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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

OTTAWA, le mercredi 18 mai 2016

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général (sujet : la situation des Tatars de Crimée en Ukraine), ainsi que pour faire une étude sur les faits nouveaux en matière de politique et d'économie en Argentine dans le cadre de leur répercussion possible sur les dynamiques régionale et globale, dont les politiques et intérêts du Canada, et d'autres sujets connexes.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Note du rédacteur : une partie du témoignage a été livrée par l'entremise d'un interprète russe.]

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international est autorisé à examiner toute question qui pourrait se présenter, de temps en temps, en matière de relations étrangères et de commerce international en général. En vertu de ce mandat, notre comité peut entendre des témoignages sur diverses questions qui peuvent l'intéresser.

Pendant la première partie de notre réunion d'aujourd'hui, les membres du comité entendront une mise à jour sur la situation des Tatars de Crimée, en Ukraine. J'espère que notre système d'interprétation fonctionne bien et que vous pouvez nous entendre simultanément en anglais et en français, ainsi que dans une troisième langue, afin d'accommoder nos invités.

Au nom du comité, je souhaite la bienvenue à M. Mustafa Dzhemilev, député du parlement ukrainien, et commissaire du président de l'Ukraine pour les affaires des Tatars de Crimée; et Son Excellence, l'ambassadeur de l'Ukraine au Canada, Andrii Shevchenko.

Le comité a reçu les notices biographiques des invités à l'avance, mais, aux fins du compte rendu, je souhaite revenir sur certains points de biographie de nos invités, qui commenceront la réunion par un bref exposé.

M. Dzhemilev est l'un des membres les mieux connus du Mouvement national des Tatars de Crimée. Il a siégé comme président des Majlis des Tatars de Crimée, c'est-à-dire l'organe représentatif suprême des Tatars de Crimée depuis 2013.

Les Tatars, un groupe minoritaire musulman de langue turque, sont implantés depuis longtemps en Crimée, où ils ont longuement été réprimés. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de milliers de Tatars ethniques sont déportés de Crimée vers l'Asie centrale par les autorités soviétiques; ils n'en reviennent que dans les années 1980.

Au lendemain de l'annexion illégale de la Crimée par la Russie en mars 2014, la communauté tatare de Crimée fait l'objet d'une répression accrue de la part des autorités soutenues par Moscou. En avril 2014, M. Dzhemilev est lui- même interdit de séjour en Crimée pendant cinq ans par les autorités russes. En avril 2016, un tribunal russe en Crimée déclare que l'assemblée législative des Tatars de Crimée, le Majlis, est une organisation extrémiste et il interdit ses activités dans la péninsule. On estime que 10 000 Tatars ont fui la Crimée depuis le début de l'occupation russe voilà deux ans.

Notre invité a une biographie beaucoup plus longue, mais je vais vous laisser le soin de la lire par vous-mêmes, puisqu'elle retrace ses longs antécédents d'engagement et de dévouement envers le mouvement tatar et le peuple tatar.

Au nom du comité, monsieur Dzhemilev, je vous souhaite la bienvenue, ainsi qu'à Son Excellence. Vous avez maintenant la parole. Les sénateurs vous poseront des questions après votre déclaration liminaire. Notre temps est compté, mais je pense que nous pourrons tout faire comme il faut. Bienvenue au comité.

[Interprétation]

Mustafa Dzhemilev, député, Parlement ukrainien et commissaire du président de l'Ukraine pour les affaires des Tatars de Crimée, à titre personnel : Distingué président, membres du comité, je vous suis très reconnaissant de me donner l'occasion de m'exprimer devant vous. Merci de me permettre de vous parler de la situation du peuple tatar de Crimée depuis le début de l'occupation par la Fédération de Russie.

Comme vous le savez, je représente les Tatars de Crimée, un peuple autochtone de la Crimée. C'est le groupe qui a connu la plus grande répression en Crimée. Par exemple, notre organe représentatif a récemment été interdit par la Fédération de Russie, car il n'acceptait pas l'occupation russe.

Nous exigeons que les troupes russes quittent le territoire et que l'intégrité territoriale de l'Ukraine soit respectée. Nous exigeons que la Crimée soit réintégrée à l'Ukraine. Bien entendu, c'est pour cela que la répression vise tout particulièrement les Tatars de Crimée.

