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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

OTTAWA, le mercredi 17 avril 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 22, afin d'étudier l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, aujourd'hui le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international poursuit son examen de l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

Au cours de cette séance, nous avons le grand plaisir d'accueillir deux témoins. Tout d'abord, par vidéoconférence de Washington D.C., Mme Gönül Tol, directrice fondatrice du Centre d'études turques du Middle East Institute qui vient nous parler de différentes questions de politique étrangère. Elle sera suivie par M. Murat Özdemir, conseiller national au Canada d'Investment Support and Promotion Agency of Turkey, qui abordera des questions d'investissement et, peut-être, d'autres sujets s'il le souhaite. Après que nous aurons entendu nos témoins, dont les interventions, je pense, seront très pertinentes, nous espérons avoir le temps de poser des questions.

Madame Tol, vous avez la parole. Bienvenue au comité par vidéoconférence.

Gönül Tol, directrice fondatrice, Centre d'études turques, Middle East Institute : Merci beaucoup, madame la présidente. Honorables sénateurs, mesdames et messieurs, je suis ravie d'être là aujourd'hui pour vous parler de la Turquie. Aujourd'hui, je vais vous parler de développements récents en matière de politique turque et de la politique turque au Moyen-Orient. À l'échelon national, le développement le plus important qui aura des répercussions non seulement sur la consolidation démocratique de la Turquie mais aussi sur sa politique au Moyen-Orient est le fait qu'il y a en ce moment des négociations entre le gouvernement turc et le chef emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan. En décembre 2012, le premier ministre turc a annoncé que l'organisation du renseignement turc, la MIT, avait entretenu des pourparlers avec le chef du PKK, qui purge une peine de prison à vie. La feuille de route qui a été conclue entre le chef du PKK et la MIT semble inclure une déclaration de cessez-le-feu par le PKK, une libération d'otages turcs détenus par le PKK et un retrait en Irak du Nord en août, après avoir déposé les armes. En échange, le gouvernement turc doit élaborer une loi afin de revoir la définition actuelle de terrorisme, ce qui jettera les bases d'une libération de centaines d'activistes kurdes emprisonnés. On s'attend aussi à ce que le gouvernement turc adopte des réformes constitutionnelles afin d'éliminer les obstacles à l'éducation en langue kurde, ce qui constitue la demande la plus importante des Kurdes. Le chef du PKK a demandé un cessez-le-feu et un retrait le mois dernier, à l'occasion du Nouvel An kurde, et le PKK a libéré huit otages qui étaient détenus depuis des années.

La semaine dernière, le premier ministre turc a demandé aux membres du PKK de se retirer en Irak du Nord, en laissant leurs armes, ce qui a suscité une controverse chez le BDP pro-kurde ainsi que chez les membres du PKK en Europe et en Irak du Nord. On s'attend à ce qu'Erdogan éclaircisse ce point dans les prochains jours.

L'initiative actuelle ne constitue pas le seul effort du gouvernement de négocier avec le PKK. Des efforts ont été faits par le passé, mais cette fois les pourparlers sont effectués en public, et je pense qu'il y a de bonnes raisons d'être optimistes. Le gouvernement a l'appui du principal parti d'opposition turc, du CHP, du parti pro-kurde, du BDP, d'organisations de la société civile, des principaux médias turcs, de la majorité de la population turque et aussi du PKK en Europe et en Irak du Nord. Cependant, je pense qu'il y a de nombreux risques, et l'expérience du passé nous recommande de ne pas faire preuve d'un optimiste prématuré. Je pourrais vous parler des différents risques pendant la période de questions et réponses.

La réussite éventuelle de cette initiative aura des répercussions considérables sur le plan national et régional. Sur le plan national, une résolution pacifique de la question kurde éliminerait l'une des pierres d'achoppement les plus importantes à la conservation démocratique en Turquie. Cela rehausserait aussi l'image du premier ministre Erdogan avant les élections présidentielles de 2014, ce qui lui assurerait une place dans l'histoire à titre de dirigeant qui a mis un terme au conflit vieux de près de 30 ans avec le PKK.

Un règlement avec les Kurdes de Turquie aurait aussi des répercussions régionales. La politique de la Turquie relative au Moyen-Orient était prise en otage par le problème kurde au cours des dernières décennies. Une résolution de ce problème éliminera une pierre d'achoppement considérable aux aspirations de la Turquie qui espère devenir une superpuissance régionale.

J'aimerais maintenant vous parler de la politique de la Turquie relative au Moyen-Orient et celle-ci est reliée à une initiative récente du gouvernement turc ainsi que de la minorité kurde de la Turquie.

Le Printemps arabe a surpris tout le monde, mais il a constitué un défi particulier pour la politique de la Turquie relative au Moyen-Orient. Avant le début des soulèvements, la Turquie entretenait des liens étroits avec le régime syrien, organisait des réunions conjointes de cabinets, exemptait les Syriens d'une exigence d'un visa et investissait massivement en Syrie. Parallèlement, plus de 800 entreprises turques exercent leurs activités en Irak du Nord. La Turquie a aussi entretenu des liens étroits avec l'Iran, ce qui a poussé certains à Washington D.C. a soulevé le point que l'Occident avait perdu la Turquie et que la Turquie avait tourné le dos à ses alliés occidentaux, et que la Turquie serait le prochain Iran dans la région étant donné son gouvernement ancré dans l'islam.

En 2010, la Turquie a imposé son veto sur les sanctions des Nations Unies contre l'Iran et a collaboré étroitement avec l'Iran contre le PKK; donc, la Turquie, avant les soulèvements, était une puissance du statu quo, mais le Printemps arabe est venu changer la donne stratégique dans la région. Confrontée à une importante crise d'état en Syrie et ayant investi massivement dans ce pays, la Turquie a commencé à faire preuve de prudence lorsque les soulèvements ont commencé en Syrie, en 2011, en demandant à Bashar Assad d'effectuer des réformes plutôt que de lui demander de démissionner. La Turquie espérait influencer le régime syrien mais a été déçue lorsque, en août 2011, le ministre turc des Affaires étrangères a rencontré Bashar Assad et que ce dernier semblait ne pas écouter les conseils de la Turquie. Le ministre des Affaires étrangères Davutoglu est retourné à Ankara et c'est alors que la Turquie a rejoint le camp anti-Assad. Depuis lors, la Turquie appuie activement l'opposition syrienne en hébergeant l'armée syrienne libre et plus de 200 000 réfugiés syriens. En guise de représailles, Assad a permis au chef du PYD, le pendant syrien du PKK, à revenir en Syrie, ce qui fait qu'à présent le PYD contrôle la partie nord du pays le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie. La Turquie a une frontière de 900 kilomètres avec la Syrie.

