Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
OTTAWA, le jeudi 18 février 2016
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 10 h 32 pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général (sujet: accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux : perspectives pour le Canada).
Le sénateur Percy E. Downe (vice-président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le vice-président : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Comme vous le savez, le comité est autorisé à étudier des questions liées aux relations étrangères et au commerce international qui pourraient survenir occasionnellement. Dans le cadre de ce mandat, aujourd'hui, nous entendrons des témoins sur le sujet des accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux et des perspectives pour le Canada.
Pendant la première heure de la réunion, nous entendrons l'exposé de M. Pierre Marc Johnson, ancien premier ministre du Québec, avocat et médecin de formation. M. Johnson est également reconnu pour son expertise dans les domaines des négociations commerciales internationales, des partenariats internationaux, du droit environnemental, du droit de la santé et des politiques publiques.
Étant donné son expérience, il peut non seulement nous parler des avantages et des inconvénients des accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux, mais également nous offrir la perspective des provinces en ce qui concerne les négociations commerciales et les accords commerciaux.
Monsieur Johnson, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation et de prendre le temps d'être ici aujourd'hui. Vous pouvez livrer votre exposé. Ensuite, les sénateurs vous poseront des questions.
Pierre Marc Johnson, avocat-conseil, Lavery Avocats, à titre personnel : Je vais livrer mon exposé en français, et je répondrai ensuite aux questions.
[Français]
Monsieur le président, j'aimerais vous remercier de m'honorer de cette invitation pour discuter, je présume, de trois sujets, même si je n'en ai vu qu'un et demi dans votre ordre du jour. Il s'agit, premièrement, de parler des avantages et des intérêts pour le Canada de favoriser plutôt les accords multilatéraux par opposition aux accords bilatéraux ou plurilatéraux et régionaux; deuxièmement, de discuter un peu de ce qui s'est passé dans le cadre de l'Accord économique et commercial global (AECG), l'accord qui est pratiquement conclu avec l'Europe et dont il restera quelques étapes à venir; et, finalement, de discuter plus spécifiquement du rôle des provinces dans une négociation de ce type. C'est avec plaisir que je vous parlerai, encore une fois, de l'expérience de l'AECG dans ce cadre.
Brièvement, je ne suis pas sûr qu'il s'agisse de faire un choix entre le multilatéral et le bilatéral. Nous sommes plus ou moins aux prises avec la nécessité de faire les deux, d'abord, parce que les accords bilatéraux, régionaux ou plurilatéraux présentent en général une occasion politique d'intervenir dans une négociation de nature économique, et je m'explique.
Les intérêts sont beaucoup plus clairs lorsqu'ils sont bilatéraux ou régionaux. Les acteurs sont plus faciles à définir, les intérêts sont plus évidents et tout cela implique une gestion pour le pouvoir politique qui, à la limite, est peut-être un peu plus simple que dans les accords multilatéraux. Les accords multilatéraux, en termes de commerce, nous donnent un portrait et un cadre d'activités en matière commerciale qui ont l'avantage d'être universels, de s'appliquer à tous, et de générer une jurisprudence relativement claire qui, par la suite, peut nous éclairer quant à l'avenir d'une prochaine négociation, d'un prochain chapitre.
Elle comporte cependant de nombreux inconvénients, dont celui de la difficulté de l'alignement des intérêts, contrairement aux accords bilatéraux. Le deuxième avantage des accords multilatéraux, c'est celui, par sa portée universelle, de ne pas laisser pour compte des coins du monde en termes de commerce, ce qui est important dans un monde qui se rapproche.
Lorsqu'on pense, par exemple, au continent africain qui a été longtemps délaissé sur le plan politique et sur le plan économique, celui-ci est appelé à jouer un rôle économique d'ici 25 ans qui sera absolument gigantesque. Or, la façon de rejoindre le continent africain sur le plan du commerce, c'est fort probablement à partir de l'Organisation mondiale du commerce plutôt qu'au moyen d'accords bilatéraux avec 38 pays, bien qu'il y ait aussi des regroupements en Afrique qui puissent présenter des intérêts pour le Canada.
Je dirai qu'un exemple assez transcendant de ce que signifie un accord bilatéral d'envergure, c'est précisément l'accord économique et commercial global entre l'Europe, l'Union européenne et le Canada, qui en est aux dernières étapes de peaufinage du texte sur le plan juridique.
Le Canada ne représente pas un ensemble gigantesque du point de vue économique. Avec 35 millions de personnes, il est néanmoins intéressant pour un endroit comme l'Europe qui a 12 fois notre PIB et presque 13 fois notre population. Le Canada demeure intéressant pour l'Europe pour différentes raisons. Il n'offre pas réellement de marché de consommation, puisque nous ne sommes que 35 millions. Je crois que certains pays asiatiques présentent beaucoup plus d'intérêt pour l'Europe que le Canada en ce qui a trait au marché de la consommation. C'est la même chose pour les États-Unis, qui représente un marché énorme, non seulement pour nous, mais aux yeux des Européens.
Cependant, les Européens, dans cette négociation, avaient des intérêts très précis qui expliquent pourquoi les provinces ont été invitées à la table, soit ceux des marchés publics à l'échelle sous-nationale. Cela a permis, je crois, une négociation d'intérêt pour l'Europe, dont l'intérêt était axé davantage sur les marchés publics, la propriété intellectuelle et la valeur des précédents qu'elle allait faire dans cet accord avec nous. De notre côté, nous avions un intérêt qui était essentiellement l'accès à 500 millions de personnes riches en Europe. Il s'agit du marché mondial le plus important en ce moment en ce qui a trait à la valeur de ces échanges commerciaux.
Je terminerai, monsieur le président, en vous disant que je répondrai avec plaisir aux questions, en approfondissant peut-être les trois thèmes que je viens d'aborder, c'est-à-dire la différenciation entre le multilatéral et le régional d'une part, et l'AECG et le rôle spécifique des provinces d'autre part. Je vous remercie.
Le sénateur Dawson : Dans un premier temps, lorsqu'on parle d'accords multilatéraux et du cycle économique, la croissance de l'économie mondiale est dans l'intérêt de tous. Autrement dit, moins il y a d'obstacles aux échanges économiques, plus c'est à l'avantage de tous. Plus il y a d'accords multilatéraux, mieux c'est pour tout le monde. Or, nous avons signé une vingtaine d'ententes.
Le président de notre comité fait de temps en temps l'analogie de la Jordanie et du Canada. Pour l'Île-du-Prince- Édouard, le commerce avec la Jordanie représente 0,001 p. 100 de ses échanges économiques, ce qui n'influera pas sur la croissance économique de la province. Cependant, lorsque vient le temps pour nos politiciens de faire des choix, deux options se présentent à eux : le Pacifique et l'Europe. Le nouveau gouvernement doit accorder la priorité à certains aspects et faire des choix. En quoi le gouvernement libéral doit-il s'assurer que le Partenariat transpacifique ne nuira pas aux progrès qu'il y a eu dans l'entente avec l'Europe?
M. Johnson : Je vous remercie, sénateur Dawson. Je vous dirais que l'accord avec l'Europe présente une profondeur et un degré d'ambition qui, pour l'essentiel, sont plus élevés que ce qu'on retrouve dans le Partenariat transpacifique. Le Partenariat transpacifique, on se le rappelle; représente 12 pays, y compris le Canada, les États-Unis, le Mexique et le Chili, notamment l'Amérique du Nord et une série de pays asiatiques importants, à l'exclusion de la Chine, comme le Japon, sans compter la Malaisie, auxquels s'ajoutent le Vietnam, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Cela représente donc 800 millions de personnes, des marchés en croissance et une capacité de production quant aux coûts de la main- d'œuvre qui, dans bien des cas, est inférieure. Ce n'est pas vrai pour le Japon, ce n'est pas vrai pour les États-Unis, ce n'est pas vrai pour la Nouvelle-Zélande et l'Australie, mais c'est vrai pour la plupart des autres pays, comme le Vietnam.
Cela différencie au départ, en termes de production et de circulation des biens, cet accord de l'accord européen. L'accord avec l'Europe est un accord avec un regroupement de pays, soit 28 pays et 500 millions de personnes qui peuvent faire tout et n'importe quoi, on se comprend. Ces 28 pays, compte tenu du nombre d'universités qu'ils ont, du nombre d'industries qu'ils ont, peuvent fabriquer n'importe quel produit qui sera un produit européen, avec essentiellement des ressources internes, à quelques exemptions près en termes de ressources naturelles. Ainsi, si on parle de la dimension du secteur agricole et de la dimension du secteur industriel ou manufacturier, on peut s'attendre à ce que l'Europe puisse produire n'importe quoi, et des biens qui seront souvent de très, très grande qualité, qui feront concurrence à des produits qui proviennent d'ailleurs dans le monde et qui sont parfois de résistance et de qualité moindres. Cependant, il coûte cher de produire ces produits en Europe. Donc, nous avons affaire à un marché intérieur en Europe qui est riche à nos yeux et qui peut produire des choses qui intéressent certainement nos consommateurs, mais à des prix qui ne sont pas nécessairement concurrentiels, dans bien des cas, avec les produits canadiens ou les produits que nous importons notamment des États-Unis et du Mexique dans le cadre de l'ALENA. C'est une première question.
Deuxièmement, il y a une différence fondamentale entre la région du Pacifique qui est définie par cet accord et l'Europe, et qui est liée au rôle du gouvernement et au rôle de l'État. Nous partageons avec les Européens une certaine vision de l'interventionnisme étatique dans un cadre de règle de droit, de common law, de droits civils, de droits et libertés des personnes, qui comprend des transferts fiscaux à l'égard des gens qui sont les plus démunis, et dans un contexte où nous voulons que nos économies soient de plus en plus arrimées au développement technologique.
En ce sens, le Canada et l'Union européenne ont des similarités fondamentales sur le plan de l'analyse économique et de la perspective économique, que nous ne partageons pas tout à fait avec le groupe du Pacifique, bien que ces aspects puissent se présenter à l'avenir dans l'ensemble de ces pays, et bien que nous partagions un certain nombre de ces aspects avec autant d'intensité dans le cas de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie. Il s'agit d'une seconde différence qui, à mon avis, mérite d'être soulignée.