Permettez-moi de vous rappeler que les Tatars de Crimée, comme vous l'avez bien dit, ont été déportés en 1944, et que pendant des décennies nous avons lutté à l'aide de méthodes non violentes pour revenir à notre patrie. Mais pas tous sont revenus. Nous avons connu de nombreux problèmes avec le gouvernement ukrainien également, mais au moins, il s'agissait d'une société démocratique et nous défendions nos droits démocratiques. Maintenant, nous avons fait un grand pas en arrière.

Actuellement, la Fédération de Russie comprend qu'elle n'arrivera pas à une entente avec les Tatars de Crimée, qu'elle n'arrivera pas à les amener à collaborer avec le régime. C'est pourquoi elle essaie d'évincer les Tatars de Crimée de leur territoire.

Bien des membres de notre communauté ont été arrêtés; les perquisitions sont une chose du quotidien. Certains livres sont interdits, les perquisitions d'armement sont endémiques, mais le pire, c'est les enlèvements, quelque chose qui ne se produisait même pas pendant l'époque soviétique. Bien entendu, les Tatars de Crimée ont été réprimés pendant le règne soviétique; toutefois, il y avait au moins un semblant de procédure. Il y avait un certain décorum, et on tentait de sauver les apparences, mais maintenant il n'y a même plus cela.

La situation empire, car le Majlis du peuple tatar de Crimée a été interdit. Le Majlis a été déclaré une organisation extrémiste. Ce qui revient à dire que le peuple tatar dans son ensemble est extrémiste, puisque le Majlis a été élu par les Tatars.

Encore avant-hier, quatre autres personnes ont été arrêtées. Nous souhaiterions que le sujet de la Crimée et de la désoccupation de la Crimée soient au programme du Parlement du Canada et des Parlements d'autres pays.

Il est question, ces temps-ci, de conclusion d'ententes avec la Russie. Or je suis d'avis que tant que l'occupation ne sera pas terminée, que les occupants n'auront pas quitté notre pays, aucune entente n'est possible. C'est pourquoi je souhaite porter votre attention sur ce sujet. Le principal enjeu, c'est le départ des troupes russes de notre pays et la préservation de son intégrité territoriale.

Je ne veux pas prendre trop de votre temps, alors si vous avez des questions, je suis prêt à y répondre. Je vous remercie de votre attention.

[Traduction]

La présidente : Nous vous remercions.

Votre Excellence, avez-vous quelque chose à ajouter?

Son Excellence Andrii Shevchenko, ambassadeur, ambassade de l'Ukraine : Je tiens seulement à remercier le comité de s'intéresser à cette question. Nous espérons vivement que vos collègues d'autres comités, du Sénat et de la Chambre, l'étudieront aussi.

J'aimerais également souligner que ce que nous entendons des Tatars de Crimée et de leur légendaire dirigeant, M. Dzhemilev, brosse un tableau différent de l'occupation de la Crimée. Ce n'est pas qu'une question de sécurité, de frontière ou de droit international, mais une question de respect des droits de la personne. Au XXIe siècle, on peut voir comment un petit pays est encore une fois menacé d'extinction physique, et nous encourageons vivement tous les honorables membres du comité et vos collègues du Sénat et du gouvernement canadien à se pencher sur cette question.

Nous vous remercions infiniment de nous avoir permis de vous en parler.

La présidente : Merci.

La sénatrice Johnson : Bonjour, messieurs.

Monsieur Dzhemilev, j'admire grandement votre courage et votre dévouement au peuple tatar.

Le blocus économique imposé à la Crimée par l'Ukraine a empêché le passage vers la péninsule d'aliments et d'autres biens essentiels. Le chef tatar Refat Chubarov a fait l'éloge de ce blocus en le qualifiant d'outil efficace pour faire ressortir le problème de la Crimée dans la politique de l'Ukraine.

Est-ce que ce blocus ne rend pas encore la vie plus difficile pour ceux pris au cœur du conflit, et particulièrement les plus de 250 000 Tatars qui vivent là-bas.

[Interprétation]

M. Dzhemilev : Je vous remercie pour votre question.

À ce que j'ai compris, d'après les Conventions de Genève de 1945 au sujet des territoires occupés, la situation sociale et juridique relève de la responsabilité de l'occupant, et non pas du pays sous occupation. Actuellement, environ 80 p. 100 des aliments, 80 p. 100 de l'eau et 85 p. 100 de l'électricité que consomme la Crimée proviennent de l'Ukraine.