En raison de la divergence des points de vue concernant la Syrie, les relations entre la Turquie et l'Iran se sont tendues. Les médias turcs ont rapporté que certaines attaques du PKK lancées en 2012 ont été effectuées à partir de postes militaires iraniens. Un autre coup a été porté aux relations bilatérales entre les deux pays lorsque la Turquie a décidé d'autoriser l'installation d'un système radar de l'OTAN sur son territoire, ce que l'Iran a déclaré être une mesure visant à protéger Israël de l'Iran.

Les relations avec Bagdad posent aussi problème. Le gouvernement Maliki a accusé la Turquie de signer des accords énergétiques avec le gouvernement régional du Kurdistan sans l'approbation de Bagdad, et la Turquie accuse Maliki de faire preuve d'autoritarisme, de suivre une politique sectariste et de faire de la discrimination contre des civils en Irak.

Dans ce contexte géopolitique, ironiquement, le gouvernement régional du Kurdistan, que la Turquie a refusé de reconnaître jusqu'à récemment, est devenu le seul allié de la Turquie dans la région. Il est devenu l'épine dorsale de la politique de la Turquie relative au Moyen-Orient. C'est une situation mutuellement avantageuse, car la Turquie offre au pétrole kurde l'accès aux marchés européens et en échange, Barzani peut remplir plusieurs fonctions. Étant donné que le gouvernement Maliki et le gouvernement Erdogan ne sont pas actuellement en bons termes, Barzani peut offrir à la Turquie un accès aux politiques irakiennes, et aussi, selon les calculs de la Turquie, Barzani peut être utile à la Turquie auprès de la population kurde de Syrie, car la Turquie n'a aucune influence sur cette population. Un tiers des membres du PKK sont d'origine syro-kurde et donc tout ce qui se passe au sein de la communauté syro-kurde a des répercussions directes sur la politique et la sécurité en Turquie. La Turquie prévoit se servir de l'influence de Barzani sur les Kurdes de Syrie pour avoir son mot à dire sur la future politique syrienne.

Le pétrole kurde peut aussi aider la Turquie à devenir une plaque tournante énergétique dans la région. Au cours des dernières années, les relations entre la Turquie et le KRG ont évolué et la Turquie semble maintenant être moins inquiète d'un Kurdistan indépendant à sa frontière méridionale tant que le KRG dépend économiquement de la Turquie. Si l'initiative récente du gouvernement auprès du PKK est fructueuse et si la Turquie résout enfin la question kurde, cela pourrait changer la dynamique régionale et avoir des répercussions sur le mouvement politique kurde en Irak, en Syrie et même en Iran.

Je m'en tiendrai à cela; je serai ravie de répondre à vos questions.

La présidente : Merci madame Tol. C'est très utile. Nous avons visité la Turquie lorsque l'annonce d'un règlement pacifique a été faite au public turc. Merci de votre mise à jour.

Nous allons maintenant passer à M. Murat Özdemir, qui va nous parler d'investissement.

Bienvenue au comité.

Murat Özdemir, conseiller national au Canada, Investment Support and Promotion Agency of Turkey : Merci, madame la présidente.

Honorables sénateurs, madame Tol, mesdames et messieurs, au nom d'Investment Support and Promotion Agency of Turkey, aussi connu sous le nom d'ISPAT, je tiens à vous remercier de m'avoir donné l'occasion de comparaître devant le comité aujourd'hui. Je ferai une brève introduction et répondrai ensuite à vos questions au cours de la période prévue à cet effet. On m'a déjà informé des séances précédentes du comité et de votre récent voyage en Turquie, je vais donc tenter de limiter les répétitions afin d'utiliser efficacement le temps dont nous disposons aujourd'hui.

Honorables sénateurs, permettez-moi de commencer par quelques renseignements clés concernant l'agence pour laquelle je travaille. Investment Support and Promotion Agency du Cabinet du premier ministre de la République de Turquie, ou ISPAT, est l'organisation officielle chargée de promouvoir les possibilités d'investissement turc auprès de la communauté mondiale des gens d'affaires et de fournir gratuitement des services d'aide aux investisseurs avant, pendant et après leur entrée en Turquie.

Fondée en 2007 sous les auspices du Cabinet du premier ministre, l'ISPAT a deux bureaux locaux à Ankara et Istanbul où sont employés des directeurs de projet, des experts sectoriels et des chercheurs. Fort d'un réseau de représentants locaux dans 15 pays, l'ISPAT aide les investisseurs à faire croître leurs activités en Turquie.

En œuvrant de façon entièrement confidentielle et en intégrant l'approche du secteur privé, avec l'appui des entités gouvernementales, les services gratuits de l'ISPAT comprennent, sans s'y limiter, des renseignements sur le marché et des analyses de marché, la production d'aperçus de l'industrie et de rapports sectoriels complets, l'évaluation des conditions d'investissement, la sélection de sites, et l'identification d'entreprises susceptibles de conclure des partenariats et de se lancer dans des entreprises conjointes, des négociations auprès des institutions gouvernementales concernées, et l'aide aux règlements de procédures et de questions juridiques.

Honorables sénateurs, il y a actuellement plus de 180 agences de promotion de l'investissement dans le monde parmi lesquelles figure l'ISPAT. Comme vous le savez, notre homologue canadien s'appelle Investir au Canada et relève du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.

L'ISPAT est l'une des plus jeunes agences d'investissement national œuvrant à l'échelon international et se différencie de sa concurrence de deux façons.

Tout d'abord, elle se distingue du point de vue organisationnel. L'ISPAT est la seule agence d'investissement rattachée directement au Cabinet du premier ministre et fait rapport au premier ministre, qui occupe le poste le plus élevé au gouvernement. De toute évidence, cela lui donne une certaine liberté et une certaine souplesse opérationnelle, ce qui est un avantage concurrentiel clé.

Deuxièmement, il y a le mandat de l'agence. En plus de ses activités de promotion, l'ISPAT offre des services d'aide par l'intermédiaire d'une équipe dévouée de directeurs de projet fort d'une expérience pratique en matière d'investissement ainsi que dans le secteur privé. Les directeurs de projet affectés à certains projets d'investissement jouent un rôle actif au sein de l'équipe de l'investisseur tout au long de l'élaboration du projet. En ce sens, les fonctions de l'ISPAT sont celles d'un catalyseur qui accélère le processus de développement des investissements et qui minimise les aspects critiques du projet afin d'atteindre des situations mutuellement avantageuses que ce soit pour le secteur privé et pour l'économie turque.