Le reste concerne la vision qu'on a du Canada comme source de ressources premières. Alors, il est évident que, pour les Européens, l'accès aux marchés des ressources au Canada est extrêmement important. Dans le cas des pays membres du traité du Pacifique dont on parle, s'il l'est pour un certain nombre d'entre eux, il ne l'est pas pour d'autres, comme l'Australie, qui est aussi riche en termes de ressources que le Canada. Ainsi, ce n'est pas pour cette raison que ces pays adhèrent au traité et ce n'est pas au chapitre des investissements dans le secteur énergétique qu'ils auraient des intérêts importants à l'égard du Canada ou que celui-ci trouverait un intérêt particulier en Australie.
Dans le cas de l'Europe, c'est différent. L'Europe n'a plus, au chapitre des ressources naturelles, le bassin de ressources que nous avons encore, puisqu'elle représente 500 millions de personnes sur un territoire beaucoup plus petit, et parfois moins riche en ressources. Prenons par exemple la dépendance de l'Europe sur le plan énergétique à l'égard de la Russie : cela représente une dépendance de 53 p. 100 à l'égard des ressources de pétrole et de gaz. Nous ne sommes pas aux prises avec ce type d'enjeux, et même nos voisins américains peuvent vivre cet enjeu par rapport au Canada de temps en temps.
Donc, l'Europe souhaite renforcer sa relation avec le Canada pour des raisons qui dépassent le commerce des biens. Une partie de la question est politique, mais il s'agit aussi d'une certaine vision du progrès à accomplir au cours des 20 prochaines années et des partages possibles au chapitre de la coopération, notamment dans le secteur de la recherche et du développement, qui ne se retrouve pas du côté du Pacifique en ce moment.
Le sénateur Rivard : Bienvenue, monsieur Johnson.
J'aimerais revenir sur l'accord économique Canada-Europe. Nous avons que l'un des irritants qui empêchent, à l'heure actuelle, la mise en œuvre de cet accord économique est l'inclusion d'un mécanisme de règlement des différends entre un investisseur et l'État. Nous savons également qu'il y a des délais légaux et des ratifications.
Les négociations ont tout de même duré plusieurs années. Comment se fait-il que ce ne soit qu'après la signature de l'accord par les deux parties qu'on se rende compte de cette lacune? S'agit-il d'un élément majeur qui pourrait en retarder la mise en œuvre? Pouvez-vous nous expliquer un peu ce mécanisme?
M. Johnson : On pourrait faire un séminaire de trois jours sur ce sujet.
Le sénateur Rivard : Vous pouvez peut-être nous en donner un petit résumé.
M. Johnson : Essentiellement, le recours à l'investisseur-État est une mécanique qui existe depuis la fin des années 1950, quand l'Allemagne et le Pakistan ont signé une entente, parce que l'Allemagne voulait s'assurer que les investisseurs allemands disposent de certaines garanties au chapitre de l'application de la règle de droit.
Depuis, 4000 accords de protection des investisseurs de ce type ont été signés à travers le monde. Le Canada est en train de négocier ou a négocié ou a mis en vigueur environ 80 de ces accords. Or, on retrouve dans l'AECG une disposition qui reprend une partie de ce qu'il y a dans ces accords et qui l'améliore de façon considérable.
Pourquoi est-ce qu'on en discute encore aujourd'hui? Essentiellement, c'est parce qu'il s'agit d'un chapitre comme les autres, parce que c'est une entente de libre-échange qui fera référence à la notion de l'arbitrage en matière de recours investisseur-État, qui est une chose courante. Les gens qui ont critiqué l'accord en Europe ont centré leurs critiques sur ce fait, la plupart du temps en décrivant un texte qui n'était pas le texte de l'accord, mais en évoquant certains textes beaucoup plus minces, qui sont moins garants d'un processus transparent, par exemple, ou d'un processus qui permet à l'État d'affirmer et de faire reconnaître très clairement son droit de légiférer, notamment dans le secteur de la protection de l'environnement et dans le secteur social.
Le texte de l'AECG est un texte qui reflète ce type de préoccupations, mais, au moment de sa conclusion, un certain nombre de critiques — je dirais la majorité des critiques européennes — ont été faites sur cet accord et l'ont caricaturé et présenté comment un texte contenant des dispositions qu'il ne contient pas. Vous me direz qu'il fallait répondre à ces critiques, mais c'est là le problème, car personne n'a répondu.
Ainsi, pendant un an, la seule version de l'AECG qu'on a entendue en Europe était une version négative à cause, notamment, de cette question du recours investisseur-État. Je reconnais qu'il y a des arguments quant à certaines préoccupations que des personnes pouvaient avoir sur le contenu du texte, mais, pour l'essentiel, les critiques les plus importantes qu'on a adressées à ces recours ont trouvé des réponses dans le texte initial, et certaines de ces critiques auront leur réponse dans le cadre du brassage juridique qui est en cours, j'en suis convaincu.
[Traduction]
La sénatrice Johnson : Vous avez négocié au nom du Québec dans le cadre de l'Accord commercial Canada-UE. Pourriez-vous nous parler de votre expérience de représenter une province aux côtés du gouvernement fédéral lors de négociations liées à un accord de libre-échange?
M. Johnson : Les provinces se trouvaient essentiellement à la table des négociations pour tenir compte des préoccupations— et les accepter— des Européens relativement à leur principal intérêt offensif, les marchés publics.
La Commission européenne et ses conseillers savent que sur le plan constitutionnel, même si le gouvernement fédéral a pleine compétence pour négocier des accords internationaux, sa capacité de mise en œuvre est limitée par les articles 91 et 92, car la compétence provinciale entre en jeu.
Par exemple, le gouvernement fédéral ne pourrait pas obliger une province à ouvrir ses marchés publics aux universités, aux hôpitaux ou aux commissions scolaires. Il s'ensuit qu'en pratique, les Européens— qui faisaient de ces établissements un objectif principal pour justifier cet accord aux yeux de nombreux Européens— ont demandé au gouvernement fédéral d'obtenir certaines garanties à cet égard. Le gouvernement fédéral a décidé d'inviter les provinces lorsque le Québec a insisté. Pourquoi? Parce que les politiques adoptées ont des répercussions sur les intérêts économiques et le champ de compétence des provinces. Le gouvernement fédéral précédent a accepté la présence des provinces, et je dois dire que les choses se sont bien passées.
Si les choses se sont bien passées, c'est fondamentalement parce que cela a permis au gouvernement fédéral de présenter une proposition beaucoup plus riche aux Européens, car les provinces pouvaient offrir une contribution en matière de services, de subventions et de marchés publics. Cela a permis au gouvernement fédéral de présenter des offres plus intéressantes qu'en leur absence.
Au début, le climat était tendu. Les premières réunions réunissant des représentants provinciaux et fédéraux sur des négociations internationales, même liées au commerce, ont surpris certains fonctionnaires, surtout au sein du gouvernement fédéral, car je pense qu'ils se demandaient pourquoi ces gens étaient présents; ils n'étaient pas habitués à leur présence.
Mais la confiance s'est installée au fil d'une série de réunions officielles et de rencontres informelles et par l'entremise de regroupements de provinces. Par exemple, les provinces des Maritimes se réunissaient avec la Colombie-Britannique pour discuter de la question des pêches, et elles pouvaient ensuite présenter au négociateur fédéral canadien une position intéressante et uniforme au niveau national. Toutes sortes de forums permettaient cette démarche, et nous avons traité des dizaines d'enjeux de cette façon.
La sénatrice Johnson : Comment les provinces négociaient-elles leur position? Elles étaient intégrées au gouvernement fédéral et dans de nombreux cas, vous avez parlé d'une seule voix, au bout du compte.
M. Johnson : C'est vrai. Nous nous sommes obligés à parler d'une seule voix. Cela ne signifie pas que nous n'avons pas eu certaines discussions difficiles sur plusieurs enjeux. Toutefois, nous étions déterminés à parler d'une seule voix devant les Européens, c'est-à-dire par l'entremise de Steve Verheul, le négociateur en chef.
De nombreuses discussions bilatérales ont eu lieu entre les Européens et certaines provinces. J'ai passé beaucoup de temps, seul ou en compagnie du négociateur en chef, à discuter d'enjeux culturels avec le négociateur en chef de l'Europe, par exemple, car c'était important pour nous, si vous pouvez le croire, et d'enjeux liés à la gestion de l'offre dans le domaine agricole.
J'aimerais illustrer mes propos en vous racontant un événement qui s'est produit. C'était lors d'un cocktail; après des années d'échanges avec les Européens, la délégation du Québec à Bruxelles a organisé une soirée à sa résidence. Tous les négociateurs étaient présents. Il y avait 120 personnes dans la pièce, mais c'est une grande maison. En passant, elle sera bientôt vendue.
Le négociateur en chef vient me voir en me disant qu'il est certain que le Québec renoncera à son système de gestion de l'offre, même s'il connaissait très bien les intérêts de la province dans ce domaine. Je lui ai répondu que nous allions complètement abandonner ce système si les Européens abolissaient les subventions agricoles en Europe.
Je présume que cela a mis fin à la discussion, mais de façon non officielle, cela a aussi permis de faire comprendre la résistance fondamentale d'une partie relativement à un enjeu face à l'intérêt offensif d'une autre partie sur le même enjeu.
Cela s'est produit très souvent sur de très nombreux sujets, et encore une fois, les provinces étaient résolues à s'efforcer de ne jamais diviser le pays face aux Européens lorsqu'il s'agissait d'enjeux importants.
La sénatrice Poirier : Je vous remercie de vos commentaires et de votre exposé. Nous sommes très heureux de les entendre.
Le Canada a une balance commerciale négative dans dix accords de libre-échange sur onze. Toutefois, nos échanges beaucoup plus nombreux avec les États-Unis nous permettent d'avoir un ratio commercial positif. Au-delà de l'avantage économique conféré par l'ALE, quels autres avantages le Canada retire-t-il de ces accords? De plus, notre balance commerciale négative relativement à 10 des pays de l'ALE représente-t-elle une préoccupation ou un problème?
M. Johnson : Parlez-vous de l'Europe ou du Pacifique?
La sénatrice Poirier : De l'Europe
M. Johnson : Il ne s'agit pas seulement de la balance commerciale, mais également de l'investissement. Il est intéressant de remarquer qu'il y a des actions canadiennes d'une valeur de 175 milliards de dollars en Europe, et que l'Europe a environ la même somme au Canada, même si sa population est 12 fois la nôtre. Un accord de libre-échange permet non seulement de se pencher sur la libre circulation des biens— et parfois des services et des capitaux—, mais il permettra également de créer un contexte dans lequel les gens s'intéressent aux autres, et c'est exactement ce qui s'est produit dans le contexte de l'ALENA.
