veulent que les choses changent.
Bien sûr, il y a un certain découragement, et les autorités font tout ce qu'elles peuvent pour l'accentuer et favoriser l'apathie. Elles seraient bien contentes si nous faisions tous nos bagages pour partir, parce qu'il y aurait moins de trouble-fêtes en Russie, de leur point de vue.
L'assassinat de Boris Nemtsov visait notamment à envoyer un message à la population. Si les autorités peuvent accorder ce genre de traitement au chef de l'opposition, à l'extérieur des murs du Kremlin, elles peuvent faire n'importe quoi à n'importe qui. C'était le message.
Mais nous ne l'écouterons pas. Nous ne ferons pas nos bagages. Nous ne partirons pas. Nous n'abandonnerons pas la Russie, parce que c'est notre pays et que si nous voulons qu'il ait des perspectives d'avenir, si nous voulons qu'il ait un avenir démocratique normal en Europe, nous devons continuer de nous battre, et nous continuerons de le faire.
Je me rappelle toujours des mots du célèbre dissident de l'ère soviétique Vladimir Boukovsky. Il a dit que le plus surprenant, au sujet de la Russie, c'est peut-être qu'à toutes les périodes de notre histoire, malgré les mesures de répression sévères, malgré toutes les pressions négatives, il y a toujours en Russie des personnes prêtes à se tenir debout, pour notre dignité, pour notre honneur, pour nos droits et pour notre liberté. C'est toujours vrai aujourd'hui, et je pense que c'est le meilleur espoir de notre pays.
Le sénateur D. Smith : Je vais prendre une minute pour dire que je suis allé en Russie pour la première fois en 1969. J'y suis retourné à six ou sept reprises depuis, pour défendre diverses causes, dont l'une pour laquelle nous avons connu beaucoup de succès. Je n'entrerai pas dans les détails, mais c'était au début des années 1980, quand nous avons réussi à convaincre les Soviétiques qu'ils devaient, en vertu de l'Accord de Helsinki, autoriser les Juifs qui vivaient en Russie à immigrer directement en Israël. Abba Eban a tenu cette énorme conférence quelques mois plus tard, où j'étais conférencier principal. Nous avons donc réussi dans ce cas-là.
Certains d'entre vous vivez en Russie. Dans quelle mesure le public est-il conscient de la situation? Est-ce qu'on en entend parler dans les médias, y a-t-il une grande conscientisation? Tenez-vous des manifestations? Les gens se font-ils arrêter s'ils y participent? Que faites-vous en Russie pour transmettre le message aux Russes et comment l'opinion publique réagit-elle? L'opinion publique est-elle sympathique à votre cause?
M. Kara-Murza : Je vous remercie beaucoup de cette question très importante.
Oui, la population est au courant, et c'est en partie l'intention du régime. Les autorités veulent que la population le sache. Elles veulent que les gens sachent que si on sort manifester et qu'on participe à la vie civique et politique, on sera puni.
Encore une fois, aucun message ne pourrait être plus fort et plus clair que l'assassinat du chef de l'opposition à l'endroit où il a été assassiné et cela, à tous les niveaux hiérarchiques. Il y a chaque jour des histoires d'incarcérations et de diffamation dans les médias d'État. C'est le message que les autorités veulent véhiculer : si vous osez vous mouiller, vous en paierez le prix.
Malgré tout, beaucoup de personnes en Russie sont mécontentes et sont prêtes à se mouiller.
Malgré le climat actuel d'intimidation et, de bien des façons, l'apathie et le cynisme, nous avons organisé il y a deux samedis une grande manifestation à Moscou à la mémoire de Boris Nemtsov, mais aussi à l'appui de la Russie libre et démocratique à laquelle il aspirait et à laquelle il a donné sa vie. Il y a des dizaines de milliers de personnes qui sont venues y participer malgré tout.