Honorables sénateurs, après une série de séances ici à Ottawa et votre visite récente à Ankara et Istanbul, je pense que vous saisissez tous bien l'ampleur de l'économie turque, son taux de croissance sans précédent et ses perspectives extrêmement positives pour la décennie à venir. Je suis certain que vous avez beaucoup appris sur le marché national, la démographie, le commerce international et son importance géopolitique. Je ne voudrais pas répéter tous ces chiffres; j'ai plutôt l'intention de vous expliquer le processus de transformation de l'économie turque du point de vue de l'investissement.

Comme vous le savez, la Turquie connaît un processus de transformation profonde depuis la dernière décennie. Élu pour trois mandats consécutifs depuis 2002, un parti unique gouverne le pays et celui-ci a prouvé qu'il s'était engagé à entreprendre des réformes politiques et économiques afin de hisser la Turquie dans la ligue du G20.

Afin de mieux comprendre ce qui s'est passé réellement dans le climat d'investissement de la Turquie au cours de la dernière décennie, il faut examiner les réformes réglementaires qui ont été mises en place par le gouvernement depuis 2002.

D'abord et avant tout, la Turquie a promulgué une nouvelle loi en matière d'investissement direct en 2003, afin d'offrir aux investisseurs étrangers des garanties juridiques en les traitant sur un pied d'égalité avec les investisseurs locaux. Le message que cela envoie est qu'il existe en Turquie une liberté d'investissement tant pour les investisseurs nationaux que les investisseurs étrangers. La Turquie reconnaît l'arbitrage international, un accès facilité des investisseurs à l'immobilier et la désignation d'expatriés. Elle a pris des mesures pour faciliter le transfert de fonds et offrir des protections contre l'expropriation.

Le taux d'imposition des entreprises est passé de 33 p. 100 à 20 p. 100 pour toutes les entreprises. Aujourd'hui, la Turquie offre aux investisseurs étrangers des mesures et des solutions précises pour faire des affaires de façon opportune, plus facilement et plus efficacement.

Honorables sénateurs, je suis ingénieur de métier, et j'aimerais donc éclairer ce processus de transformation de quelques chiffres.

La Turquie a attiré 123 milliards de dollars américains d'investissement étranger direct depuis 2003, au cours des 10 dernières années, comparativement à seulement 15 milliards de dollars américains d'investissement étranger direct au cours des huit décennies précédant 2003. Au cours de la même période, c'est-à-dire au cours des 10 dernières années, le nombre de sociétés à capitaux étrangers est passé de 5 600 à plus de 33 000. Il y a aussi, partout dans le monde, une confiance accrue dans l'économie turque. Selon l'OCDE, le processus de réforme a donné des résultats significatifs, faisant de la Turquie le deuxième plus grand réformateur de ces restrictions concernant les investissements étrangers directs parmi les pays de l'OCDE.

Honorables sénateurs, j'aimerais mentionner les trois règlements les plus récents et les plus fondamentaux qui devraient déclencher un flux d'investissement de haute qualité en Turquie. Tout d'abord, la nouvelle loi en matière de recherche de développement et d'innovation, deuxièmement, le nouveau Code du commerce turc, et enfin le nouveau régime d'incitation à l'investissement.

Entrée en vigueur en 2008, la loi sur la recherche-développement et l'innovation a permis d'offrir aux entreprises de l'appui financier et des exemptions fiscales pour établir de nouveaux centres de recherche et développement ou la mise en œuvre de projets d'innovation dans le cadre de leurs activités existantes. Essentiellement, les centres de recherche et développement et leur personnel sont exemptés d'impôt sur le revenu et les dépenses dans ce domaine sont entièrement déductibles d'impôt. En outre, le gouvernement affecte des budgets considérablement croissants à des subventions de recherche par l'entremise de TUBITAK, la fondation scientifique nationale ou l'équivalent du CRSNG au Canada, et d'autres mécanismes d'aide aux projets d'innovation. L'objectif de la Turquie consiste à dépenser 3 p. 100 de son PIB en recherche et développement. Ce chiffre a doublé au cours de la dernière décennie, mais se situe toujours en dessous de 1 p. 100. Depuis juillet 2012, l'année dernière, la Turquie s'est dotée d'un tout nouveau code du commerce, qui fournit des normes de vérification et des normes comptables internationales à toutes les entreprises. Ainsi, un système de rapport financier transparent, précis et compatible avec les normes internationales en matière d'information financière est en place pour chaque entreprise turque enregistrée. En effectuant des examens financiers de rigueur pour les acquisitions ou les partenariats en Turquie, les investisseurs seront confiants et pourront compter sur des états financiers crédibles provenant de toutes les entreprises y compris les petites et moyennes entreprises.

L'année dernière, le gouvernement de la Turquie a émis un ensemble d'incitatifs qui incluait une exonération des droits de douane et de la TVA, des réductions d'impôt pour les entreprises, ainsi que des primes d'assurance, des paiements d'intérêts et des attributions de terres. Sous le nouveau système, le gouvernement vise à rééquilibrer les niveaux de développement locaux, en se concentrant sur les investissements dans les régions les moins développées.

Sans entrer dans le détail de tous les aspects de ce nouveau régime, je peux néanmoins vous donner une estimation, grosso modo, des contributions financières du gouvernement à ces incitatifs.

La contribution du gouvernement peut atteindre un maximum de 160 p. 100 de l'investissement des investisseurs. En d'autres mots, pour chaque dollar d'investissement privé, il peut y avoir une contribution publique de 1,60 $.

Honorables sénateurs, dans cette région unique, qui abrite 1,5 milliard de personnes, 25 billions de dollars de PIB, 8,2 billions de dollars de commerces, c'est-à-dire 45 p. 100 du commerce mondial, la Turquie représente un marché complémentaire inexploité pour les entreprises canadiennes qui souhaitent étendre leur rayonnement à l'échelle du monde et exploiter une stratégie de croissance soutenable dans toutes sortes de secteurs, dont les mines, l'automobile, les TIC, l'aérospatiale, l'énergie et l'agriculture.

Comme vous le savez, l'OCDE prévoit que la Turquie sera l'économie à la croissance la plus rapide cette prochaine décennie, et Goldman Sachs estime que la Turquie sera au 9e rang des économies les plus importantes au monde et la troisième de l'Europe d'ici 2050.

Afin de soutenir cette croissance économique, le gouvernement turc prévoit d'investir dans un portefeuille d'infrastructures, y compris de transport, d'énergie, et de santé, par l'entremise d'initiatives privées ou de PPP. Cette prochaine décennie, le portefeuille d'infrastructure se traduira par des investissements de 400 milliards de dollars américains. Les entreprises canadiennes qui ont déjà des antécédents dans cette région pourront participer à la plupart de ces projets en qualité d'investisseurs en capital-investissement, de bailleurs de fonds, de propriétaires, d'exploitants ou de facilitateurs.