Dans le cas du Mexique, les échanges commerciaux entre les partenaires de l'ALENA se sont multipliés par 20. Ceux du Canada ont quintuplé pendant la même période, ce qui a stimulé le développement économique au pays.
Si nous examinons un point précis et statique de la balance commerciale, cela ne nous dit rien au sujet des investissements ou du changement dans la texture de l'économie. Cela ne nous dit rien sur les types de partenariats possibles entre deux parties qui interviennent dans un troisième pays. Donc, malgré notre balance commerciale avec les pays européens les plus importants, c'est-à-dire l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, c'est une bonne idée d'avoir accès au marché européen, car dans certaines régions, les droits de douane sont toujours très élevés. Ils ne diminueront pas; ils seront complètement éliminés. En général, jusqu'à 70 p. 100 des biens étaient assujettis à un certain type de droits de douane, et les droits de douane de tous les biens fabriqués seront éliminés. Encore une fois, nous agissons peut-être sur l'une des raisons pour lesquelles notre balance commerciale est négative.
Enfin, j'aimerais apporter une nuance sur la façon dont nous compilons les données. Par exemple, des biens arrivent à Montréal et sont ensuite envoyés ailleurs, notamment aux États-Unis. D'autres biens font partie de biens qui seront utilisés pour fabriquer un autre bien qui sera exporté. C'est pourquoi nous ne pouvons pas nous contenter de tenir compte uniquement de la balance commerciale.
La sénatrice Poirier : À votre avis, pourquoi le Canada a-t-il une balance commerciale négative dans 10 accords commerciaux?
M. Johnson : Nous avons un grand pays peu peuplé. La concentration n'est pas une chose facile. Toutes les provinces sont aux prises avec ce problème, et le gouvernement canadien, lorsqu'il élabore des politiques en matière d'économie, doit tenir compte de ce type de morcellement, c'est-à-dire la fragmentation de l'économie. C'est une partie de la réponse.
La deuxième partie, c'est que nous sommes— et nous demeurons— un partenaire commercial important pour la plupart de nos partenaires lorsqu'il s'agit des ressources naturelles, et la valeur ajoutée est parfois beaucoup plus faible.
Je crois que l'économie des pays de l'OCDE est en train de se transformer en profondeur. Cette transformation sera menée par la science et les technologies, et je crois que le Canada est exceptionnellement bien placé dans ce contexte étant donné ses ressources et ses types d'universités et le libre passage des personnes— ou presque— entre les États- Unis et le Canada.
À moyen terme, le Canada jouit d'un grand avantage lié aux sciences et aux technologies dans le contexte de cette quasi-révolution dans le fonctionnement de l'économie. C'est la raison pour laquelle il est extrêmement important d'ouvrir les marchés européens, car nos marchés sont déjà très ouverts. En effet, le Canada élimine ses droits de douane de façon unilatérale depuis des années. En pratique, nous imposons actuellement très peu de droits de douane à l'Europe. En ce qui concerne les droits de douane, les concessions que nous accordons aux Européens sont beaucoup plus intéressantes pour nous, car ils élimineront 100 p. 100 de leurs droits de douane dans les secteurs industriel et manufacturier sur une très courte période de temps— 98 p. 100 le jour de la mise en œuvre de l'accord.
Le vice-président : J'aimerais ajouter une question à celle de la sénatrice Poirier. Vous avez bien expliqué le déficit commercial, etcetera. De nombreux Canadiens sont très surpris lorsqu'ils lisent ces données. Par exemple, en 1994, lorsque nous avons signé l'ALENA, nous avions un déficit commercial de 2,9 milliards de dollars avec le Mexique, et en 2015, ce déficit a atteint 24 milliards de dollars. En 1997, nous avons signé l'accord avec le Chili, et nous sommes passés d'un surplus de 75 millions de dollars au déficit actuel de 1,1 milliard de dollars.
Plusieurs choses se produisent. Votre explication liée à l'économie de l'avenir m'intéresse particulièrement, car cette économie est axée sur la science et les technologies, ainsi que sur les universités. Qu'est-ce que les gouvernements négligent de faire pour commercialiser la recherche scientifique menée dans notre pays, afin que nous puissions vendre des produits de grande valeur plutôt que des produits à faible marge, ce qui nous permettrait de changer certaines de ces statistiques?
M. Johnson : Il est intéressant que vous ayez mentionné le Mexique et le Chili— et vous pourriez ajouter la Colombie. En effet, le déficit commercial du Canada a augmenté au fil des années en ce qui concerne ces pays. Mais en général, cela n'a pas nui à la croissance et à la prospérité. Dans certains cas, c'est ce qui se produit avec les pays à développement plus ou moins rapide.
Dans le cas de l'Europe, nous traitons avec des pays— à l'exception des pays qui faisaient autrefois partie de l'Europe centrale et qui font maintenant partie de l'Union européenne— dont l'économie est assez développée.
Nous sommes donc au même niveau. Je ne prévois pas un accroissement de notre déficit commercial avec l'Europe, bien au contraire, précisément parce que les Européens éliminent leurs droits de douane.
En ce qui a trait à votre deuxième question— qui concerne vraiment la façon dont nous mettons en œuvre la nouvelle économie—, je crois que la nouvelle économie fonctionnera bien. Les marchés formeront une grande partie de la réponse. Je pense que la coopération entre les responsables des politiques en matière d'économie, les ministères des Finances, les ministères de l'Industrie, ainsi que la coopération et la consultation avec les universités, est devenue très importante.
Il est important que les universités s'ouvrent à la libre circulation des capitaux. Les Américains ont largement adopté cette approche. Par contre, nous avons adopté une approche— qui est d'ailleurs assez européenne— qui nous pousse à résister à la présence de grands intérêts financiers privés dans les universités. Je crois qu'il serait bon que nous soyons plus permissifs à cet égard.
Pourquoi? Parce que les industries ont besoin de connaissances. Les connaissances découlent des activités de R-D, qui sont en grande partie effectuées dans les universités. Au cours des 15 dernières années, j'ai travaillé avec un groupe d'universités françaises et canadiennes dans le cadre des Entretiens Jacques-Cartier, une initiative qui se déroule à Lyon, en France, ou à Montréal. Des universités du Canada et de l'Europe, surtout de la France, se réunissent dans la région Rhône-Alpes.
Les changements qui se sont produits au cours des 10 dernières années m'impressionnent, car les universités de notre pays et celles de la France s'ouvrent à la nécessité d'un certain type de coopération directe avec le secteur privé et les capitaux privés. À mon avis, c'est la direction que doit emprunter le Canada. Les Européens commencent à s'engager dans cette voie, et je parle surtout de l'Europe continentale, car tout comme les États-Unis, la Grande-Bretagne n'a aucun scrupule à le faire depuis des années.
Le sénateur D. Smith : Le document d'information préparé par votre personnel pour la réunion d'aujourd'hui s'intitule Le Canada, l'organisation mondiale du commerce et les accords de libre-échange : un survol. C'est un excellent document et il traite de nombreux accords de libre-échange en général, ainsi que de l'ALENA, du PTP et de l'OMC.
Nous sommes saisis d'une étude sur l'Argentine. Pourriez-vous nous indiquer des éléments, des enjeux et des sujets qui pourraient être liés précisément à l'Argentine ou à l'organisation panaméricaine et à l'OEA, afin que nous soyons informés? Nous travaillons sur l'Argentine, et si vous avez des références particulières sur ce pays, nous aimerions les entendre.
M. Johnson : Je n'ai pas de commentaires précis à cet égard. Si j'avais eu le document d'information sur l'Argentine, je l'aurais lu et j'aurais tenté de vous donner mon avis, mais je ne l'ai pas. Non, je n'ai rien de particulier à dire sur l'Argentine et sur ses relations commerciales avec le Canada.
Le sénateur Ngo : Douze pays participent aux négociations sur le PTP, et le Canada en fait partie. Le Canada appuie-t-il l'augmentation du nombre de membres du PTP pour inclure d'autres pays? Si oui, cet appui se limite-t-il à certains pays?
M. Johnson : C'est une question intéressante. Je peux répondre de l'extérieur, car je ne participe pas à l'élaboration de la politique étrangère du Canada. Vous abordez un sujet qui touche à la politique internationale, ou devrais-je dire à des enjeux politiques liés à la communauté internationale, et c'est ce qui rend ces accords régionaux et bilatéraux aussi intéressants.
Dans un monde idéal, tous se conformeraient aux directives de l'OMC. Mais le fait est que a)nous ne vivons pas dans un monde idéal, b)il y a des occasions que nous ne pouvons pas laisser passer, et c)quand nous nous rendons compte qu'il est possible d'intensifier le commerce dans des régions du monde qui ont quelque chose à nous offrir, nous nous inquiétons souvent du contexte global.
Si on pense au contexte global de la politique étrangère du Canada, pour tout enjeu d'envergure, nous devons comprendre quel est l'intérêt des États-Unis, comment il est exprimé, et à quel point il est important d'harmoniser nos politiques avec les leurs. Dans les deux cas, il y a des coûts pour la politique étrangère du Canada. Si nous nous rangeons du côté des États-Unis pour certaines questions, nous devons en payer le prix auprès de certains de nos alliés et amis à l'échelle mondiale. Et si nous ne le faisons pas, il y a aussi parfois un prix associé à cela.
La décision d'ouvrir le PTP un jour, une fois mis en oeuvre, parce qu'il aura été ratifié par suffisamment de pays représentant une proportion suffisante du commerce et des populations concernées, ce sera un choix strictement politique.
J'imagine que la situation serait bien moins complexe pour un petit pays du Pacifique que pour un très grand pays bordant le Pacifique. En ce sens, il appartient aux responsables de la politique étrangère et au ministère des Affaires étrangères, du Commerce international et du Développement de peser les répercussions à moyen et à long terme de ces enjeux et de définir les intérêts du pays au-delà de six mois, ou encore outre le temps de modifier certaines choses ou même de préparer une élection. C'est peut-être pourquoi le Sénat américain...
La sénatrice Johnson : Absolument.