Comme vous êtes déjà allé à Moscou, vous connaissez les lieux : nous sommes partis du carré Pouchkine, sommes descendus le long de l'Anneau des boulevards, pour remonter le long de l'avenue Sakharov. Il y a un endroit, quand on descend, puis qu'on recommence à monter, où l'on peut s'arrêter et se retourner pour profiter de la vue. On y voit l'Anneau des boulevards, qui descend, puis remonte, et l'on peut voir s'il y a beaucoup de monde. C'est l'endroit auquel Boris Nemtsov lui-même recommandait à tout le monde de s'arrêter une minute pour voir si nous étions nombreux.
La dernière fois que j'avais emprunté cet itinéraire, c'était en septembre 2014, dans le cadre de la marche pour la paix, qui était la marche contre la guerre de Poutine contre l'Ukraine, et des dizaines de milliers de Russes y avaient participé. Je me rappelle qu'il s'était arrêté à cet endroit. Il nous avait demandé de regarder derrière nous, et il y avait une mer de monde.
Nous avons fait la même chose le 27 février. Nous nous sommes arrêtés à cet endroit. Nous nous sommes retournés, il y avait une mer de monde en bas, en haut, malgré la répression, malgré la diffamation, malgré l'intimidation.
Mme Nemtsova : Je m'excuse de vous interrompre. J'aimerais vous donner quelques chiffres.
Les Russes connaissent le pays dans lequel ils vivent. Par exemple, dans un sondage récent, on a demandé aux gens s'ils croyaient que l'affaire de l'assassinat de mon père serait un jour totalement résolue, et 50 p. 100 ont répondu que non. En Russie, la population comprend qu'il n'y a pas de justice en Russie.
Ensuite, au sujet de la situation politique, le Centre Levada, l'une des organisations les plus fiables, a récemment mené un autre sondage. Il a demandé aux gens s'ils avaient peur d'exprimer ouvertement ou publiquement leurs points de vue sur la situation politique actuelle en Russie, et 26 p. 100 des répondants ont dit « oui, nous avons peur de dire ouvertement ce que nous pensons ». Cela signifie qu'on ne peut pas comprendre ce qui se passe dans la société russe, parce que le tiers de la population a peur de s'exprimer.
Le sénateur D. Smith : Je dois dire que je suis très impressionné que vous soyez ici. Vous retournerez en Russie, où vous vivez. À votre retour, est-ce qu'on vous transmettra le message que si vous n'arrêtez pas, vous en paierez le prix, ou agissez-vous sans peur? J'ai vraiment beaucoup de respect pour cela, mais je serais curieux de savoir à quel point vous vous sentez à l'aise de diffuser votre message et si à un moment donné, ils risquent de faire quelque chose contre vous.
M. Kara-Murza : Eh bien, ils m'ont bien fait comprendre le message l'an dernier, et je ne serais même pas supposé être ici, selon leurs desseins.
Le sénateur D. Smith : Je suis bien content que vous soyez ici.
M. Kara-Murza : Mais je suis là, et je ne partirai nulle part. Bon nombre de mes amis et collègues qui font eux aussi partie du mouvement d'opposition démocratique en Russie ne partiront pas. C'est ce qu'ils voudraient : ils voudraient que nous arrêtions tout, que nous abandonnions et que nous les laissons faire tout ce qu'ils veulent, mais nous ne leur ferons pas ce plaisir.
Nous savons que c'est une vocation risquée et dangereuse que de s'opposer au régime de M. Poutine. Nous y avons déjà perdu trop de nos amis. Littéralement, je veux dire, ils sont morts. Nous avons des dizaines d'amis en prison. Nous savons que c'est dangereux, mais nous savons aussi que notre pays n'aura aucun avenir si nous ne faisons rien, donc nous continuerons de nous battre.
Le sénateur D. Smith : Je vous félicite de votre courage, et si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous aider, je vous appuie.
Le sénateur Dawson : Oui, si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous aider... Je pense que c'est un très bon exemple. Il y a un député membre du comité de la Chambre des communes des affaires étrangères qui était ici il y a quelques minutes, Michael Levitt. Je pense qu'il essaie humblement de chausser les souliers d'Irwin Cotler, ce qui constitue tout un défi.