Nous estimons que les occupants devraient à tout le moins bien se comporter et prendre tout cela en compte. Nous disons : « Nous vous fournissons tout cela, alors cessez de réprimer notre peuple. » Comme nos appels sont restés sans réponse, nous avons imposé le blocus.

En ce qui concerne l'énergie, l'électricité que, vous l'avez dit, consomment les résidents de la Crimée, la Crimée produit elle-même quelque 300 mégawatts d'électricité alors qu'il lui en faut environ 1 200 mégawatts. L'électricité que produit la Crimée suffit à répondre aux besoins civils, aux écoles et aux hôpitaux. Cependant, les Russes agissent comme ils le font toujours. Ils fournissent l'électricité pour éclairer les portraits de Poutine et leurs sites militaires, et ce qui reste va aux civils.

Compte tenu de cela, nous avons dit : « Eh bien, concluons une nouvelle entente, selon laquelle l'Ukraine continuera à fournir de l'électricité à la République autonome de Crimée, qui est temporairement occupée par la Fédération de Russie. Si on peut écrire cela dans l'entente, nous sommes prêts à fournir l'électricité. » Mais en réponse à notre offre, Poutine a répondu : « Nous allons sonder les habitants de la Crimée, et s'ils sont d'accord avec cette formulation, nous conclurons une nouvelle entente. »

Le lendemain, il a déclaré que 93 p. 100 des habitants de la Crimée avaient dit n'avoir pas besoin d'entente ainsi formulée. Ils attendraient que la Russie continentale approvisionne la Crimée en électricité. C'est cela qu'a été le résultat.

En ce qui concerne la réaction des habitants de la Crimée, même ceux qui sont très pro-russes, ne font pas de reproches à l'Ukraine pour cela. Ils demandent : « Poutine ne savait-il pas que 85 p. 100 de l'électricité provient de l'Ukraine continentale? Pourquoi n'a-t-il rien fait pour cela? » Les Tatars de Crimée le prennent bien. Ils ont dit qu'ils sont prêts à se débrouiller et à vivre dans le noir si cela peut rapprocher la fin de l'occupation.

Certains de nos alliés occidentaux exercent des pressions sur nous, et nous avons convenu d'augmenter la transmission de l'une de nos lignes électriques à 220 mégawatts. Nous avons immédiatement reçu tellement d'appels téléphoniques de nos concitoyens, qui nous disaient : « Ne faites pas cela. Nous ne faisons que commencer à nous réjouir de l'air défait de ces bandits, et vous nous privez de ce plaisir, alors de grâce, n'en donnez pas plus. » Quoi qu'il en soit, nous en avons donné plus pour que les civils ne souffrent pas.

[Traduction]

La sénatrice Johnson : Monsieur, comment décririez-vous les relations contemporaines entre les Russes de souche, les Ukrainiens et les Tatars en Crimée? Avant que le conflit ne surgisse en 2014, est-ce que les Tatars pouvaient vivre et travailler dans un climat pacifique avec leurs voisins, ou faisaient-ils l'objet de discrimination?

[Interprétation]

M. Dzhemilev : Je vais vous dire ceci. Environ 60 p. 100 des habitants de la Crimée sont des Russes de souche. Quelque 85 p. 100 d'entre eux sont des gens qui ont été réinstallés en Crimée. Ces gens, ou leurs ancêtres, ont été déracinés des oblasts de la Fédération de Russie pour être réinsérés en Crimée. On leur a alors dit que des traîtres occupaient ces terres, les Tatars de Crimée, et ces gens-là ont cru à cette propagande. Ils ont été installés dans les maisons de Tatars de Crimée qui avaient été déportés, et pendant de nombreuses années, cette propagande systématique a servi à justifier l'expulsion des Tatars de Crimée.

Alors, évidemment, quand nous avons commencé à revenir sur nos terres ancestrales, nous n'avons pas été accueillis à bras ouverts.

Cependant, les années ont passé, et nous avons amorcé un rapprochement. Bien entendu, les organisations pro- russes étaient très actives en Crimée. Elles s'efforçaient de semer la zizanie entre la population slave et les Tatars de Crimée.

Cette situation s'est largement dégradée quand les Tatars de Crimée ont rejeté le prétendu référendum. Sur les 180 000 Tatars qui étaient en droit de voter, selon nos données, environ 0,5 p. 100 l'ont fait.