M. Johnson : Il est primordial selon moi de se projeter 20ans en avant. Il est de plus en plus difficile de prévoir où nous en serons, et il est très préoccupant à mon avis qu'on néglige parfois cet aspect pour se concentrer uniquement sur ce qui se passera le mois prochain. Quand il s'agit d'enjeux de l'envergure de celui que vous avez soulevé, nous devons pousser la réflexion plus loin; nous ne pouvons pas nous contenter de savoir où nous en serons dans un mois ou dans un an.
[Français]
Le sénateur Ngo : Selon votre expérience, les enjeux en matière de droits de la personne sont-ils aussi importants que les objectifs de négociation au niveau bilatéral? Il est peut-être plus facile d'avoir ces échanges dans un contexte informel, comme vous le dites.
M. Johnson : La question des droits de la personne ne fait pas formellement partie de l'AECG avec l'Europe. Elle a cependant été soulevée au tout début, particulièrement par les Européens, mais dans un contexte qui a donné lieu à une négociation distincte pour l'accord de partenariat stratégique dont les provinces ne faisaient pas partie, mais qui est un accord politique entre le Canada et l'Union européenne sur des enjeux qui sont liés surtout à la sécurité nationale, mais aussi à l'élaboration d'une vision commune au sein des forums multilatéraux autour de questions comme les droits de la personne ou la protection de l'environnement.
Je vous dirais qu'il est plus facile de négocier un certain nombre de dispositions, même des accords commerciaux avec l'Europe, avec laquelle nous partageons une base de la vision du droit et de la règle de droit qui a près de 400 ans. Nous avons une vision traditionnelle du siècle des Lumières, de ses conséquences et de son intégration dans la législation nationale des États qui va de soi, ou presque. Ce n'est pas toujours le cas avec d'autres pays ou d'autres civilisations qui ont été influencés par une vision différente de l'État, du rôle de l'État, du concept d'égalité, et cetera. Donc, les accords commerciaux ne sont pas un moyen idéal pour prétendre régler ces questions dans les textes, mais ils présentent des occasions exceptionnelles d'échanges sur ces enjeux dans des contextes informels et dans le contexte de rapprochement des personnes à travers le commerce. En ce sens, je figure parmi ceux qui croient que le vecteur commercial est un vecteur utile aux États pour favoriser un dialogue permanent sur d'autres enjeux que le commerce.
Le sénateur Rivard : Durant toute la durée des négociations, les parlementaires et le public en général ne pouvaient pas savoir ce qui accrochait dans les négociations, et je pense que c'est normal. Maintenant que nous en sommes presque rendus à la mise en route, quels étaient les irritants des Européens par rapport au Canada? Je pense, entre autres, aux produits du phoque, au pétrole extrait des sables bitumineux, et spécifiquement au Québec, de l'acceptation des vins de glace et des cidres de glace; ce sont des dossiers québécois. A-t-il été difficile d'obtenir des accords où cela aurait pu achopper? Peut-être pas pour le cidre et le vin de glace, mais les témoins qui ont comparu au Comité de l'agriculture craignaient que leurs produits ne soient pas acceptés.
Je vous félicite pour les quotas de fromages européens, parce que nous n'aurions pas pu ouvrir le marché au complet. Je crois que c'est grâce à des négociateurs comme vous que nous avons réussi à imposer un quota pour éviter que le marché ne soit inondé.
Pouvez-vous nous en dire davantage, ou cela fait-il partie des négociations privées ou confidentielles?
M. Johnson : En ce qui concerne le dossier des phoques et de la chasse aux phoques, et le dossier de l'exploitation des sables bitumineux, il s'agissait de deux enjeux très publics, mais non de table. Ce sont des enjeux qui se sont réglés dans d'autres forums ou qui doivent l'être. Effectivement, au début des négociations, on ne parlait que de cela, ce qui a permis de ressortir des extraits d'un vieux documentaire sur la chasse aux phoques des années 1940, qui n'était pas très élégante à l'époque, il faut le dire. Cela a permis aussi à toutes sortes de groupes qui s'opposent à l'utilisation des combustibles fossiles de se concentrer sur la question de l'utilisation des sables bitumineux. Encore une fois, cela ne faisait pas partie des négociations.
En ce qui concerne les vins de glace, les producteurs pourront être rassurés dans la mesure où l'accord qui a été signé au départ par le Canada à la fin des années 1980 et reconduit au début des années 2000 avec l'Europe a été intégré à l'AECG. Ainsi, cet accord, qui a permis l'évolution de notre industrie des vins de glace et des cidres de glace, n'a pas été modifié et c'est le statu quo à cet égard.
Le sénateur Rivard : Il reste tout de même que l'imposition de quotas à l'importation de fromages européens fait partie des négociations, parce que les Européens auraient voulu n'avoir aucun quota. Donc, des gains ont été faits par le Canada pour protéger notamment l'industrie laitière.
M. Johnson : Absolument. Au début des négociations, vous avez raison, même au Canada, il y a eu un moment où les gens ont été ébranlés en se demandant si c'était la fin du régime de la gestion de l'offre. Mon mandat du gouvernement du Québec était très clair, c'était de défendre le système de gestion de l'offre, et nous l'avons fait. Les Européens avaient peut-être des ambitions un peu trop élevées à cet égard, et ils ont accepté une augmentation de 17 000 tonnes de fromage qu'ils pourront mettre sur le marché canadien sur une période de cinq ans. Cela correspond en bonne partie à l'augmentation de la consommation des fromages de toute façon, qu'ils soient domestiques ou étrangers. Donc, en principe, le marché — et c'est le gouvernement fédéral qui avait fait cette étude — absorbera par l'augmentation de la consommation «anticipée» une forte proportion de ces quotas additionnels qui ont été consentis à l'Europe. Je rappellerai que le gouvernement du Québec, d'un bout à l'autre de ces négociations, n'a pas fait la vie facile aux négociateurs canadiens, pour lesquels j'ai beaucoup de respect; négocier les questions agricoles est un mal de tête pour n'importe quel négociateur du commerce international. Ainsi, Steve Verheul, un homme qui connaît très bien le secteur, puisqu'il a passé une partie de sa carrière à Genève à négocier les questions agricoles pour le Canada, a dû, ultimement, avec son ministre, prendre la décision que le gouvernement fédéral était prêt à assumer, et le gouvernement du Québec, lui, se refusait à faire une définition de la concession et laissait au gouvernement fédéral le soin d'en prendre la responsabilité. Cela dit, je pense que notre argumentaire a été assez puissant pour que, finalement, la décision du gouvernement fédéral soit une décision avec laquelle tout le monde puisse vivre.
[Traduction]
La sénatrice Cordy : Tout cela est très intéressant. En réponse à la question du sénateur Ngo, vous avez parlé de la primauté du droit en matière de droits de la personne. Vous avez dit que les accords commerciaux ne sont pas le véhicule approprié pour aborder ces choses-là. Pourtant, dès qu'un accord commercial est sur le point d'être conclu entre le Canada et un autre pays, ou un groupe important de pays comme dans le cas du PTP et de l'accord sud- américain, ces questions sont invariablement mises à l'avant-plan par les Canadiens. C'est compréhensible, car ils n'aiment pas l'idée que le Canada approuve la façon dont certains pays gèrent la question des droits de la personne.
Comment peut-on dire que le commerce reste le commerce, mais que nous ne sommes pas d'accord avec votre interprétation des droits de la personne? Comment trouver l'équilibre entre les deux quand on tente de conclure un accord? Il est difficile de faire une distinction entre les deux dans l'esprit des Canadiens.
M. Johnson : La question des droits de la personne doit avoir son propre forum. Les négociations commerciales sont l'occasion de discuter des priorités et du tissu de notre propre société, afin d'expliquer pourquoi nous sommes prêts à faire ou à ne pas faire certaines choses au nom du commerce. Cela crée un forum où les gens peuvent parler de divers enjeux, dont notre rapport à l'environnement, et le degré d'intervention des gouvernements quand il est question des enjeux environnementaux, des droits de la personne et du respect des droits du travail.
Ce sont trois sujets importants qui sont à la base de bon nombre de ces négociations, selon les parties concernées. C'est toujours un sujet délicat. Je suis de ceux qui croient qu'en marge des négociations commerciales, qui durent souvent des années, il est possible d'organiser des activités réunissant des universitaires, des acteurs politiques, des dirigeants, et des représentants de l'appareil judiciaire, des syndicats et de la société civile, surtout dans le domaine de l'environnement; et ces activités peuvent se prolonger au-delà des négociations. C'est une approche pratique à adopter face à ces enjeux.
Il ne s'agit pas d'adopter des lois. Ce n'est pas un contexte permettant d'appliquer les sanctions prévues par un accord commercial en cas de violation des droits de la personne; c'en est plutôt un où il est possible de faire progresser d'importante façon la question des droits de la personne sur la scène internationale. C'est ce qui devrait être fait, et je pense que la politique étrangère canadienne peut en tenir compte si les choses sont faites de façon systématique.
Le vice-président : Merci pour votre merveilleuse entrée en matière, et merci d'avoir répondu à nos questions très pointues. Je vous remercie de votre présence.
Nous avons avec nous, à Ottawa, M. Dan Ciuriak, directeur et chercheur principal au cabinet Ciuriak Consulting; et par vidéoconférence, nous recevons Eugene Beaulieu, professeur au département d'économie et directeur de la Politique économique et internationale, à l'Université de Calgary.
Merci à vous deux d'avoir accepté notre invitation. Nous sommes impatients d'entendre vos déclarations préliminaires.
Dan Ciuriak, directeur et chercheur principal, Ciuriak Consulting Inc. : Merci au comité sénatorial de m'avoir invité.
Le Canada est à un tournant historique en ce qui concerne sa politique commerciale. Le Parlement du Canada examinera sous peu l'EACG et le PTP en vue de leur ratification. Et à venir, il y a aussi la conclusion potentielle des négociations entre les États-Unis et l'Union européenne à l'égard du Partenariat transatlantique en matière de commerce et d'investissement. Ces accords auront de vastes répercussions sur le monde du commerce.
L'option multilatérale, qu'envisageait le comité, n'est plus offerte. La Conférence ministérielle de l'OMC à Nairobi s'est soldée par une rupture, ce qui est plutôt remarquable sur le plan des communications, car certains membres ont soutenu le Programme de Doha pour le développement, tandis que d'autres l'ont ouvertement rejeté. À mon avis, cela signifie la fin des négociations à l'OMC.