Il y a là une occasion à saisir, parce que je pense que les deux partis et les deux chambres vous appuient. Je pense que si nos comités des affaires étrangères s'unissaient de manière informelle sur cette question, nous pourrions avoir une incidence médiatique beaucoup plus grande que si notre simple comité essaie de faire quelque chose, si l'autre comité essaie de faire quelque chose ou si Irwin, malgré tout le respect que je lui dois, fait le tour de la Colline pour vous appuyer. Je pense que nous pourrions organiser une rencontre conjointe informelle. C'est plus une affirmation qu'une question. J'ai fait partie du caucus avec Irwin Cotler il y a quelques années. J'ai déjà été exclu de meilleurs endroits, mais nous avons été exclus de ce caucus, donc nous n'avons pas de relation officielle avec l'autre caucus à l'échelle nationale.
Comme vous le savez, le gouvernement a un programme chargé, certains élus sont même au sud de la frontière aujourd'hui. Ils ont beaucoup de défis à relever, donc si nous ne sommes pas créatifs, si nous ne faisons rien qui ressort du lot, nous ne serons pas entendus.
Ce n'est pas une question. Je veux surtout vous réitérer mon appui, et j'espère que cet appui est le plus bipartisan possible au Sénat, et bicaméral aussi, puisque les deux chambres pourraient s'unir pour vous appuyer.
C'était ma question qui était plutôt une affirmation.
La présidente : Vous devez avoir écouté aux portes du comité de direction. Nous parlerons plus tard des mesures que nous proposons, mais nous devons d'abord entendre ce que chacun a à dire, par souci d'équité.
Le sénateur Ngo : Le Canada a imposé des sanctions à la Russie pour son invasion récente de la Crimée. À votre avis, ces sanctions contre la Russie ont-elles un effet tangible?
M. Browder : Les sanctions actuellement en vigueur s'appliquent aux activités externes du régime de Poutine en Ukraine, et elles sont très efficaces. Je dirais que ces sanctions embêtent beaucoup M. Poutine et qu'elles doivent absolument être respectées et maintenues, quelles que soient les pressions que M. Poutine exerce sur les pays étrangers pour qu'ils les lèvent.
Les sanctions dont nous vous parlons aujourd'hui seraient des sanctions contre le comportement de Poutine en Russie. Pour ses activités à l'extérieur du pays, il y a déjà des sanctions efficaces qui s'appliquent, et je pense qu'elles fonctionnent hors de tout doute.
Cependant, le Canada n'impose aucune sanction pour des atrocités comme les meurtres de Boris Nemtsov et de Sergueï Magnitski, l'empoisonnement de Vladimir Kara-Murza l'an dernier et la prise en otage injuste de Nadia Savchenko en Russie. Le Canada n'applique aucune sanction, il n'impose aucune conséquence pour ces activités.
Beaucoup de gens me demandent : « Que pouvons-nous faire en Occident, de l'extérieur de la Russie, pour aider la société civile russe, l'opposition russe et la démocratie? » Les Russes ne vous demandent qu'une chose, c'est-à-dire de créer des conséquences aux mesures de répression terribles qui ont cours en Russie.
Quand Boris Nemtsov était là, il était là pour défaire un énorme mythe que les Russes ont créé, selon lequel les sanctions Magnitski seraient anti-russes. Boris Nemtsov a dit à l'Occident : « Non, ce n'est pas vrai. Ces sanctions sont pro-russes. Nous ne voulons pas que des personnes qui bafouent les droits de la personne oppriment le peuple russe, s'enrichissent, pour ensuite aller aux États-Unis, au Canada, en France et en Angleterre. »
Je tiens vraiment à établir une distinction entre des sanctions contre des activités extérieures, et il y en a déjà qui s'appliquent, et des sanctions contre la répression interne. Il n'existe encore aucune sanction de ce genre qui serait imposée par le Canada. C'est là où nous voulons vous mener.
Mme Nemtsova : Je pense que vous voulez parler de sanctions économiques générales et de sanctions technologiques. Il y a deux perspectives.