Voilà pour mon exposé. Avec votre permission, je serai heureux de répondre à vos questions. Merci beaucoup.

La présidente : Merci. Nous avons effectivement des questions.

[Français]

La sénatrice Fortin-Duplessis : Merci, madame la présidente. Ma première question s'adresse à madame la directrice Tol. Quel rôle des pays comme le Canada peuvent-ils jouer pour appuyer les efforts déployés par la Turquie concernant la situation avec les journalistes, les processus de négociation avec les Kurdes et la préparation d'une nouvelle constitution?

[Traduction]

Mme Tol : L'adhésion à l'Union européenne a impulsé le processus de démocratisation en Turquie. La Turquie connaît d'ailleurs de grandes transformations depuis 10 ans. Il y a des pressions internes vers la démocratisation, donc il y a des dynamiques internes. Les pays européens ainsi que les alliés occidentaux de la Turquie peuvent appuyer le processus de démocratisation en Turquie. Toutefois, la décision ultime concernant la consolidation démocratique demeure entre les mains d'acteurs nationaux.

À cet égard, le gouvernement turc a un rôle très important à jouer, tout comme d'autres organisations de la société civile de la Turquie, ainsi que le parti de l'opposition et les médias. La question kurde a été le plus grand obstacle au processus de consolidation démocratique de la Turquie depuis des décennies. Nous sommes confrontés à une occasion historique, et chacun a un rôle constructif à jouer dans ce processus.

La crise des réfugiés syriens est également devenue problématique en Turquie. Il existe une coopération entre la Turquie et le Canada et entre la Turquie et les États-Unis. La Turquie a atteint le bout du rouleau en ce qui concerne les infrastructures dans les camps de réfugiés. Il devient de plus en plus difficile pour nous d'absorber un nombre toujours croissant de réfugiés. À cet égard, la Turquie pourrait certainement accueillir un peu d'aide de ses alliés occidentaux. De plus, pour perfectionner ce processus de consolidation démocratique, il faut régler le dossier kurde, ainsi que la question de la libre expression, qui a été problématique ces dernières années. Il y a des journalistes turcs en prison. C'est un problème. Toutes ces questions doivent être résolues à l'interne.

Le sénateur Lang : Je souhaite poser une question à M. Özdemir. J'ai bien aimé votre exposé et je suis heureux de voir que la Turquie se porte si bien. Ces 10 dernières années, elle a fait de grands progrès en matière de commerce et d'échanges, ce qui s'est traduit par une amélioration de la qualité de vie de l'ensemble du peuple turc.

Pourriez-vous élaborer sur le rôle du commerce canadien avec la Turquie et le montant de ce commerce? Que peut faire le Canada de plus pour promouvoir le commerce avec la Turquie? Que peuvent faire de plus les entreprises canadiennes?

Vous avez dit en général qu'il reste des domaines où le commerce Canada-Turquie peut encore être développé. Pourriez-vous en préciser quelques-uns? Ces domaines incluraient-ils par exemple l'aérospatiale ou l'agriculture? Notre comité pourrait-il faire des recommandations sur certains secteurs commerciaux en particulier ainsi que les façons de les promouvoir? Ceci pourrait favoriser les négociations commerciales avec la Turquie.

M. Özdemir : Je ne suis pas délégué commercial, donc je n'ai pas beaucoup d'expérience en commerce international. Je viens d'une agence d'investissement, donc j'ai beaucoup plus d'expérience dans le domaine des investissements. Toutefois, je peux répondre à votre question dans la mesure de mes moyens.

Le commerce Canada-Turquie représente environ 2,5 milliards de dollars. C'est peu lorsqu'on le compare à nos échanges commerciaux avec le Brésil, qui atteignent 16 milliards de dollars. Je ne m'aventurerais pas dans des comparaisons avec d'autres pays. Le Brésil est un pays aux antipodes de la Turquie et nous n'avons pas de liens historiques ou commerciaux avec les Brésiliens; pourtant nous faisons beaucoup de commerce avec eux.

C'est un aspect important de la coopération entre nos deux pays. Actuellement, la Turquie et le Brésil coopèrent dans divers domaines, par exemple, nous investissons conjointement dans des pays tiers et menons des actions politiques conjointes un peu partout au monde. Il y a donc un énorme potentiel. C'est une étape importante que d'exploiter cet accord de libre-échange potentiel entre nos deux pays, qui sera exhaustif et qui inclura des dispositions de protection et de promotion mutuelles des investissements, ce qui favorisera les flux commerciaux dans les deux sens et augmentera le montant de commerce international pour le Canada et pour la Turquie.

En ce qui concerne les entreprises canadiennes dans les secteurs que j'ai mentionnés dans mon exposé, le Canada est très fort dans un grand nombre de secteurs. Il y a également des secteurs créneaux comme les entreprises biomédicales qui développent des produits novateurs au Canada et qui pourraient trouver chaussure à leur pied en Turquie ou dans d'autres pays. Nous ne nous limitons pas à des secteurs en particulier, nous préférons nous concentrer sur des entreprises en particulier. Nous avons trois critères de base. En tant qu'agence, nous recherchons des investissements qui créeront de l'emploi en Turquie, qui réduiront le déficit du compte courant de la Turquie, qui est fondé sur les investissements à l'exportation, et enfin, et surtout, le transfert des technologies.

Tout investissement qui satisfait deux critères sur trois nous intéressera particulièrement. Nous soutiendrons et collaborerons au quotidien avec ces entreprises. Par exemple, une entreprise de développement technologique qui fait travailler cinq personnes pourra sembler une petite entreprise à première vue. Cependant, lorsqu'ils arriveront en Turquie, ils ouvriront un bureau et offriront du travail à trois ou quatre personnes. Et s'ils développent un produit vraiment novateur, l'effet multiplicateur de cet investissement sera considérable pour le pays et c'est pourquoi nous nous intéresserons à cette entreprise en premier lieu. Nous ne nous limitons pas à des secteurs en particulier, nous préférons nous concentrer sur des entreprises spécialisées qui connaîtront un succès très particulier et que nous pourrons utiliser comme outil de promotion par la suite.

Le sénateur Downe : Vous êtes une agence de soutien et de promotion de l'investissement en Turquie. Êtes-vous un ministère ou une agence du gouvernement?

M. Özdemir : Oui.

Le sénateur Downe : Est-ce que le gouvernement finance votre agence?

M. Özdemir : Oui.

Le sénateur Downe : Vous faites partie de l'ambassade turque au Canada?