De telles ruptures sont normalement traitées avec une ambiguïté constructive; même s'il y a mésentente dans la salle, les ministres sortent de là en donnant différentes interprétations de l'accord, mais en tâchant normalement de dissimuler les failles. Dans ce cas-ci, c'était très clair.
Cela s'explique facilement : le commerce et la géopolitique vont de pair, et je suis d'accord avec M. Johnson, qui a témoigné avant moi. La dernière fois que nous avons vu ce genre de rupture, c'était pour la charte de LaHavane, dans les années 1940, alors que les États-Unis se sont retirés des négociations. Cette charte devait établir l'Organisation mondiale du commerce comme troisième pilier, avec le FMI et la Banque mondiale, du cadre de Bretton Woods pour la reconstruction d'après-guerre. Aujourd'hui, les États-Unis tournent le dos au Programme de Doha pour le développement, parce que l'accord ou les négociations ne répondent plus à leurs besoins. Ce sont des besoins de nature géopolitique.
Le président Obama a dit clairement que, par le biais du PTP et du PTCI, les États-Unis espèrent établir les règles régissant le commerce international du futur, et ils le font en concurrence à la Chine. Dans un blogue, M. Obama a écrit ceci :
[Traduction]
...la Chine veut écrire les règles du commerce en Asie. Si elle réussit à s'imposer, nos concurrents pourraient faire fi des normes fondamentales en matière d'environnement et de travail, leur donnant un avantage injuste sur les travailleurs américains.
L'accent est mis sur l'environnement et le travail, mais en regardant le PTP de plus près, on remarque que toute l'attention est donnée à la propriété intellectuelle.
L'OMC n'est pas l'endroit voulu pour faire valoir ses intérêts en matière de propriété intellectuelle, car resserrer les règles à cet égard ne serait pas avantageux pour la grande majorité de ses membres. Il est difficile de gagner du terrain dans ce secteur. Les négociations commerciales ont ainsi bifurqué vers les accords plurilatéraux qui sont dominés par les parties ayant les plus grands intérêts en matière de propriété intellectuelle, soit l'Union européenne et les États-Unis.
Cela pose problème pour les pays qui ne produisent pas beaucoup de propriété intellectuelle. Le mot clé de l'économie de l'innovation est «monopole». On crée de la propriété intellectuelle, on bâtit des entreprises à partir de celle-ci, et on perçoit en quelque sorte un loyer à ceux qui veulent s'en servir. Ce qui est intéressant, c'est que contrairement au jeu de Monopoly, où le but est d'acheter des propriétés, dans le jeu de la propriété intellectuelle, le but est de créer cette propriété intellectuelle.
Nous vivons dans un monde où on fabrique des brevets en série. Les États-Unis émettent près de 600000 brevets par année. Il y a 6000 examinateurs de brevet, alors on peut s'imaginer combien ils traitent de demandes de brevet tous les jours, pour en vérifier la validité et le caractère innovateur. La Chine franchit maintenant le cap du million de brevets par an. Le Canada, quant à lui, en émet 20000 par année. Dans le monde de la propriété intellectuelle, le Canada traîne loin derrière.
Les traités internationaux qui nous obligent à faire appliquer la propriété intellectuelle créée par nos partenaires nous poussent aussi à honorer une grande quantité de propriété intellectuelle dont la création n'est régie par aucune règle.
C'est un désastre en devenir, en ce sens qu'il y a cette bulle de propriété intellectuelle qui ne cesse de gonfler avec la quantité de nouveaux brevets émis, dont bon nombre— et c'est bien documenté— visent des supposées inventions qui sont fondées sur de l'art antérieur, entre autres. La plupart de ces brevets ne sont pas lucratifs, mais ils obligent les entreprises à obtenir des licences réciproques, et cela coûte cher. Les entreprises risquent ainsi davantage d'être la cible de chasseurs de brevets ou d'être poursuivies en cour pour contrefaçon sans raison légitime, car ces solutions n'avaient rien d'innovateur— les ingénieurs de l'entreprise auraient très bien pu régler eux-mêmes le problème s'il avait eu à se produire.
C'est le monde dans lequel nous vivons. Au Canada, le calcul est très complexe. Le PTP entraînera des gains financiers relativement modestes. Je vais publier un rapport sous peu avec l'Institut C.D.Howe. Nous n'avons pas terminé les simulations, mais nous prévoyons que les gains, mesurés de façon conventionnelle, seront de l'ordre de 3 à 4 milliards de dollars pour le Canada selon le taux de change actuel. Les gains seraient principalement attribuables à l'élimination des droits de douane. Après un examen minutieux, on constate que le PTP ne permet pas vraiment de libéraliser les services, et encore moins les investissements étrangers directs. Le principal avantage sur le plan des services serait une certitude accrue, pourvu qu'on adhère à l'idée que la certitude que procurent les engagements exécutoires a ses avantages.
Cependant, l'utilisation de préférences a un prix, car se conformer aux règles d'origine suppose des coûts. Le fardeau administratif imposé aux entreprises a aussi un coût social, et cela touche particulièrement les petites entreprises.
L'autre désavantage est que le Canada devra accorder des subventions pour composer avec la situation de l'industrie laitière, et cela aura une incidence sur les gains sociaux que devrait engendrer l'accord selon nos mesures.
Le point critique, selon moi, est que nous ne sommes pas outillés pour mesurer les répercussions des dispositions relatives à la propriété intellectuelle sur le commerce. Les modèles que nous utilisons s'appuient sur une base de données établie par un collège agricole des États-Unis, l'Université Purdue. Le secteur agricole y est bien défini, mais ces données ne font pas le détail du secteur pharmaceutique, et font encore moins la distinction entre les médicaments génériques et les médicaments brevetés. Pas de détails non plus sur les logiciels, le cinéma ou les médias numériques.
Nous avons ce qu'il faut pour modeler et évaluer les répercussions du PTP sur l'économie du XXesiècle et vous prodiguer des conseils à cet égard. Nous ne le sommes pas pour vous fournir une analyse et des conseils concernant les répercussions de l'accord sur l'économie du XXIesiècle. Cela handicape grandement notre capacité d'analyse. Je suis désolé de vous dire que nous allons publier des études fondées sur des chiffres qui ne tiennent pas compte des éléments relatifs à la propriété intellectuelle de ces accords.
Pour ce qui est des coûts, l'incidence sera négative pour la plupart des pays. La Nouvelle-Zélande estime que la prolongation de la protection relative au droit d'auteur finirait par coûter environ 10$ par personne. Si on additionne le tout à l'échelle nationale, on arrive à des chiffres mirobolants. Les coûts des soins de santé risquent aussi d'augmenter. Nous ne savons pas dans quelle mesure on pourra compenser ces coûts par une hausse de l'innovation et de la recherche-développement au Canada, mais le Canada n'est pas un centre névralgique mondial pour ce genre d'activités.
De plus, et c'est tout aussi important à mon sens, le PTP continue de miser sur un cadre de politique économique qui a plongé le monde dans un état de déflation stagnante. Pour ceux qui s'en rappellent, dans les années 1970, c'était l'inverse; le monde était en situation d'inflation stagnante. La solution à l'époque a été d'accroître l'offre. C'est ce qui a provoqué la révolution de l'approvisionnement.
L'application de cette politique pendant 40 ans a mené à l'inverse, soit à une situation de déflation stagnante. Le PTP mise encore sur ce modèle économique. Ce n'est pas la solution pour se défaire du piège de la gestion de l'offre.
Sénateurs, vous avez peut-être lu mon article d'opinion à ce sujet dans le GlobeandMail il y a une semaine. Je donnais des chiffres dans cet article. Il se peut qu'ils datent. Je disais essentiellement que le Canada a enregistré des résultats décevants au cours de cette période, et avec le PTP, nous appliquerions ce modèle économique qui ne nous a pas servis, plutôt que d'en chercher un nouveau pour sortir de ce marasme.
Si le PTP n'est pas la solution dans ces secteurs, quelles options s'offrent à nous? Comme je le disais, l'option de l'OMC est à oublier pour l'instant, je crois. On ne peut pas raisonnablement s'attendre à ce que les négociations reprennent.
Les accords commerciaux bilatéraux ont le désavantage des règles d'origine, qui sont adaptées à chaque accord. Donc, si une entreprise établit sa chaîne d'approvisionnement en fonction des exigences de l'AECG, il se peut qu'elle ne satisfasse pas aux règles d'origine prévues par le PTP. Et si nous devions conclure un accord avec la Chine, l'entreprise qui satisfait aux règles d'origine du PTP pourrait ne pas être conforme à celles de l'accord Canada-Chine.
Pour les grandes entreprises qui s'approvisionnent sur le marché international et qui possèdent de nombreuses installations de production, c'est peut-être un obstacle surmontable. Ce sont toutefois les PME qui ont le plus à gagner à pénétrer le marché international, en fait de commerce et de revenus, puis à investir dans la R-D, la formation et l'amélioration de leur cadre d'immobilisations, et à apprendre de l'exportation. Pour ces petites entreprises, les négociations bilatérales en série n'annoncent rien de bon. On peut bien conclure un accord, mais les suivants ne seront pas utiles.
La principale option que le comité n'a pas énumérée est celle de la libéralisation unilatérale. J'ai coécrit un article sur les gains procurés par le commerce issu de la libéralisation unilatérale. Il y a gros à gagner, et les revenus ainsi créés rivalisent avec ceux de l'AECG et du PTP combinés. Cette option a l'avantage d'éviter les coûts administratifs associés au commerce préférentiel, et cela représente d'importants gains au chapitre du bien-être.
Le Canada devrait envisager de devenir la Suisse de l'Amérique du Nord, d'être un pays libre et ouvert au commerce et à l'investissement, sans toutefois s'encarcaner dans un régime réglementaire. La Suisse ne s'enferme pas nécessairement dans le régime de règles de l'Union européenne. C'est une option que le comité pourrait examiner, selon moi.
Cependant, le Canada pourrait difficilement ne pas être partie au PTP et à l'AECG. Cela le marginaliserait sur ses deux principaux marchés internationaux, celui des États-Unis et celui de l'Union européenne. Par ailleurs, si le Canada est lié par ces accords, il accepte par le fait même un régime réglementaire qui ne l'a pas servi au cours de la dernière décennie. Il faut trouver une solution à ce dilemme.