D'après la propagande russe, 83 p. 100 de la population de la Crimée a pris part au référendum, mais c'est faux. Nous savons que seulement 32,4 p. 100 des électeurs de la Crimée ont participé à ce référendum.

On ne peut donc pas dire que la population russe appuie sans réserve l'occupation et que seuls les Tatars de Crimée s'y opposent. Des Ukrainiens et des Russes de souche s'y opposent aussi, de même, évidemment, que les Tatars de Crimée. Cela va sans dire.

Les Russes et les Tatars de Crimée entretiennent de bons rapports, tant qu'il n'y a pas de propagande de haine entre nos deux peuples.

[Traduction]

La sénatrice Johnson : Merci, monsieur.

Votre Excellence, l'Occident a versé des milliards de dollars en aide à l'Ukraine dans le but de stabiliser son économie et de renforcer ses institutions, à juste titre. En dépit du climat politique agité et des intérêts en jeu, que pouvez-vous nous dire des progrès réalisés à cet égard, et quand les Ukrainiens commenceront-ils à récolter les fruits d'une économie plus vigoureuse et d'institutions plus libres?

M. Shevchenko : Nous sommes en train de moderniser le pays, mais ce n'est pas chose facile. Il y a toujours des domaines porteurs de progrès, notamment notre secteur énergétique et la création du service national de police de l'Ukraine. Je tiens encore une fois à remercier le Canada de nous avoir aidés dans ces importantes réalisations.

Il y a néanmoins d'autres domaines où les progrès ne sont pas aussi rapides que nous le souhaiterions tous. Quand je dis « tous », cela n'entend pas seulement le Canada, l'Occident, mais aussi les Ukrainiens, dont je suis, et bien d'autres Ukrainiens qui sont ici, dans cette salle.

Mais encore, il faut comprendre qu'il est des plus difficile d'aller de l'avant dans cette complexe démarche de modernisation du pays quand celui-ci est en guerre et que l'économie est dévastée par cette guerre. Nous sommes très reconnaissants au Canada et à l'Occident de reconnaître la complexité de cette situation.

La sénatrice Johnson : Merci, Votre Excellence.

La sénatrice Cordy : Je vous remercie tous deux d'avoir pris le temps de venir ici aujourd'hui.

Monsieur l'ambassadeur, vous avez dit tout à l'heure que le traitement des Tatars de Crimée et l'occupation de la Crimée ne constituent pas qu'un enjeu en matière de sécurité, mais aussi de droits de la personne. Peut-être pourriez- vous nous en dire plus sur le sujet.

[Interprétation]

M. Dzhemilev : La première chose qu'ont faite les occupants, c'est de supprimer toutes les libertés démocratiques qui existaient dans une Ukraine indépendante. Les occupants ont pris le contrôle de tous les médias, et quelques jours avant le référendum, les médias crachaient de la propagande russe.

La deuxième chose qu'ils ont faite, c'est d'ordonner à tout le monde de prendre la citoyenneté russe et de recevoir des passeports russes. Ils ont dit que la population devait décider avant le 17 avril 2014 quelle citoyenneté elle voulait, et que les gens pouvaient conserver leur citoyenneté ukrainienne s'ils le souhaitaient.

Quatre bureaux délivraient ces passeports, et des gens tentaient de conserver leur citoyenneté ukrainienne. Ceux qui ne déclaraient pas formellement leur volonté de conserver leur citoyenneté ukrainienne étaient automatiquement déclarés citoyens russes.

Un autre problème, c'est que si on garde la citoyenneté ukrainienne, on est considéré comme un étranger par l'occupant, ce qui signifie qu'on perd le droit de vivre chez soi en Crimée. On peut garder sa maison que 90 jours. Ensuite, il faut quitter la Crimée, rester un étranger un certain temps, puis ensuite demander au gouvernement occupant l'autorisation de revenir dans sa propre maison et y passer encore 90 jours. Évidemment, c'était absolument inacceptable pour les Tatars de Crimée, et personne n'a demandé à être étranger dans son propre pays.

Une personne qui ne reçoit pas de passeport russe ne peut, de fait, vivre en Crimée parce qu'elle ne peut acheter de maison ni y avoir d'emploi. Elle ne peut fréquenter l'école, ni même obtenir des soins médicaux parce que la première chose qu'on lui demande, à l'hôpital, c'est : « Où est votre passeport russe? »

Ce qui est curieux, c'est que d'après le gouvernement occupant, de 30 à 40 000 personnes n'ont pas reçu leur citoyenneté.