M. Özdemir : Non. Nous relevons directement du Bureau du premier ministre en Turquie. Les ambassades, elles, relèvent du ministère des Affaires étrangères. Nous avons deux bureaux locaux à Ankara et à Istanbul. L'agence relève directement du premier ministre, l'honorable Recep Tayyip Erdogan. Nous avons également des représentants et des conseillers un peu partout dans les pays développés, à partir desquels nous attirons des investissements. Je suis le seul représentant au Canada, mais j'ai plusieurs collègues aux États-Unis, en Chine, au Japon, en Inde, en Corée, ainsi qu'un grand nombre en Europe. Dans la plupart des pays développés, nous avons tout un réseau de représentants. Nous relevons directement du Bureau du premier ministre.

Le sénateur Downe : Vous êtes ici en tant que citoyen turc.

M. Özdemir : Oui.

Le sénateur Downe : Vous travaillez pour une agence financée par le Bureau du premier ministre, et vous relevez directement du Bureau du premier ministre.

M. Özdemir : C'est exact.

Le sénateur Downe : Avez-vous des contacts avec l'ambassade?

M. Özdemir : Bien sûr.

Le sénateur Downe : J'aimerais savoir comment ça fonctionne. L'ambassade fait la promotion de toutes sortes de dossiers, y compris l'investissement.

M. Özdemir : C'est exact.

Le sénateur Downe : Vous cernez des occasions d'investissements pour des Canadiens en Turquie. Vous relevez directement du bureau du premier ministre, mais vous informez également l'ambassade de vos actions.

M. Özdemir : Oui. Nos représentants locaux sont redevables à nos supérieurs en Turquie, lesquels sont redevables au premier ministre. Nous faisons la promotion d'occasions d'investissements en Turquie pour les entreprises canadiennes, en collaboration avec les délégués commerciaux et les missions diplomatiques au Canada. S'ils organisent un événement, nous les y aidons.

Par ailleurs, si nous organisons un événement, ils nous aident en retour. Nous avons des réunions conjointes avec des gens d'affaires. Nous avons une relation autonome et indépendante au Canada comme dans tous les autres pays. Ce sont nos ambassadeurs, nos consuls généraux, ou nos délégués commerciaux. Nous avons de bonnes relations et des liens étroits, mais en termes de structure organisationnelle, nous n'avons aucun lien officiel.

Le sénateur Downe : Vous êtes financés à 100 p. 100 par le gouvernement et vous n'avez pas d'investissements dans le secteur des affaires; c'est exact?

M. Özdemir : Non, nous sommes pleinement financés par le gouvernement.

Le sénateur Downe : Donc, vous avez un passeport diplomatique du gouvernement de la Turquie.

M. Özdemir : Non, car je suis résident permanent du Canada. C'est pourquoi je n'ai pas besoin d'un passeport diplomatique. De toute façon, nous n'en avons pas. La plupart de nos représentants partout au monde n'ont pas de passeport diplomatique.

Le sénateur Downe : Avez-vous des contacts avec les agences canadiennes comme la Société canadienne pour l'expansion des exportations, ou encore la Banque de développement du Canada?

M. Özdemir : Merci de cette question, qui est excellente. Nous échangeons de l'information avec la Société pour l'expansion des exportations, car ils reçoivent des questions de la part d'entreprises qui souhaitent s'établir en Turquie. Nous échangeons également de l'information avec les délégués commerciaux du Canada à Ankara et à Istanbul, ainsi qu'avec les provinces canadiennes.

Nous n'avons pas collaboré très étroitement avec la Banque de développement du Canada, mais, en collaboration avec Exportation et développement Canada, nous organisons un webinaire pour le mois de juin. C'est-à-dire que la société organise le webinaire et nous y contribuons. Nous allons y contribuer un exposé sur le climat d'investissement en Turquie pour attirer davantage d'investissements en Turquie.

Le sénateur D. Smith : Ma question s'adresse à Mme Tol. Merci de vos remarques très franches sur la question des droits de la personne, et permettez-moi d'ajouter que lorsque nous étions à Istanbul, nous avons entendu trois témoins, toutes des femmes, qui ont parlé des droits de la personne et ont souligné que la plupart des problèmes de droits de la personne sont en fait des droits des femmes.

Or, ces femmes nous ont un peu reproché d'employer l'expression « démocratie turque », car, d'après elles, elles estimaient que ces deux mots étaient incompatibles, bien qu'elles comprenaient que ce n'était pas nous qui employons ces mots, mais plutôt les Américains. Je n'ai pas pu résister à leur poser des questions sur ce sujet.

La présidente : Sénateur Smith, vous avez dit « démocratie turque ». Auparavant, vous parliez de « démocratie musulmane ».

Le sénateur D. Smith : C'est vrai, démocratie musulmane. Mes excuses. La Turquie était un bon exemple de démocratie musulmane. Merci de la correction.

Ensuite, je n'ai pas pu résister à leur demander s'il était plus ou moins impossible de construire une église en Turquie, mais j'aurais plutôt dû ne pas dire seulement une église, ou une synagogue, mais un temple bouddhiste ou hindou, et elles ont répondu qu'il serait difficile, voire impossible, de faire construire tel édifice, ce qu'elles trouvaient regrettable.

Voici une question décisive. Y a-t-il réellement espoir d'atteindre une vraie liberté de religion en Turquie dans un avenir proche?

Mme Tol : Merci de la question.

En ce qui concerne le concept de la démocratie musulmane, d'aucuns affirment qu'il est impossible de concilier ces deux mots et qu'ils n'ont aucun sens employés ensemble. Je pense que c'est mal comprendre la région et qu'il s'agit d'une approche orientaliste.

En ce qui concerne la démocratie turque, je pense que la démocratie est un processus et que le processus en Turquie est déjà bien avancé comparativement aux années 1990. Dans les années 1990, nous n'avions pas de démocratie comme telle : la ligne officielle voulait que les minorités soient invisibles. Pendant des décennies, l'État turc a nié l'existence même de la minorité kurde, mais maintenant, nous parlons de décentralisation, d'autonomie démocratique, et je pense que c'est un grand pas en avant, mais bien sûr la Turquie est loin d'avoir terminé son processus de démocratisation.

Depuis le printemps arabe, on parle de plus en plus de démocratie turque, car la Turquie est considérée comme un modèle du monde arabe. C'est peut-être faire fausse route, car notre définition de citoyenneté turque est toujours fondée sur l'ethnie. Nous avons une Constitution, mais elle a été rédigée par l'organe militaire. Nous avons une démocratie, mais elle est loin d'être parfaite.

J'ai dit tout à l'heure que l'Union européenne avait été l'un des principaux moteurs de la démocratisation en Turquie, et qu'elle y avait joué un rôle constructif. Regardez les années 1990, par exemple, quand la Turquie a apporté des réformes majeures à la fin des années 1990 et au début du XXIe siècle à cause des incitatifs à la réforme de l'Union européenne. Par exemple, en 2003, la Turquie a adopté la mesure de réforme de l'Union européenne voulant une limitation du rôle de l'organe militaire dans la vie politique, ce qui a été très important pour le développement.