Le Canada est confronté à une décision difficile. Il doit faire des calculs sérieux et se doter de toute urgence d'une stratégie en matière de commerce et d'innovation.
Le vice-président : Comme il semble que la communication vidéo en provenance de Calgary fonctionne, je vais demander au professeur de présenter ses observations préliminaires. Nous passerons ensuite aux sénateurs qui souhaitent poser des questions.
Eugene Beaulieu, professeur, Département d'économie et directeur, Politique économique internationale, Université de Calgary, à titre personnel : Bonjour. D'entrée de jeu, je signale que le Canada a connu une croissance sans précédent dans le secteur du commerce. L'économie mondiale fondée sur les échanges commerciaux a cru deux fois plus vite que le PIB des pays, et la croissance du commerce mondial a été l'un des principaux moteurs de croissance pour l'économie mondiale. Pour sa part, le Canada a lui aussi bénéficié d'une approche commerciale fondée sur des règles. Il est important pour le Canada de participer à toutes les initiatives pour établir des règles qui soutiendront et amélioreront le climat commercial.
Comme suite à la demande qui m'a été faite, voici quelques brèves observations sur les approches bilatérale, régionale et multilatérale.
Premièrement, il est primordial que le gouvernement du Canada ne tienne pas pour acquise l'ouverture du système commercial et d'investissement mondial. Le Canada doit travailler fort. Il doit jouer un rôle de chef de file et promouvoir une approche pragmatique et multidimensionnelle à l'égard de la libéralisation du commerce et de l'investissement. Il doit mettre en place une stratégie et une politique nationales dans ce domaine, mais comme l'économie canadienne est petite, le Canada doit envisager des systèmes régis par des règles.
Voici un autre élément clé sur lequel je ne m'attarderai pas et que j'aborderai principalement du point de vue commercial: il faut comprendre, ce que le Canada fait déjà je crois, que le commerce et l'investissement sont étroitement liés. Étant donné les chaînes de valeur mondiales qui caractérisent la mondialisation de l'économie, il faut garder à l'esprit que le commerce et l'investissement vont de pair. Je vous demanderais de garder cela en tête au cours de mon exposé.
On pourrait soutenir que le Canada a adopté une approche pragmatique à l'égard d'un système international de commerce et d'investissement fondé sur des règles. Le Canada a en effet participé à des initiatives multilatérales et bilatérales et, plus récemment, à des initiatives mégarégionales. Ces initiatives peuvent se révéler des moyens efficaces et prudents pour permettre au Canada de participer à des systèmes commerciaux multilatéraux fondés sur des règles.
Néanmoins, la contraction du commerce international constitue actuellement l'un des principaux défis auxquels le Canada et l'économie mondiale sont confrontés. En fait, cette contraction s'est amorcée lors du grand effondrement qui a suivi la crise financière de 2008 et elle a entraîné ce que certains observateurs appellent le ralentissement commercial mondial.
Un auteur en particulier a souligné que le commerce international, qui constitue un important moteur économique, a perdu son pouvoir d'entraînement. C'est le sujet d'un article publié par Davies en 2013.
Le grand effondrement commercial a réellement été un déclin général synchronisé du commerce mondial suite à la crise financière. Cet effondrement qui a mis en lumière la forte intégration de l'économie mondiale était largement attribuable à l'existence des chaînes de valeur mondiales. La répercussion de la baisse de la demande sur l'économie n'a pas simplement entraîné une réduction du commerce des produits finals, mais également du commerce des produits intermédiaires, ce qui à son tour a provoqué un effondrement général mondial des échanges commerciaux. Par la suite, le système commercial international a repris un peu de vigueur. Cependant, depuis 2011, il a essentiellement stagné avant d'accuser récemment une nouvelle baisse.
Le Canada doit être prudent et vigilant. Il doit reconnaître qu'on ne peut tenir la croissance et le commerce pour acquis. L'actuel ralentissement commercial entraîne la perte d'un extraordinaire moteur de croissance.
Il faut se poser une question importante qui, selon moi, est encore matière à débat: le déclin commercial est-il un phénomène cyclique ou une tendance? Cette question mérite également discussion. Toutefois, certains craignent que les dés ne soient irrémédiablement jetés.
Pourquoi le commerce s'est-il effondré? Est-ce lié à la vigueur du dollar? De nombreux analystes soutiennent que l'effondrement est attribuable à la chute du prix des produits de base et à un ralentissement des chaînes d'approvisionnement. La Chine et de nombreux pays s'emploient à établir des chaînes d'approvisionnement nationales plutôt que de se tourner vers le marché international. Cette tendance a des répercussions sur le commerce mondial.
D'autres estiment que la montée du protectionnisme dans certains pays— hypothèse elle aussi discutable— et la mise en place d'obstacles au commerce ont contribué au ralentissement du commerce mondial.
Il est intéressant de signaler que les exportations de véhicules à moteur ont augmenté de plus de 10 p. 100 depuis octobre 2014, soit depuis une année, alors que, en général, il y a eu une énorme baisse des exportations des produits manufacturiers auxquels s'appliquent davantage de restrictions commerciales. Cette baisse a entraîné le ralentissement du commerce mondial.
Je pense toutefois, bien que ce soit discutable, que nous avons des preuves assez évidentes que de plus en plus de distorsions influencent le marché. Au nombre de ces distorsions, on pourrait mentionner au premier chef les subventions à l'exportation qui sont plus difficiles à détecter et qui permettent de contourner un peu plus facilement les règles commerciales. Quoi qu'il en soit, les pays cherchent de plus en plus à protéger leur marché national. Cette tendance devrait sérieusement préoccuper le Canada. Le Canada est un pays commerçant qui bénéficie énormément d'un système commercial ouvert et transparent fondé sur des règles. Il faut maintenir le cap.
Que doit faire le Canada? J'estime qu'il doit ratifier les deux très importants accords qu'il a négociés. Il doit jouer un rôle de chef de file et promouvoir le plus énergiquement possible le PTP. La conclusion de cet accord n'est pas assurée. Certains obstacles, notamment politiques, pourraient nuire à la ratification du PTP. Le Canada pourrait faire figure de chef de file à l'égard de la ratification du PTP.
Le Canada devrait également s'employer à ratifier l'AECG le plus rapidement possible. Ces deux accords ont une vaste portée et permettraient au Canada de faire partie d'un groupe commercial très important assujetti à des règles, ce qui est à son avantage.
Le système multilatéral est très important pour le Canada, mais force est de reconnaître qu'il est actuellement au point mort. Je ne vous apprends rien. Nous savons que rien ne s'est produit dans le système multilatéral pendant longtemps. Cependant, assez récemment, soit en 2013, l'OMC a proposé un accord sur la facilitation des échanges. Ce traité reconnaît qu'il serait facile d'éliminer de nombreux obstacles à la frontière et que cela permettrait de réduire le coût des échanges de 10 à 17 p. 100.
Le Canada n'a pas ratifié cet accord sur la facilitation des échanges commerciaux. Néanmoins, le leadership du Canada dans ce dossier pourrait contribuer à ce que les deux tiers des membres ratifient l'accord qui deviendrait alors exécutoire à l'OMC.
J'estime que le Canada doit poursuivre ses efforts au niveau multilatéral, mais qu'il n'y a pas beaucoup d'espoir de progrès sur ce plan. Il faut garder à l'esprit que le Canada a conclu des accords de promotion et de protection des investissements avec de nombreux pays. Le Canada a conclu nombre de nouveaux accords bilatéraux à un rythme soutenu, mais il a un peu ralenti la cadence récemment.
Ces accords bilatéraux de promotion et de protection des investissements pourraient bénéficier d'une approche plus multilatérale, mais le système commercial multilatéral est encombrant. Le Canada a adopté une approche pragmatique et il s'est concentré sur des accords commerciaux bilatéraux et multirégionaux. Il est important que le Canada fasse preuve de leadership sur la scène nord-américaine. Il a failli à la tâche en ce qui concerne le marché nord-américain et il doit maintenant assumer ses responsabilités et faire avancer ce dossier.
Le Canada doit également mieux gérer ses relations avec les États-Unis. On ne peut pas dire que les relations canado-américaines ont été particulièrement harmonieuses au cours des dernières années. Le Canada doit faire mieux sur les plans du commerce et de l'investissement. Il doit être prêt à aborder les différends commerciaux qui surgiront, notamment dans le dossier du bois d'œuvre. Il doit adopter une approche davantage axée sur l'Amérique du Nord dans ses relations avec les États-Unis, plutôt que de se contenter d'une approche bilatérale.
Même s'il ajoute à la complexité de la situation, l'argument fondamental en faveur du libre-échange est soit multilatéral ou, comme Dan l'a indiqué, unilatéral. Cependant, comme ces arguments n'ont pas une application pratique, la négociation d'accords bilatéraux ou régionaux constitue une approche pragmatique et une solution.
Dans cet ordre d'idées, le Canada a entrepris et poursuit depuis longtemps des négociations avec l'Inde. Il faut faire avancer ce dossier. Il faut également envisager un accord avec la Chine. Le Canada a récemment conclu un accord de libre-échange avec la Corée, mais il n'a pas fait suffisamment pour s'engager avec les pays asiatiques dans les secteurs du commerce et de l'investissement. Il faut mieux faire à ce chapitre. Il est important d'envisager la possibilité de conclure des accords avec les grands pays de l'Asie.
Un des problèmes qui se posent est celui de la lenteur du processus. Je pense que même si le Canada prend des initiatives, elles ne feront pas grand-chose pour contrer les répercussions du ralentissement du commerce mondial. Ce ralentissement suscite de sérieuses préoccupations qui, comme Dan l'a souligné, constitue probablement une importante considération pour le G20 et la coordination macroéconomique. Il va sans dire que la politique commerciale et le règlement des différends constituent des éléments importants de cet effort.
Il me ferait plaisir de répondre à vos questions.
Le vice-président : Merci. Nous vous avons entendu très clairement.
Le sénateur Johnson : Messieurs, je vous remercie et je vous souhaite le bonjour. Je pose une question à laquelle j'aimerais que vous répondiez tous les deux. Les mécanismes secrets de règlement des différends entre les investisseurs et les États ont suscité énormément de critiques partout dans le monde. Certains soutiennent qu'ils érodent la souveraineté nationale et qu'ils favorisent les intérêts des multinationales au détriment des assemblées législatives nationales.