L'Ukraine, pour sa part, a déclaré que ceux qui ne recevaient pas de passeport russe pouvaient quitter la Crimée et recevoir de nouveau leur passeport ukrainien.

La deuxième chose, c'est la répression dont font l'objet ceux qui s'expriment contre l'occupation, et à cet égard, tous les critères des Conventions de Genève sur le statut des territoires occupés sont enfreints. En gros, la citoyenneté russe s'applique, même si en vertu des Conventions de Genève, c'est la loi ukrainienne qui devrait être en vigueur.

Des gens sont persécutés, même pour des actes commis avant l'occupation. Par exemple, le 26 février 2014, soit deux semaines avant le présumé référendum, lequel la Russie a reconnu comme l'annexion officielle de la Crimée à la Russie, il y a eu un rassemblement près du parlement de Crimée. Le gouvernement a fait venir des manifestants pro-russes sur les lieux, et ils cherchaient à forcer la main aux députés pour qu'ils fassent appel à Poutine pour annexer la Crimée à la Russie.

Quand les Tatars de Crimée l'ont appris, ils se sont joints au rassemblement, avec des drapeaux de l'Ukraine et des drapeaux des Tatars ukrainiens. En conséquence, ils ont perturbé le rassemblement et les députés du Parlement de Crimée n'ont pas pu lancer cet appel à Poutine.

Une petite altercation a eu lieu entre les Tatars de Crimée et des participants pro-russes au rassemblement. Le lendemain, les forces spéciales de la Fédération de Russie, sans insigne, ont pris le contrôle des édifices du Parlement.

Actuellement, les Tatars de Crimée qui ont participé à ce rassemblement font l'objet de persécutions arbitraires pour avoir participé à un rassemblement non autorisé. Pourtant, le 26 février 2014, il n'y avait pas lieu de demander l'autorisation de Moscou pour tenir un rassemblement sur nos propres terres. C'est absurde.

Un autre problème est celui des arrestations de gens qui possèdent des ouvrages religieux, des ouvrages interdits ou des ouvrages politiques, aussi. Les Ukrainiens ne connaissent même pas le concept d'ouvrages interdits. Il est absurde d'interdire des ouvrages parce qu'on peut trouver n'importe quoi en ligne, à notre époque. Cependant, en Russie, il y a une très longue liste d'ouvrages interdits qui ne peuvent être lus, ni même conservés à la maison. C'est un crime.

Les gens qui viennent dans les foyers des Tatars de Crimée en quête de ces ouvrages n'ont même pas cette liste, alors ils confisquent tout ce qui n'est pas russe. Même le Coran; ils ont confisqué nos Corans.

D'après ce que nous avons compris, ils ne viennent pas chez nous en quête d'ouvrages interdits, mais plutôt pour nous intimider. Ils essaient d'intimider les Tatars de Crimée. Ils viennent dans nos foyers. Même si la porte est ouverte, ils la brisent ou passent par-dessus notre clôture. Trente personnes armées et masquées envahissent la maison et forcent tous les occupants à se coucher par terre. Ils cherchent à nous humilier, ils cassent nos biens dans nos maisons, et en fait, ils amènent les gens à craindre pour leur sécurité.

Il y a eu plus de 250 perquisitions de ce type; c'est une occurrence quotidienne. On n'y prête même plus attention. Les responsables ne respectent même pas la procédure. Sous l'égide du gouvernement soviétique, par exemple, il y avait des activités autorisées uniquement avec une permission du bureau du procureur. Mais les forces qui s'introduisent maintenant dans les maisons n'ont que faire de permissions; elles se contentent de défoncer la porte, d'entrer par effraction et de s'emparer de ce qu'elles peuvent. Elles humilient les gens et multiplient les provocations afin de justifier une répression accrue.

C'est cette atmosphère de peur grandissante, ces enlèvements, ces exécutions qui amènent notre peuple à quitter sa patrie. Imaginez la tragédie de ces personnes qui, durant de nombreuses années, se sont efforcées de retourner dans leur patrie et qui, maintenant, sont de nouveau contraintes de quitter leur Crimée.

M. Shevchenko : J'aimerais juste ajouter que la liste des Tatars de Crimée disparus est impressionnante. Certains corps ont été retrouvés portant des marques de torture. Il y a également une longue liste de prisonniers politiques d'origine tatare. N'oublions pas non plus la décision choquante d'interdire le Majlis des Tatars de Crimée, leur seule institution représentative.