Premièrement, ces sanctions contribuent à prévenir d'autres violences dans l'Est de l'Ukraine. Je pense qu'elles sont très efficaces en ce sens. Notre gouvernement a constaté une réaction très ferme de la part des pays occidentaux, si bien qu'il a évité une guerre à grande échelle dans l'Est de l'Ukraine, bien qu'il y ait toujours de la violence.
Deuxièmement, ces sanctions, conjuguées à la chute du prix du pétrole, ont un effet profond sur l'économie russe. Le deuxième facteur en importance dans la crise qui frappe l'économie russe est bien sûr les sanctions qui lui sont imposées, et c'est pourquoi nos dirigeants nationaux (je veux dire par là le premier ministre de Russie) essaient d'exhorter les pays occidentaux à lever ces sanctions.
Bien sûr, c'est très difficile pour les citoyens russes, parce qu'elles ont beaucoup d'effets économiques, mais en même temps, elles arrêtent la guerre dans l'Est de l'Ukraine. C'est, à mon avis, le principal résultat de ces sanctions.
Le sénateur Ngo : Le cas échéant, que recommandez-vous au Canada, quelles mesures le Canada devrait-il prendre?
M. Kara Murza : Eh bien, ma principale recommandation serait de signifier à tous ceux qui commettent des meurtres, de la torture, des violations des droits de la personne et de la corruption qu'ils ne seront pas les bienvenus ici, dans votre pays. Ils ne seront pas les bienvenus avec leur argent amassé salement, ils ne seront pas les bienvenus dans le système bancaire et ils ne recevront pas de visas. C'est le message le plus important possible.
Encore une fois, je le répète, les États-Unis ont établi un précédent unique en adoptant cette loi Magnitski qui établit la responsabilité personnelle des violations des droits de la personne. Ceux et celles qui les commettent doivent en assumer la responsabilité. Un jour, nous obtiendrons justice pour ces personnes en Russie, mais pour l'instant, il n'y a pas de primauté du droit, d'institutions démocratiques, ni de système judiciaire fonctionnel en Russie. Nous sommes toutefois membres de l'OSCE, tout comme vous, et selon les règlements de l'OSCE, les questions de droit de la personne concernent le monde entier. C'est pourquoi nous vous demandons de dire à ces gens qu'ils ne sont pas les bienvenus ici. C'est la seule chose que nous vous demandons.
Le sénateur Wells : Je vous remercie d'être ici et de votre travail sans relâche sur cette cause.
Monsieur Browder, nous nous sommes parlé il y a quelques semaines, et pendant nos discussions sur les mesures à prendre pour répondre à votre demande, vous avez dit que vous rencontreriez prochainement des hauts fonctionnaires ou des représentants du cabinet du ministre d'Affaires mondiales Canada. Vous sentez-vous à l'aise de nous parler de cette rencontre et de la position de cette partie du Parlement du Canada.
M. Browder : Pour mettre tout le monde ici présent en contexte, je suis venu ici il y a deux semaines. Permettez-moi de récapituler un peu.
Dès que le nouveau gouvernement a été constitué, j'ai demandé à Irwin Cotler si je devais me présenter dès le lendemain pour que tout le monde tienne sa promesse d'adopter une loi Magnitski. Il m'a dit : « Non, Bill, attendez que tout le monde soit nommé, que les comités soient formés et que tout le monde sache qui est où. » Il m'a demandé d'attendre jusqu'à il y a deux semaines, et je n'en pouvais plus. Je suis donc venu pour quatre jours de rencontres avec de nombreux sénateurs, députés et représentants du gouvernement. En résumé, je peux vous dire qu'il y a unanimité absolue pour continuer d'appuyer l'adoption d'une loi Magnitski dans les institutions parlementaires. Personne, ni au Sénat ni à la Chambre, n'avait changé d'avis; je dirais même que leurs opinions étaient encore plus fortes.