Quelle est votre position à l'égard de ces mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États et estimez-vous que les critiques qu'ils suscitent sont fondées? Les multinationales seraient-elles en mesure d'intenter des poursuites contre des gouvernements nationaux, notamment pour un manque à gagner attribuable à une loi nationale de nature environnementale ou sociale?
M. Ciuriak : J'imagine que ces préoccupations sont légitimes. La multitude d'accords comportant des mécanismes de règlement des différends investisseurs-États a donné lieu à un nombre croissant de poursuites judiciaires. Certaines affaires sont même célèbres. Par exemple, la société Phillip Morris a intenté des poursuites contre le gouvernement de l'Australie à HongKong au sujet des règles concernant l'emballage des cigarettes. Depuis cette poursuite, l'Australie a décidé de ne plus signer d'accord commercial comportant ce genre de mécanismes de règlement des différends. L'Allemagne, pour sa part, a fait l'objet d'une poursuite pour la fermeture d'une usine nucléaire. Dès lors, le gouvernement allemand s'est montré réticent à signer l'AECG tant que cet instrument comporterait de tels mécanismes. Je ne connais pas la position actuelle de l'Allemagne sur la question. Ces mécanismes suscitent effectivement des préoccupations. Néanmoins, le nombre de poursuites non réglées n'est pas très élevé et dans plusieurs cas, les gouvernements ont eu gain de cause. Il n'en demeure pas moins que les préoccupations sont fondées.
M. Beaulieu : Il est important de souligner que ces accords ou ces traités bilatéraux sur l'investissement prévoient généralement des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, comme l'AECG. La préoccupation porte sur la souveraineté. Lorsqu'un pays signe ce genre d'accord, il renonce implicitement à une partie de sa souveraineté en ce qui a trait à la gestion de ses industries et à sa gouvernance. Tout accord sur le commerce ou l'investissement comporte un élément lié à la souveraineté.
Les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États donnent aux entreprises le droit d'intenter des poursuites contre les gouvernements des États signataires si elles ne s'estiment pas traitées de façon juste et raisonnable. Je ne suis pas avocat, mais j'ai consulté des avocats sur la question. Les données, comme Dan l'a indiqué, révèlent que le nombre de poursuites n'est pas aussi élevé que certains alarmistes voudraient nous le faire croire. Certains soutiennent que ces poursuites favorisent les entreprises. Cependant, les données ne corroborent pas cette affirmation. Les gouvernements ont gain de cause dans ces poursuites. Les accords commerciaux prévoient de tels mécanismes essentiellement pour donner aux entreprises certains recours advenant qu'elles soient lésées dans un pays où les institutions sont faibles. À l'origine, le Canada a signé des accords commerciaux qui prévoient ce genre de mécanismes pour protéger les entreprises canadiennes qui investissent à l'étranger et éviter qu'elles ne soient traitées injustement par des tribunaux étrangers. C'est encore dans cet esprit qu'il conclut de tels accords aujourd'hui.
Comme il s'agit d'accords négociés, le Canada donne des droits réciproques et les entreprises ont la possibilité d'intenter des poursuites contre les gouvernements. Il faut reconnaître qu'il en est de même des entreprises étrangères qui ont elles aussi le droit de poursuivre les gouvernements.
Une poursuite au niveau national ferait l'objet d'une audience publique alors que sur la scène internationale, elle ferait l'objet d'une audience à huis clos devant des juristes. Voilà qui suscite énormément de tension, de critiques et de controverse. Cette façon de faire n'a pas eu des répercussions aussi négatives que certains l'ont prétendu. Néanmoins, elle impose une discipline, et comme Dan vient de le mentionner, certains pays, dont l'Allemagne qui est à l'origine de ces dispositions, ont commencé à revenir sur leur position à cet égard.
Je ne sais pas ce qui arrivera des mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États. Je ne suis pas partisan des audiences à huis clos comme celles qui sont prévues, mais elles assurent aux entreprises étrangères un traitement équitable que le système judiciaire d'un pays étranger ne leur offrirait peut-être pas.
La sénatrice Johnson : Serait-ce une source de préoccupation sérieuse sur le plan environnemental à l'avenir? Le même mécanisme s'applique-t-il? Nous ne le savons pas, mais c'est une question de taille. Énormément de choses se passent en ce qui concerne les pratiques environnementales.
M. Ciuriak : Je me permets de souligner que les questions liées au changement climatique, en l'occurrence les problèmes environnementaux, devraient constituer la principale source de préoccupation pour la génération future. Les questions qui font l'objet d'un débat devant l'OMC sont soumises à un mécanisme de règlement des différends transparent et bien établi. L'Organe d'appel de l'OMC s'est montré sensible aux questions liées à l'article 20 concernant le droit de légiférer dans des domaines importants sur les plans social et environnemental et, dans l'ensemble, il a établi un bon équilibre. Par surcroît, un corpus législatif cohérent émerge des travaux de l'OMC.
Par ailleurs, advenant que des questions environnementales soient soumises à ces tribunaux, les mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États n'offrent pas de corpus législatif cohérent et transparent et nous ne savons pas quels résultats en découleraient. Ce que je crains le plus en ce qui concerne l'émergence de ces mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États, et je le dis publiquement, c'est leur incidence sur le changement climatique. Voilà ma principale préoccupation.
Soit dit en passant, je signale que le PTP exclut le tabac de l'application des mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États. Je crois que cette exclusion fait suite aux préoccupations de l'Australie.
La sénatrice Johnson : Avez-vous d'autres observations à faire, professeur?
M. Beaulieu : Il y a des dispositions similaires dans l'ALENA et dans l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis.
Je souligne que les entités trilatérales qui entendent ces affaires n'ont pas semblé favoriser les gouvernements ou la réglementation gouvernementale. L'essentiel est de veiller à ce que les règles soient justes et qu'il y ait un traitement national.
À l'heure actuelle, une entreprise canadienne, en l'occurrence TransCanada, s'apprête à en appeler devant le tribunal de l'ALENA à cause du traitement du dossier du pipeline Keystone XL. TransCanada ne porte pas sa cause devant le tribunal pour contester un règlement environnemental, mais plutôt parce qu'elle estime ne pas avoir été traitée équitablement car le gouvernement mis en cause a traité différemment des entreprises nationales.
Voilà pour le cas de TransCanada. Elle ne conteste pas un règlement environnemental. Si un gouvernement ferme un pipeline pour des motifs environnementaux, il doit traiter les entreprises nationales et les entreprises étrangères de la même façon. Ce qui importe vraiment c'est de traiter les entreprises étrangères équitablement et de leur accorder le même traitement qu'aux entreprises nationales.
Le sénateur Oh : J'ai deux questions. La première porte sur la propriété intellectuelle. Comme nous le savons, la Chine a présenté un million de demandes de brevets l'an dernier et le Canada 20000. Nombre d'autres pays enregistrent divers éléments de propriété intellectuelle. La propriété intellectuelle semble être l'un des sujets les plus chauds pour les délégations commerciales où que ce soit à l'étranger. Comment le Canada doit-il traiter cette question?
En deuxième lieu, il existe tellement d'accords commerciaux: il y a le partenariat transpacifique, ou PTP, et les accords de libre-échange; la rencontre informelle des pays de petite taille; l'Association des nations de l'Asie du Sud- Est, ou ANASE, qui a ses propres accords commerciaux; et l'Amérique du Sud, où il y a aussi de nombreux accords commerciaux. Qui a préséance dans ces accords? Lesquels ont priorité lors de la conclusion d'une entente? Sommes- nous en train de créer plus de barrières commerciales entre les pays? Avons-nous plus de mal à faire des échanges commerciaux ces jours-ci?
M. Ciuriak : Pour commencer, il est vrai que la question de la propriété intellectuelle est fort importante, et l'économie du XXIesiècle est fondée sur l'innovation— c'est le principal modèle commercial. Lorsqu'un consommateur achète un produit Microsoft, ce n'est pas pour le produit qu'il paie, mais plutôt pour une licence d'utilisation restreinte de la propriété intellectuelle.
Comme je l'ai mentionné lors de mon exposé, il faut créer de la propriété intellectuelle pour faire de l'argent au sein de notre économie. Le problème, c'est que si tout le monde s'y met en même temps, une bulle se forme dans ce secteur.
J'aimerais souligner qu'Albert Einstein était autrefois un examinateur de brevet. Une question se pose: qu'est-ce qui aurait été non évident aux yeux d'Albert Einstein? Il y a 6000 examinateurs de brevet aux États-Unis, et 1000 au Canada, qui ne sont pas des Albert Einstein. Une chose non évidente à leurs yeux pourrait bien être une évidence pour un ingénieur technique doctorant à l'emploi de Microsoft ou d'Apple.
Nous sommes donc aux prises avec cette prolifération de brevets de faible valeur, une concentration qui nuit en fait à l'innovation. Dans notre ère de l'innovation, nous constatons un déclin du dynamisme commercial et un ralentissement de l'innovation. Il y a désormais des gens qui écrivent de longs ouvrages disant que le phénomène s'explique peut-être du fait que nos innovations ne sont plus d'aussi bonne qualité que celles de la génération précédente.
Mais à mon avis, une bulle est en train de se former en matière de propriété intellectuelle, et elle causera les mêmes dommages à l'économie de l'innovation que la bulle financière qui a éclaté en 2007-2008.
Pour renverser la vapeur, il faut conclure un accord sur la limitation des armements stratégiques, à l'image de l'accord nucléaire conclu entre les États-Unis et l'Union soviétique, qui impose des règles à la délivrance de brevets. Il faut conclure un traité exigeant que les brevets portent désormais sur une mesure novatrice légitime. Il est absolument impossible que les 600000 brevets délivrés aux États-Unis et le million en Chine donnent véritablement lieu à de nouvelles idées légitimes qui seraient non évidentes aux yeux des gens les plus brillants au monde, dans un milieu habituel d'une société de l'innovation industrialisée.
À mes yeux, nous nous trouvons dans une situation de double contrainte où nous créons toujours plus de propriété intellectuelle pour être en mesure de profiter de la société de l'innovation, mais nous créons ensuite des obstacles à l'innovation qui ralentissent notre croissance globale. Pour s'en sortir, une limitation des armes stratégiques est nécessaire. Il faut accepter de contrer le problème des brevets de faible valeur.