Et tout ceci se produit dans un pays, ou sous l'égide d'un pays, qui n'a pas de magistrature indépendante. Autrement dit, aucune de ces personnes n'est à même de se défendre.

Cela s'inscrit dans la droite ligne des contraventions aux droits de la personne dans les territoires occupés de Crimée et d'Ukraine de l'Est. La Russie a fait de ces territoires occupés des terres tribales, sans règle, sans loi, sans primauté du droit. Les Tatars de Crimée sont particulièrement frappés, parce que ces compatriotes de la région tatare sont faciles à différencier du reste de la population, du fait de leur religion, de leur langue et d'autres éléments.

N'oublions pas non plus que nous parlons d'un peuple autochtone qui n'a pas d'autres patries où aller.

Je pense que la situation des Tatars de Crimée est de ce fait unique. Nous exhortons les personnes présentes ici aujourd'hui et la communauté mondiale à nous aider à défendre les Tatars de Crimée.

[Traduction]

La présidente : Merci beaucoup.

Comme le temps nous presse et que vous avez d'autres engagements, je vais demander au sénateur Rivard de bien vouloir poser sa question maintenant.

[Français]

Le sénateur Rivard : Bienvenue, monsieur l'ambassadeur, monsieur le député. Nous avons beaucoup de sympathie, même de l'empathie pour la situation des Tatars de la Crimée. Vous avez conclu votre présentation en faisant le souhait que la Russie quitte la Crimée pour que celle-ci puisse retrouver une vie normale. La Russie a envahi la Crimée après un référendum fantoche et, à ce moment-là, la communauté internationale était pratiquement unanime à reprocher son geste à la Russie. Le temps a passé et Poutine, qui est un fin renard, a décidé d'appuyer une partie de la communauté internationale pour combattre l'État islamique en Syrie.

Comme la Russie est devenue pratiquement une alliée par ce geste, j'ai senti que la pression sur la Russie était pas mal tombée, parce qu'elle devenait une alliée. Personnellement, je souhaite que la Russie quitte la Crimée. Cependant, souvenez-vous que le Canada et d'autres pays ont pris des mesures contre la Russie, le gel des avoirs, par exemple. Cependant, les Russes sont toujours présents en Crimée.

À partir du constat que je fais, je crois que ce n'est malheureusement pas demain que les Russes laisseront la Crimée. Alors, quelles sont les mesures concrètes, à part celle d'entrer en guerre avec la Russie, qui pourraient être entreprises pour améliorer le sort de la Crimée et, bien sûr, des Tatars?

[Interprétation]

M. Dzhemilev : Défendre les droits des personnes dans les territoires occupés est en fait impossible. Ceci dit, accroître la pression de la communauté internationale pourrait peut-être améliorer la situation.

On suit de très près la situation des droits de la personne. Si l'OSCE, Amnistie internationale ou une autre organisation internationale pouvaient organiser là-bas une de leurs missions de suivi, si elles pouvaient être présentes sur le terrain, cela pourrait peut-être améliorer la situation.

Toutefois, généralement parlant, défendre les droits de ces habitants de la Crimée est impossible.

Permettez-moi de dire quelques mots sur les enlèvements et les exécutions sommaires. Le premier enlèvement a eu lieu en mars 2014. C'était Reshat Ametov, dont le seul crime était d'être sorti dans la rue, drapé dans le drapeau des Tatars de Crimée et brandissant une pancarte où se lisait : « Non à l'occupation russe. » Il a été enlevé en voiture et, plusieurs jours plus tard, son corps torturé a été retrouvé dans un fossé près de la ville.

Bien sûr, si elles le voulaient, les autorités pourraient facilement trouver les personnes coupables de ce crime. On trouve la vidéo de l'enlèvement sur YouTube. Mais si l'on recherchait ces gens, on trouverait ceux qui ont organisé l'enlèvement. La personne alors à la tête des forces de défense de la Crimée est maintenant le premier ministre de la Crimée, Sergei Aksionov, qui a des antécédents criminels. Il œuvrait sur ordre du Service de sécurité fédéral de la Fédération de Russie. C'est pourquoi les contraventions aux droits de la personne pourraient être un peu atténuées mais pas éliminées, tant que ces gangsters, ces criminels, restent au gouvernement.