Je ne dirais pas que je n'ai pas senti l'appui d'Affaires mondiales et de votre ministre des Affaires étrangères. C'est seulement qu'au cours des rencontres que nous avons eues, ils ne m'ont pas indiqué leur position. Je m'attendais à ce qu'ils me disent : « Voici le plan de match et les mesures que nous prendrons pour y arriver. » Ce n'est pas ce que j'ai entendu. Je ne sais pas si c'est parce qu'ils n'ont pas encore convenu des mesures à prendre ou si c'est parce qu'il y a quelqu'un ou plusieurs personnes dans l'organisation qui n'osent pas aller de l'avant.
Je suis prêt à laisser le bénéfice du doute à tout le monde, mais à ce stade-ci, le gouvernement devrait déposer un projet de loi gouvernemental et un plan gouvernemental afin de modifier la Loi sur les mesures économiques spéciales pour y inclure des sanctions Magnitski, et je n'ai pas entendu de propositions en ce sens. Je n'ai pas entendu parler d'un plan de match ni d'un échéancier, comme nous l'espérions.
Le sénateur Wells : Monsieur Browder, pour le groupe et pour le compte rendu, pouvez-vous nous dire quel engagement le gouvernement actuel a pris pendant la campagne électorale de M. Trudeau à ce sujet?
M. Browder : En campagne électorale, le Parti libéral, le Parti conservateur, comme le Nouveau Parti démocratique se sont tous engagés, dans l'éventualité où ils formeraient le gouvernement, à imposer des sanctions Magnitski, ce qui signifierait de mettre en place des modifications législatives ou de proposer une nouvelle loi, afin de nommer publiquement les personnes visées, de leur imposer des interdictions de visas et de geler leurs avoirs au Canada. C'est ce qu'avait promis le Parti libéral avant d'être élu à la tête du gouvernement.
La sénatrice Cordy : J'ai parlé à des parlementaires des pays baltes. Ils expriment beaucoup les mêmes préoccupations que vous, parce que les médias russes sont diffusés dans leurs pays. Ils partagent vos préoccupations à l'égard de la propagande diffusée sur leurs ondes.
M. Poutine prévoit-il rester en poste à vie? Est-ce son plan? Compte-t-il rester encore quelques années seulement, pour continuer de diriger dans l'ombre, comme la dernière fois, et revenir? En a-t-il donné des indices? Est-ce qu'il se soucie de ce que les autres pensent?
M. Kara-Murza : Je vous remercie de cette question.
Il est difficile de savoir ce qui se passe dans l'esprit d'une personne qui a prouvé... Je n'ai pas de manière très diplomatique de le dire. La réponse à cette question est oui, il veut rester en poste à vie. Cela ne fait aucun doute, parce que je pense qu'il se rend très bien compte du fait qu'il n'aura pas de retraite heureuse après tout ce qu'il a fait et tout ce qui est arrivé dans notre pays depuis 16 ans. Il est au pouvoir depuis 16 ans, c'est presque une entière génération. Il prévoit y rester jusqu'à la fin de sa vie, mais heureusement, il n'en tient pas qu'à lui. Je pense qu'il n'y a pas un dictateur dans l'histoire du monde qui ait déjà prévu démissionner, mais il y en a beaucoup qui ont été forcés de le faire. Je pense que c'est ce qui arrivera aussi à M. Poutine, et le plus tôt, le mieux pour notre pays, pour que cesse tout le tort que ce régime a causé à notre pays. Il en a déjà causé beaucoup, donc nous aurons déjà fort à faire au gouvernement russe d'après-Poutine pour essayer de réparer les pots cassés. Le plus vite il partira, le mieux ce sera.
Le régime actuel, le Kremlin, aime nous accuser, l'opposition, d'être des « révolutionnaires ». Il a créé un mouvement pro-Kremlin de fiers-à-bras pro-Poutine qui défilent dans les rues de Moscou. Ils s'appellent le mouvement anti-Maïdan. Ils essaient de dire que nous, l'opposition, essayons de causer une révolution en Russie. Pourtant, s'il y a un groupe qui prépare une révolution en Russie, c'est bien celui qui occupe actuellement le Kremlin. Rien n'est éternel, et M. Poutine ne l'est pas non plus. Si un groupe détruit les institutions démocratiques et le processus électoral authentique, s'il détruit toutes les manières constitutionnelles de changer le gouvernement ou même d'exprimer son opposition contre le gouvernement, alors c'est lui qui fomente la révolution. Je pense que les plus grands révolutionnaires dans notre pays aujourd'hui se trouvent au Kremlin.