Mais les principaux intervenants ne sont pas encore rendus là, et le Canada n'a aucun moyen d'orchestrer le tout.
Nous devons nous attarder à la question: comment survivre dans un monde d'usine à brevets?
M. Beaulieu : Comme Dan l'a fait valoir et l'a illustré, l'objectif même du brevet est d'encourager les créateurs, moyennant un retour, à concevoir des technologies et de l'innovation. Voilà le but. Il a également été question aujourd'hui d'une bulle relative à la propriété intellectuelle. Il est vrai que la discipline entourant les brevets de faible valeur pose problème et entraîne des coûts énormes pour donner lieu à une véritable innovation, de sorte que le système qui est justement conçu pour favoriser l'innovation met des bâtons dans les roues à ceux qui y participent.
Pour en revenir aux accords sur le commerce et l'investissement, le Canada a bel et bien des règles en matière de propriété intellectuelle. Nous voulons que nos partenaires commerciaux reconnaissent la propriété intellectuelle créée par les entreprises canadiennes. Encore une fois, nous avons besoin de règles transparentes et d'un système à base de règles qui reconnaîtront les brevets et la propriété intellectuelle.
Nous devons faire partie de ce système. Je conviens avec Dan que nous devons remédier à la situation. Il faut prendre part à l'effort déployé pour corriger le système de brevet.
Mais cela ne signifie pas pour autant que nous ne devrions pas participer au PTP. Nous devons y prendre part, ratifier l'accord et chercher d'ici là à réformer le système de brevet à l'échelle internationale.
Le sénateur D. Smith : En ce qui concerne les accords de libre-échange et ce genre de choses, j'imagine que nous sommes tous du même avis, en théorie. J'aime garder les choses simples. Je pense que nous en avons 11. Lorsque nous consultons des chiffres à ce chapitre, nous semblons être les perdants dans pratiquement tous les cas puisque nous importons davantage que nous exportons. Faisons-nous une erreur fondamentale? Qu'est-ce qui nous échappe ici?
M. Ciuriak : La question de l'équilibre bilatéral a été abordée par M. Johnson, qui a comparu avant nous.
Voici mon avis. J'ai réalisé une étude lorsque j'étais économiste en chef adjoint à Affaires étrangères. J'avais examiné l'équilibre des échanges bilatéraux entre le Canada et chaque pays du monde. Or, les échanges commerciaux ne sont équilibrés qu'avec un petit nombre d'entre eux, à savoir de petites îles du Pacifique avec lesquelles nos échanges sont très limités. À l'époque, c'est la Corée qui posait problème. Le Canada souffre d'un déficit commercial bilatéral de 2 ou 3 milliards de dollars avec ce pays, et c'était un de nos plus petits déficits à ce moment. En fait, il n'est pas normal d'atteindre l'équilibre des échanges dans un système multilatéral. C'est le premier élément fondamental.
Le fait qu'un déséquilibre bilatéral prenne même de l'ampleur à la suite d'un accord commercial ne démontre pas que l'accord à proprement parler n'est pas avantageux pour le pays. Ce qu'il faut regarder, c'est l'équilibre mondial du pays de façon générale. Il faut se demander si le système mis en place inclut par exemple l'importation de plus d'intrants de pointe, de sorte que vos produits réussiront mieux sur les troisièmes marchés, et si l'équilibre mondial général est maintenu. Pendant bien longtemps, le Canada avait un bon rendement commercial global, mais les choses se corsent depuis environ 10 ans. Les accords de libre-échange n'ont pas changé la situation. En théorie, l'analyse de ces accords révèle qu'ils promettent des retombées équilibrées pour les deux pays grâce à la mise en place d'une structure industrielle plus efficace pour les deux joueurs.
Il y a tellement d'autres facteurs qui entrent en ligne de compte, comme les taux de change et les récessions. Par exemple, peu après la ratification et la mise en œuvre de l'accord entre le Canada et la Corée, il y a eu un cas d'encéphalopathie spongiforme bovine au Canada, ou ESB, après quoi la Corée a mis fin aux importations de bœuf. C'était un des plus importants secteurs de gain potentiel pour le Canada dans cette entente. Ces situations sont inattendues, mais elles se produisent. Nos analyses des accords commerciaux ne prévoient pas ce qui va se produire. Elles révèlent cependant si la structure mise en place renforcera l'économie à long terme. Je crois les données économiques à ce chapitre.
Il n'est pas encourageant de constater que nous n'avons eu aucun surplus.
Le sénateur D. Smith : Je sais. Voilà pourquoi je vous pose la question.
M. Ciuriak : Je pense qu'il vaut la peine de réaliser des analyses ex-post. Au Canada, nous prenons très rarement la peine de revenir en arrière et d'examiner les ententes négociées et leur rendement.
La Commission européenne commande systématiquement une évaluation du rendement des ententes après cinq ans. Je sais par exemple qu'Affaires étrangères s'est penché sur l'accord avec le Chili. Nous avons déterminé que le principal facteur du résultat était la flambée des prix du cuivre, étant donné que nous sommes un grand importateur de ce métal à partir du Chili. L'entente n'avait rien à voir avec le résultat. D'autres facteurs entrent toujours en ligne de compte, et il est justifié de se pencher sur la question.
Le sénateur D. Smith : C'est déprimant.
M. Beaulieu : Je vous remercie encore une fois de la question. Je suis d'accord avec vous, sénateur, sur le fait qu'il faut garder les choses simples. La réponse simple, c'est que les bienfaits commerciaux ne se mesurent pas à l'aide du déficit commercial. C'est un aspect fondamental des plus importants. Les pays importent plus qu'ils n'exportent, surtout à l'échelle bilatérale. Même si nous nous retrouvons en déficit commercial, cela ne signifie pas que les échanges commerciaux nous nuisent. Notre économie est très ouverte. Nous exportons et importons beaucoup, et nous importons davantage que nous exportons, mais pas au détriment de notre économie. Ces échanges ont été un moteur de croissance extraordinaire.
Pour ce qui est de l'incidence de l'ALENA et de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis sur notre pays, elle est impossible à mesurer au moyen du creusement ou de la résorption des déficits commerciaux. Le fait est que les échanges commerciaux ont pris beaucoup d'ampleur en Amérique du Nord, ce qui a eu d'importantes répercussions sur la productivité et la croissance à long terme de l'économie canadienne.
J'ignore quoi ajouter là-dessus. Les déficits commerciaux ne reflètent pas la réussite ou l'échec des échanges.
Le vice-président : Le contre-argument souvent avancé, c'est que notre déficit commercial avec le Mexique était de 2,9 milliards de dollars à la signature de l'ALENA en 1994, et il est passé à 24,1 milliards de dollars en 2015. C'était largement attribuable à l'industrie automobile qui a quitté le Canada. Que faire à propos du déclin du secteur de la fabrication depuis l'entrée en vigueur de bon nombre de ces accords commerciaux?
M. Beaulieu : Le secteur de la fabrication est en baisse dans l'ensemble des pays industrialisés, indépendamment des accords commerciaux. Il a peut-être été démontré que les ententes commerciales contribuent au problème, mais certains secteurs manufacturiers prennent de l'expansion tandis que d'autres se contractent. Il y a eu des gains de productivité, et nous faisons partie d'un secteur de l'automobile nord-américain auquel nous ne participerions pas sans, d'une part, le Pacte de l'automobile et l'accord canado-américain et, d'autre part, l'ALENA. Aujourd'hui, le fait de ne pas participer au PTP compromettrait la position du Canada dans la chaîne de valeur mondiale de l'automobile.
Le déficit commercial ne doit pas vous préoccuper. Ce qui devrait être inquiétant, c'est que nous avons accès à un système de commerce mondial qui permet à nos fabricants d'être plus productifs, créatifs et novateurs, et que nous avons l'occasion d'en faire partie.
M. Ciuriak : J'ajouterais ceci. Revenons en arrière et examinons ce qui s'est passé dans le cadre de l'Accord de libre- échange entre le Canada et les États-Unis. Au moment de la signature et de la mise en œuvre de l'accord en 1989, nous introduisions aussi laTPS, et la Banque du Canada adoptait une politique de grande valeur pour contrer l'effet inflationniste, après quoi nous avons été frappés par la récession. Les trois ou quatre premières années de l'accord étaient plutôt traumatisantes. DanTrefler, le premier économiste commercial du Canada, avait écrit à l'époque qu'il était dépassé et pensait faire partie du groupe qui avait trahi le Canada en encourageant cette entente.
Avec le temps, le Canada s'en est remis. Il a fallu du temps, mais nous y sommes parvenus, et je pense que tout le monde convient que l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis a été avantageux pour nous. Comme Eugene l'a dit, le principal facteur n'était pas l'équilibre commercial, mais plutôt l'expansion globale du commerce bilatéral, qui a augmenté la productivité au pays de sorte que nous étions bien plus concurrentiels à l'échelle mondiale. Cela révèle que le contexte de la signature d'une entente commerciale importe peu, et que si le pays n'est pas prêt à affronter la concurrence, il peut être très long avant de récupérer les pertes de revenu après les trois ou quatre premières années traumatisantes. Si le Canada inscrit un cheval à la course du PTP sans avoir de chevaux, et que nous nous mesurons à un cheval de guerre, nous nous retrouvons à mordre la poussière. Ce ne sera pas facile les premières années, même si les gains de productivité à long terme attribuables à l'élargissement des échanges commerciaux dans la région du PTP compenseront, comme le suggèrent les modèles commerciaux. Pour revenir à la question de l'innovation et du déclin du secteur manufacturier, je m'inquiète actuellement de la forte réduction de la capacité manufacturière du Canada au cours du dernier exercice, entre autres. Le nombre d'entreprises canadiennes présentes dans le monde a diminué. Il n'y a pas eu de génération subséquente de nouvelles entreprises de taille, ce qui renvoie une piètre image de notre système d`innovation. Nous entrons dans une nouvelle ère marquée par l'innovation et les ententes commerciales, mais nous n'avons pas la meilleure écurie de chevaux pour mener la course. Voilà ce qui me préoccupe et ce que votre comité doit examiner.
Le vice-président : Messieurs, je vous remercie de vos observations d'aujourd'hui. À en juger par les questions posées, vous avez évidemment attiré l'attention de tous les sénateurs, et nous vous remercions de votre participation.
(La séance est levée.) |