Actuellement, l'Union européenne affronte des problèmes graves qui m'inquiètent, non pas parce que l'Union européenne est notre ultime objectif, mais parce que l'Union européenne a été très bénéfique pour la démocratie turque. Nous devons nous concentrer sur nos problèmes nationaux, et ils sont nombreux. Les femmes font l'objet de discrimination sur le marché du travail. Il y a des journalistes en prison du simple fait d'avoir critiqué le gouvernement. Nous avons des problèmes graves, donc nous ne devons surtout pas présenter la Turquie comme un modèle de démocratie pour le reste de la région.

Dans les années 1990, le secteur militaire était très important sur la scène politique. Maintenant, ils se sont retirés de la politique, ce qui est une amélioration. Toutefois, d'un autre côté, nous n'avons jamais eu d'organe judiciaire libre et impartial, mais nous sommes maintenant en train de prendre des mesures pour remédier à la situation. Toutefois, il reste encore beaucoup à faire. C'est pourquoi, lorsque je parle de politique nationale turque, je parle d'abord de la question kurde, car je pense que si nous pouvons résoudre le problème kurde, nous pouvons résoudre le problème démocratique de la Turquie.

Le sénateur D. Smith : Les femmes qui ont parlé des droits de la personne regrettaient le fait que Kemal Ataturk s'était donné comme mission de séculariser la Turquie, mais que du terrain avait été perdu ces dernières années. Je reviens donc à ma question cruciale : pensez-vous qu'il y aura une réelle liberté de religion en Turquie et qu'il sera possible de construire des églises, des synagogues ou des temples bouddhistes, parce que ce n'est pas possible maintenant? Pensez-vous que cette liberté de religion est pour un avenir proche?

Mme Tol : Si vous m'aviez demandé il y a cinq ou six ans si nous serions en mesure de reconnaître l'existence des Kurdes, je n'aurais pas été optimiste, mais aujourd'hui il en est question. La raison principale pour laquelle nous nous efforçons de nous habituer à ce discours démocratique, même si la dynamique régionale en est le principal moteur, c'est le fait que nous essayons aujourd'hui de résoudre le problème kurde en raison de la situation en Syrie. Personne ne s'attendait à cela il y a deux ou trois ans.

Pour répondre à votre question sur la liberté de religion, les institutions sont un enjeu de démocratisation, mais la culture de la démocratie est plus importante, il nous reste encore beaucoup à faire au sein de notre culture politique, car peu importe que ce soit l'ATP ou le CHP qui soit au pouvoir, il y a quelque chose dans notre culture politique qui se prête à l'autoritarisme. Je pense que la principale raison à cela — et cela remonte à l'Empire ottoman du XVIe siècle —, c'est que nous avons cette notion d'État fort. En Occident, l'État a été créé pour être au service de la société. Le devoir de l'État consistait à protéger la société, mais dans la culture turque et dans la culture ottomane, c'était plutôt le contraire. Le principal devoir de la société était de protéger l'État et l'État était l'institution la plus importante. À cause de cette culture, nous n'avons jamais vu d'organisations de la société civile qui soient fortes et nous n'avons jamais développé de relations saines entre l'État et la société, ce qui est crucial pour la démocratie.

Le sénateur D. Smith : Je ne pense pas avoir ma réponse. Voici ma dernière question, il y a trois ans, je suis allé dans une église à Istanbul, un dimanche matin. Il s'agissait d'une vieille église néerlandaise qui avait été construite dans les années 1840 et qu'ils avaient laissée exister.

Pensez-vous que dans un avenir proche, ils autoriseront à nouveau la construction d'églises? Il s'agit d'une question simple.

Mme Tol : Ma réponse est que je ne suis pas en mesure de vous le dire. Encore une fois, si vous m'aviez demandé si nous allions reconnaître ces développements dans le dossier kurde il y a quelques années, je vous aurais répondu que non, mais le contexte régional et national en ont fait une question urgente.

Pour ce qui est de la liberté de religion, je ne suis pas sûre que l'on puisse résoudre la question de manière démocratique dans un avenir proche.

Le sénateur D. Smith : Merci.

La présidente : J'en conclus que les choses évoluent et que vous ne savez pas encore vraiment dans quelle direction.

Le sénateur Wallace : Monsieur Özdemir, votre organisme, si je me fie à la façon dont vous l'avez décrit, œuvre bien évidemment en vue d'encourager les investissements en Turquie.

Essayez-vous aussi de développer et d'élargir les débouchés commerciaux entre les pays, particulièrement entre le Canada et la Turquie, ou vous concentrez-vous principalement sur le fait d'attirer les investissements en Turquie?

M. Özdemir : Notre objectif principal consiste à attirer les investissements en Turquie, mais l'augmentation du commerce entre les pays est un premier pas pour accroître le flux d'investissement. Nous recevons la plupart de nos investissements d'Europe, plus de 50 p. 100 pour être précis. L'Europe est traditionnellement notre principal partenaire commercial.

Si vous n'avez pas de relation commerciale avec un pays, vous ne vous attendez pas probablement à des investissements de sa part et donc nous aimerions aussi intensifier notre commerce avec différents pays. Le Canada en fait bien évidemment partie.

Le sénateur Wallace : Vous avez dit que vous vous concentriez en partie sur les petites et moyennes entreprises. Je me demande si vous avez réussi à attirer les investissements de petites et moyennes entreprises en Turquie? Si oui, comment faire cela au Canada? Comment vous faire connaître? Comment vous faire valoir?

M. Özdemir : Je me trompe peut-être. Nous ne nous concentrons pas sur les petites et moyennes entreprises, mais nous ne faisons aucune discrimination. Si l'investissement satisfait à deux des trois critères que j'ai mentionnés plus tôt — l'emploi, la réduction du déficit et le transfert de technologie —, il se peut que nous nous y intéressions et que nous essayions de l'attirer. Nous ne faisons pas attention au nombre de personnes s'il y a un fort élément de technologie derrière.

De notre côté, nous travaillons surtout avec des projets d'investissement à grande échelle en Turquie et la plupart des projets que nous attirons vers la Turquie se chiffrent en centaines de millions de dollars.

J'ai peut-être eu tort en exprimant cet objectif.