La sénatrice Cordy : Le gouvernement fait-il semblant d'enquêter sur les méfaits ou les assassinats comme celui de M. Nemtsov? Prétend-il même qu'il mène enquête ou balaie-t-il tout cela du revers de la main?
Mme Nemtsova : Il prétend avoir résolu ce crime. À l'heure actuelle, cinq suspects, qui sont très probablement les hommes chargés de déclencher l'attaque, sont en détention en attente d'un procès. L'enquête est dans une impasse pour ce qui est de trouver les personnes qui ont organisé, échafaudé ou commandité ce crime. Bien qu'il y ait des suspects, ils ne veulent pas les inscrire à la liste des personnes recherchées ni porter d'accusations officielles contre elles pour les traduire en justice.
L'équipe d'enquête elle-même admet qu'il y avait des organisateurs et des cerveaux derrière ce crime. L'enquête est totalement bloquée.
Il est très difficile d'exercer des pressions pour faire avancer une enquête, parce que j'utilise tous les mécanismes judiciaires à ma disposition pour le faire. Même les mécanismes de contrôle international n'arrivent à faire avancer cette enquête qu'à pas de tortue. L'idée est que cette histoire soit oubliée et ne retienne pas l'attention du public. Ce que nous faisons avec les amis de mon père et nos avocats est très difficile pour les autorités russes. Il est important de résister. Si l'on ne résiste pas, il y aura encore plus de violence.
M. . Kara-Murza : Pour ajouter quelques mots sur les enquêtes, les autorités officielles d'enquête ont lancé quelques messages ciblés. Premièrement, elles refusent systématiquement de qualifier le meurtre de Boris Nemtsov d'attentat à la vie d'un personnage public ou d'un homme d'État en vertu de l'article 277 du Code criminel russe. Elles refusent constamment d'utiliser ces termes, malgré les demandes répétées de Zhanna et de ses avocats. De fait, il y a environ quatre semaines, Alexandre Bastrykine, chef du comité d'enquête de la Fédération russe, a annoncé que le meurtre était résolu. C'est ce qu'il a dit.
Si nous en croyons la version officielle, qui fera bientôt l'objet d'un procès devant le tribunal militaire du district de Moscou, l'assassinat du chef de l'opposition russe près des murs du Kremlin a été orchestré par un chauffeur. C'est la version officielle qui sera présentée en cour. Malgré les liens évidents entre les auteurs présumés du crime qui ont été arrêtés (comme Zhanna l'a dit, ce sont cinq personnes) et le dirigeant tchétchène nommé par le Kremlin, Ramzan Kadyrov, celui-ci n'a jamais été interrogé officiellement par les enquêteurs au cours de la dernière année. Les demandes répétées pour qu'il soit interrogé ont toutes été rejetées, et il continue de proférer des menaces publiques en toute impunité contre les leaders de l'opposition. Il y a quelques semaines à peine, il a diffusé une vidéo montrant Mikhaïl Kassianov, l'ancien premier ministre de la Russie, et moi avec des fusils de tireur d'élite entrecroisés en juxtaposition. Il était écrit en commentaire : « Ceux qui n'ont pas compris comprendront. »
Nous n'entendons que des louanges à l'égard de M. Kadyrov au Kremlin. M. Poutine l'a remercié de son bon travail il y a quelques semaines. Sergueï Ivanov, chef d'état-major du Kremlin, a affirmé que les dirigeants russes n'avaient aucune question à poser à M. Kadyrov. Je pense qu'après ces déclarations, ils n'auront pas de questions non plus à poser aux dirigeants russes.