On pourrait améliorer la situation, comme je l'ai dit. Nous nous sommes entretenus avec le président et le premier ministre de la Turquie et avons demandé à ce que la Turquie applique elle aussi des sanctions. Ils estimaient que la Turquie, si elle s'abstenait d'appliquer des sanctions, aurait peut-être plus de chance d'être en mesure de défendre les droits des Tatars de Crimée. Tel n'a pas été le cas, toutefois. Erdogan a eu plusieurs conversations téléphoniques avec Poutine, à qui il a demandé d'autoriser mon retour dans ma patrie, mais les négociations n'ont pas abouti.

Je ne vois donc vraiment pas comment on pourrait défendre les droits de la personne dans les territoires occupés. Je répéterai seulement qu'une présence permanente d'organisations de surveillance internationales en Crimée serait une très bonne chose.

[Traduction]

La présidente : Nous avons deux autres personnes souhaitant poser des questions. Je vais donner la parole au sénateur Dawson, puis à la sénatrice Beyak. Après avoir entendu la réponse à ces questions, nous conclurons cette partie de la réunion dans le temps qui était prévu.

Le sénateur Dawson : Je suis d'accord avec mon ami de Québec. Le soutien du Canada est manifeste. Il est bipartisan et existe dans les deux Chambres, mais ne porte pas de fruits. Alors comment encourager un secours ou un mouvement international, qu'il s'agisse de l'OTAN, de l'ONU ou des associations parlementaires? Comment amener la communauté internationale à ne pas se cantonner dans l'attitude évoquée par le sénateur Rivard, où on se retient d'agresser la Russie parce qu'elle est pratiquement une alliée? Quelles organisations pourrions-nous pousser à vous appuyer, vu que notre appui n'a pas porté de fruits?

La présidente : Merci.

Sénatrice Beyak, vous avez une question?

La sénatrice Beyak : L'exposé a répondu à toutes celles que j'avais. Mais je souhaitais mentionner le fait que feu mon mari venait d'une famille ukrainienne. Nous sommes très proches, et je suis donc de tout coeur avec vous. Notre comité fera tout son possible.

La présidente : La réponse à la question du sénateur Dawson.

[Interprétation]

M. Dzhemilev : Que peut faire le Canada? Nous ne pensons pas que la solution soit militaire, car la guerre pour libérer la Crimée se traduirait par la disparition et la mort de tout le peuple tatar. Même si nous tentions de rester, nous craindrions le nettoyage ethnique, car les occupants savent que les Tatars de Crimée ne les appuient pas. Dès les premiers jours de l'occupation, nous savions que les Russes dressaient des listes de personnes à exterminer en cas de conflits armés.

La seule façon de libérer la Crimée, c'est d'imposer des sanctions très efficaces qui amèneraient l'occupant à quitter la péninsule.

En 1979, l'Union soviétique occupait l'Afghanistan. Dieu merci, Reagan a pris la décision très ferme d'appliquer des sanctions. Par conséquent, le gouvernement soviétique s'est dissous, et les troupes soviétiques ont quitté l'Afghanistan.

Nous vivons dans un contexte dynamique. Puisque la Fédération de Russie ne jouit pas des mêmes capacités que l'Union soviétique, nous pensons que des sanctions efficaces permettraient de libérer la Crimée rapidement.

J'ai entendu que le Canada envisageait de prendre les devants et d'amorcer le dialogue avec la Fédération de Russie. J'ai peine à imaginer comment on peut discuter avec un bandit comme Poutine, mais le cas échéant, j'aimerais que le Canada propose d'examiner le retrait des occupants en Crimée.

Le soi-disant processus de Minsk et les accords en place prévoient la levée potentielle des sanctions si la Russie se conforme à ses conditions. Mais les accords de Minsk ne mentionnent pas la péninsule de Crimée. C'est pourquoi nous devons ajouter l'intégrité territoriale de l'Ukraine ou le retrait des troupes russes de Crimée dans ces accords, ou même concevoir un tout nouvel accord.