Pour nous promouvoir au Canada, comme je l'ai indiqué plus tôt, nous avons des liens très étroits avec notre ambassade, nos délégués commerciaux, les délégués commerciaux canadiens en Turquie et les délégués commerciaux canadiens au service de différentes provinces. Nous entretenons également une étroite relation avec EDC et nous participons à différents événements sectoriels pertinents tels que le gros événement organisé par l'ACPE en mars dernier à Toronto. Nous avons présenté un exposé d'une journée sur notre pays. Nous participons et organisons de tels événements et nous y faisons notre propre promotion en quelque sorte.

D'un autre côté, il y a des secteurs précis sur lesquels nous nous concentrons au Canada. Le secteur minier en est un. L'aérospatial en est un autre. L'infrastructure en est un autre également. Nous disposons d'une longue liste de compagnies pour chaque secteur et nous allons en quelque sorte frapper à leurs portes et essayons d'organiser des rencontres individuelles. Nos réunions se concentrent principalement sur un projet. Nous n'abordons pas une compagnie pour lui dire que la Turquie est grande, que c'est une région qui est grande, et cetera. Nous essayons de l'aborder avec un projet, comme on le ferait avec une banque d'investissement. Nous lui fournissons les motifs derrière l'investissement pour son secteur industriel précis en Turquie.

Le sénateur Wallace : Comme vous le dites, votre pays est agressif en essayant d'attirer les investissements étrangers, avec des incitatifs financiers qui représentent 1,6 fois plus que le montant initial investi. Cela est considérable.

Vous avez également parlé des partenariats privé-public qui sont un élément central de vos efforts d'investissement. Pourriez-vous nous indiquer des domaines dans lesquels ces possibilités existent et, en particulier, avec les connaissances que vous avez des compagnies canadiennes, quelles possibilités pourraient s'offrir aux compagnies canadiennes?

M. Özdemir : L'expérience turque en partenariats public-privé n'est pas très longue. Nous avons commencé nos modèles de partenariat public-privé en 1968. À l'époque, nous n'avions qu'un budget de 5 millions de dollars. À la fin de 2011, la valeur totale des 133 PPP représentait environ 35 milliards de dollars américains et à l'heure actuelle le chiffre est plus élevé, si l'on tient compte du volume total. Parmi ces projets, 37 p. 100 sont des aéroports; 4 p. 100 sont des ports, des terminaux à conteneurs, et cetera; 30 p. 100 concernaient la production d'électricité par le passé. Aujourd'hui, il n'y a pas de projets PPP actifs pour la production d'électricité dans le portefeuille. Pour continuer, 3 p. 100 concernent l'aménagement urbain. Vingt-trois pour cent, ce qui est une part importante, concernent les autoroutes.

Le prochain portefeuille concerne également des secteurs semblables. On s'attend à un nombre accru de projets dans le secteur des transports en Turquie. Le gouvernement aimerait doubler le portefeuille total d'autoroutes à péage en Turquie. À l'heure actuelle, nous avons environ 3 000 kilomètres d'autoroutes à péage et, dans le portefeuille, il y en a plus de 5 000 kilomètres.

Un autre élément important concerne le réseau ferroviaire. Le gouvernement s'est fixé comme objectif 10 000 kilomètres de voie ferrée pour trains à grande vitesse et il y a actuellement 13 projets PPP pour les voies ferrées, un total de 5 000 kilomètres en longueur. Un autre domaine concerne la manutention des conteneurs et les ports. Un autre domaine important est celui des aéroports. Vous avez peut-être entendu dire que l'aéroport d'Istanbul sera un des plus grands aéroports au monde. Il s'agira d'un projet PPP.

Il y a également deux ou trois gros projets en cours. L'un concerne le tunnel d'Eurasie, un tunnel routier à deux niveaux sous le Bosphore. Un autre gros projet, comme je l'ai mentionné, est celui de l'aéroport d'Istanbul. Il y a également le projet du canal d'Istanbul. Vous en avez peut-être entendu parler. Il s'agit d'un canal construit par l'homme, qui est parallèle au Bosphore pour en quelque sorte détourner la circulation des pétroliers de la mer Noire vers la mer de Marmara ou le contraire.

Il existe un très gros portefeuille de projets PPP. Je crois qu'un des plus importants et auxquels les compagnies canadiennes aimeraient sûrement participer concerne les complexes de soins de santé. À l'heure actuelle, il existait 36 projets dans le portefeuille, un en cours de construction, quatre en phase contractuelle et cinq à l'étape finale des soumissions. Le portefeuille comporte plus de 41 000 lits; il s'agit donc d'un portefeuille impressionnant de complexes de soins de santé. Tous ces centres seront des centres de soins de santé intégrés dans différentes provinces de la Turquie.

Il y a encore beaucoup d'autres projets dont je pourrais vous parler, mais je m'arrêterai là.

Le sénateur Wallace : Cela est très utile. Merci.

La présidente : J'ai deux intervenants, le sénateur De Bané et le sénateur Wells. Nous avons un peu dépassé l'heure, mais nous avons commencé un peu tard. Je vais faire appel à votre indulgence et vous demander de poser des questions très pointues. Les réponses, j'en suis certaine, seront de même.

Le sénateur De Bané : Merci, madame la présidente.

Monsieur Özdemir, j'ai été très impressionné par ce que j'ai vu et entendu lorsque j'ai visité votre pays.

On nous a beaucoup parlé des différentes réformes apportées au Code commercial turc, du renforcement du secteur bancaire et de l'environnement réglementaire transparent. Toutefois, nombreux sont les témoins qui nous ont dit qu'il était nécessaire « d'accroître la stabilité et la prévisibilité en matière de commerce afin d'attirer les investisseurs étrangers et d'être compétitif par rapport aux pays du G20 ».

Vous êtes ingénieur. Vous aimez les chiffres et je vais donc vous en donner un. La Banque mondiale a récemment classé des pays en fonction de la facilité d'y faire des affaires. La Turquie se classe au 71e rang et il y a donc 70 pays dans lesquels il est plus facile de faire affaire. Par exemple, le Mexique se classe 48e et l'Afrique du Sud, 39e. J'essaie de voir pourquoi c'est si difficile ou compliqué et pourquoi la Banque mondiale vous a classé au 71e rang.

Encore une fois, j'ai été très impressionné par ce que j'ai vu dans votre pays, mais j'aimerais peut-être que vous m'expliquiez pourquoi les choses sont si complexes ou compliquées.

M. Özdemir : Merci pour cette excellente question. Nous pensons et, je crois, tous les instituts et agences de recherche — ou même la Banque mondiale — pensent que les améliorations font partie d'un processus qui ne peut pas être réalisé en 10 ou 20 ans. Je vais vous donner un autre chiffre. Selon le Rapport sur la compétitivité mondiale, la Turquie se classait 66e en 2004 et le centile de la Turquie était de 63 p. 100 en termes de compétitivité. En 2012, nous nous classions au 43e rang et notre rang-centile était de 29 p. 100. Nous sommes donc passés de 63e à 29e en huit ans.