La sénatrice Ataullahjan : Est-ce que le sentiment anti-Poutine, qui domine les médias occidentaux, aide d'une quelque manière à combattre la corruption et la violence? Cause-t-il quelque tort que ce soit au Kremlin ou est-ce qu'il l'isole?
M. Kara-Murza : C'est l'action qui sera utile. Ils se fichent des mots; ils les rejettent. C'est du vent pour eux. Ils ne sont probablement pas très contents d'avoir cette réputation, mais cela ne les dérange pas vraiment. Si vous vous attaquiez à leur argent et à leurs visas, ils commenceraient à s'en soucier un peu plus. Ce sentiment pourrait se transformer en mesures concrètes, et nous espérons que ce sera le cas au Canada.
La sénatrice Ataullahjan : Vous voulez que le geste suive la parole.
M. Kara-Murza : Nous voulons des sanctions ciblées contre toute violation des droits de la personne, absolument.
La présidente : Voulez-vous ajouter quelque chose avant que je ne fasse quelques commentaires?
M. Browder : Je pense que c'est bon.
La présidente : J'ai beaucoup de questions. Je suis la situation de près. Mon vice-président voulait savoir si mon nom apparaît toujours à une certaine liste de personnes interdites d'entrée. Eh bien oui. M. Cotler et moi partageons cet honneur ou cette difficulté. Je dis souvent que ce n'est pas un honneur que d'être sur une liste noire, parce que pour moi, le lien avec le peuple russe est très important. C'est ce qu'a fait cette administration.
Je regrette que le lien avec la Russie soit rompu pour M. Cotler et moi. Cela ne veut pas dire que nous ne suivons pas de près les enjeux du peuple russe, ni que nous ne nous en soucions pas, et je ne pense pas seulement aux leaders de l'opposition, mais également à M. et Mme tout le monde en Russie. Ils méritent de connaître les faits. Ils méritent de vivre selon des normes internationales, comme nous tous.
Monsieur Browder, vous avez proposé une motion au comité de direction. Le comité de direction a décidé que comme nous avons déjà déposé une motion, il ne serait peut-être pas optimal d'en déposer une autre semblable.
Nous savons que vous devez comparaître devant le comité de la Chambre des communes et que vous devez rencontrer des représentants du gouvernement. Je propose au comité que vous accordiez le pouvoir au comité de direction de faire le suivi après cette visite pour déterminer quelles mesures nous devrions prendre.
Quand nous nous réunirons ensuite, le comité de direction vous proposera exactement quelles mesures nous croyons que le Sénat devrait et pourrait prendre. Elles pourraient prendre la forme d'une motion différente ou d'une autre intervention. Ce pourrait être ce que proposait le sénateur Dawson : nous pourrions essayer de rassembler les dirigeants des différents organes du Parlement pour décider de la stratégie la plus efficace.
Notre motion demeure valide. Nous demandons au gouvernement du Canada d'agir en la matière. Il ne fait aucune différence, pour notre comité sénatorial, que cette demande s'adresse au parti qui était au pouvoir auparavant ou au nouveau gouvernement. Je pense que notre motion demeure valide et qu'elle est très ferme.
Pour le compte rendu, vous connaissez la position du Sénat, à tout le moins celle du comité. Nous verrons si nos intentions peuvent nous porter plus loin encore et comment nous pouvons aider le peuple russe, qui a de la difficulté à gagner lui-même ses propres droits, à avoir voix au chapitre et à obtenir des mesures.
Je vous remercie d'avoir le courage de comparaître devant notre comité, mais également d'effectuer le travail que vous faites, de communiquer votre message et vos points de vue sur ce qui est possible pour votre peuple en Russie. Vous méritez toutes nos félicitations.
Au nom du comité, je vous remercie tous de votre dévouement inaltérable à la cause des droits de la personne internationaux, de la primauté du droit, de la liberté et de la démocratie.
Honorables sénateurs, ai-je votre autorisation pour procéder de la manière que je viens de décrire au sein du comité de direction?
Des voix : D'accord.
La présidente : Merci.
(Le comité s'ajourne.) |