Il s'agit d'un processus et avec la mise en œuvre de réformes structurelles nous pensons que ce processus va se poursuivre.

J'aimerais vous donner un autre chiffre. J'aimerais vous indiquer comment la Turquie s'est classée au cours des 10 dernières années. Il s'agit d'un bon présage pour de plus amples améliorations. Selon International Institute of Management Developement à Lausanne, en Suisse, et selon le Rapport sur la compétitivité mondiale — un indice et une étude prestigieux —, la compétitivité de la Turquie est celle qui s'est améliorée le plus parmi 59 pays pendant la période allant de 2002 à 2012, augmentant de 241 p. 100 en termes de classement.

Le sénateur De Bané : Je n'ai pas beaucoup de temps et je ne doute pas de ce que vous dites. Si je regarde les exportations de votre pays, je vois qu'elles ont augmenté considérablement.

Je faisais allusion à un tableau de la Banque mondiale sur la facilité avec laquelle on peut investir dans votre pays. Quoi qu'il en soit, je suis d'accord avec les tableaux que vous avez.

J'ai une question rapide à poser à Mme Tol. Lorsque le premier ministre turc était en Égypte et qu'il s'est adressé au peuple égyptien il y a quelques mois, il a dit aux Frères musulmans : arrêtez de mélanger la religion à la politique; faites une séparation entre la religion musulmane, et cetera.

Ai-je raison de dire que c'était là les grandes lignes de son discours?

Mme Tol : Sa tournée du Printemps arabe s'est déroulée à l'automne 2011 et il s'est rendu en Égypte. Il a demandé au peuple égyptien d'adopter le sécularisme dans sa Constitution, ce qui a entraîné une levée de boucliers des Frères musulmans. Ensuite le gouvernement a arrêté de parler de la Turquie comme d'un modèle, pour ne pas aliéner ses nouveaux alliés en Afrique du Nord.

Le sénateur De Bané : Comment peut-on réconcilier un gouvernement séculier et la restriction qu'a soulignée le sénateur D. Smith?

Mme Tol : Je ne vous ai pas bien entendu. Pourriez-vous répéter la question s'il vous plaît?

Le sénateur De Bané : Il leur a dit qu'ils devraient essayer d'avoir un gouvernement laïc et de dissocier de la religion de chaque personne. Je vous ai ensuite demandé comment est-ce qu'on peut réconcilier ce qu'il a dit avec les restrictions auxquelles mon collègue, le sénateur D. Smith, a fait allusion quant à l'importance de l'islam en Turquie?

Mme Tol : C'est devenu un dilemme en Turquie. Du point de vue constitutionnel, la Turquie est un système laïc au sens français du terme et donc il s'agit plutôt de laïcité et non pas du sécularisme à l'anglo-saxonne. Récemment, la religion a connu une résurgence en Turquie et je crois que la Turquie n'est pas une exception; il s'agit d'un phénomène global et qui a quelque chose à voir avec la mondialisation. Je suis d'accord pour dire que la société turque est devenue plus conservatrice à cet égard.

Toutefois, ce à quoi il faisait allusion en Égypte était le sécularisme en tant que système constitutionnel. Une fois de plus, nous devons revenir au gouvernement actuel et à sa laïcité révisée, car la République turque a été fondée d'après l'interprétation française du sécularisme, où la religion est écartée de la sphère publique. Toutefois, avec le gouvernement actuel, je crois que la religion est revenue dans l'arène publique et la Turquie est donc plus proche du modèle anglo-saxon de sécularisme.

À cet égard, lorsqu'il a parlé de sécularisme en Égypte, je crois qu'il parlait d'un système constitutionnel. Toutefois, lorsque le sénateur a posé une question sur la liberté de religion, je crois qu'il s'agit davantage d'un facteur culturel.

La présidente : Merci. Il ne nous reste plus de temps. Veuillez faire vite.

Le sénateur Wells : Je serai bref et j'imagine que la réponse le sera également.

Il s'agit d'une question sur la stabilité et sur les réfugiés qui viennent de Syrie. Les données dont nous disposons indiquent qu'il y aura plus de 500 000 réfugiés de Syrie d'ici la fin de l'année. À votre avis, comment cela va-t-il influer sur la question kurde dans le sud-est de la Turquie en ce qui a trait à la stabilité du pays? Il y a un impact et il y a des coûts; j'aimerais que vous les considériez dans votre réponse.

M. Tol : Il y a eu certains incidents dans des camps de réfugiés. La criminalité est la hausse et la Turquie s'inquiète de plus en plus de la situation.

Toutefois, ce qui est plus important et ce qui aura des effets plus durables, c'est la question des Syriens qui ne sont pas dans des camps de réfugiés, mais plutôt éparpillés à travers le pays. Cela va affecter la dynamique de la société. Pour vous donner un exemple, il y a une ville sur la Méditerranée qui s'appelle Mersin. Il s'agit d'une ville mixte, avec des Arabes, des Kurdes et des Turkmènes. Il y a des tensions entre les Kurdes et les Turkmènes au sujet des ressources de la ville. Maintenant, les Syriens se sont joints à l'équation, ce qui ne fait qu'empirer les choses pour les Kurdes.

Je crois que les tensions ethniques pourraient s'accentuer puisque des réfugiés syriens arrivent maintenant dans les grandes villes telles qu'Istanbul, Ankara et Mersin. Cela pourrait avoir une influence sur la question kurde, parce que nous débattons actuellement de la manière de rester neutre au niveau constitutionnel et de l'adoption d'une approche plus pluraliste envers les groupes minoritaires. Je trouve que le climat politique est très constructif à Ankara en ce moment. Cependant, le gouvernement pourrait avoir du mal à mener à bien cette initiative si davantage de Syriens se rendaient en Turquie et s'installaient dans ces grandes villes où il y a déjà beaucoup de tensions ethniques.

La présidente : Madame Tol et monsieur Özdemir, vous pouvez sans doute voir, à partir des questions qui vous ont été posées, que nous abordons ici des questions très fondamentales dont nous traiterons dans notre rapport. Je vous remercie pour cette discussion, qui a été très précieuse dans la conclusion de nos séances. Je crois que les questions auxquelles on n'a pas pu répondre démontrent que nous voulons avoir un rapport approfondi qui reflétera la Turquie d'aujourd'hui et les possibilités, les occasions et les questions sur lesquelles le Canada doit se pencher.

Madame Tol et monsieur Özdemir, nous vous remercions d'avoir été des nôtres aujourd'hui.

Honorables sénateurs, la séance est levée.

(La séance est levée.)

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