Nous avions offert un cadre de ce type aux parties signataires du Mémorandum de Budapest; la France, les États- Unis et le Royaume-Uni avaient garanti notre souveraineté et intégrité territoriales en contrepartie de notre abandon de notre arsenal nucléaire. Nous l'avons fait, comptant sur ces garanties. Nous avons cédé de nombreuses ogives nucléaires qui auraient suffi à anéantir entièrement la Russie. Si nous les avions encore en notre possession, la Russie n'oserait pas agir comme elle l'a fait. C'est pourquoi nous devrions créer un cadre permettant la libération des territoires occupés, en vertu de cette entente qui garantissait notre souveraineté, notre sécurité et l'intégrité de notre territoire. Cela pourrait se faire avec la participation du Canada, d'abord parce que le Canada est l'un des pays qui entretiennent des liens étroits avec l'Ukraine. À l'aube même de notre indépendance, le grand pays du Canada a choisi de nous appuyer, et sa position compte pour beaucoup. Je pense que si le Canada proposait une initiative de ce type, ce serait d'un très grand secours.

[Traduction]

M. Shevchenko : Nous avons tenu plusieurs réunions très productives lors des deux derniers jours, avec des représentants des trois partis, ainsi que des membres haut placés du gouvernement dont le premier ministre, M. Trudeau, et les ministres Dion et Freeland. Et nous avons identifié plusieurs domaines où le Canada pouvait aider à soulager les souffrances des Tatars de Crimée.

Je commencerai par les Tatars de Crimée déplacés. Ils sont nombreux à avoir dû quitter la Crimée et à vivre maintenant dans des conditions déplorables dans le Sud de l'Ukraine.

Je mentionnerai ensuite des programmes de scolarisation des jeunes de la région des Tatars de Crimée. Nombreux sont ceux qui n'ont plus l'occasion de faire de bonnes études en Crimée.

Je soulignerai, enfin, l'importance d'informer les Tatars de Crimée, ainsi que les autres habitants des territoires occupés de Crimée et de l'est du pays. C'est une approche qu'appuie activement le Canada et qui pourrait s'avérer un élément clé de soutien.

Je le répète : Si on prend un peu de recul, on constate qu'il est impératif de tenir une conversation approfondie, réfléchie, sur la question de l'occupation de la Crimée et de son futur. Nous estimons que le Canada pourrait véritablement lancer une telle initiative.

La présidente : Merci. Le temps dont nous disposions est écoulé.

Monsieur Dzhemilev, je vous remercie d'être venu au Sénat et d'avoir informé notre audience, notamment les sénateurs, du sort des Tatars de Crimée.

Vous avez mentionné que les accords de Minsk ne mentionnaient pas la Crimée comme telle. J'estime toutefois que la communauté internationale devrait être au fait de la question. En tout cas, au Canada, l'intégrité territoriale de l'Ukraine est constamment mentionnée. Je crois que c'est une préoccupation canadienne, partagée par les gouvernements, les parlementaires, mais aussi la population.

Je prends bonne note des recommandations particulières que vous avez faites, car elles sont extrêmement importantes. Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international réfléchira mûrement à la façon dont nous pouvons aider les Tatars de Crimée à améliorer leur sort.

Laissez-moi vous assurer que, dans le dossier, l'approche adoptée systématiquement continuera de veiller à la défense des droits de la personne, des traités internationaux et des mesures de bon sens, si je peux me permettre de les qualifier ainsi. Nous prendrons des mesures raisonnables pour aider l'Ukraine dans ses difficultés actuelles et, plus particulièrement, les Tatars.

Je vous remercie encore d'avoir comparu devant le comité et vous prie de croire que nous gardons l'Ukraine à l'esprit en dehors de votre comparution.

Honorables sénateurs, durant la seconde partie de la réunion, nous entendrons des témoignages dans le cadre de notre étude sur les faits nouveaux en matière de politique et d'économie en Argentine. Le comité a déjà entendu de nombreux témoins, dont des experts, des universitaires, des cadres du gouvernement canadien, des intéressés, ainsi que l'ambassadrice de l'Argentine au Canada.

Je suis très heureuse d'accueillir à nouveau M. Jean Daudelin, professeur agrégé et directeur agrégé de la Norman Paterson School of International Affairs, à l'Université de Carleton.

Je suis heureuse que vous ayez accepté de nous faire profiter aujourd'hui de votre grande expérience de l'Amérique latine, ainsi que de vos connaissances approfondies.

Nous avons fait circuler votre biographie, si bien que les membres du comité connaissent vos antécédents et vos recherches. Je vais vous laisser la parole pour une déclaration liminaire, après quoi nous passerons aux questions.

Bienvenue au comité.

[Français]

Jean Daudelin, professeur agrégé et directeur agrégé, The Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton, à titre personnel : J'aimerais remercier le comité de son invitation. Je suis toujours heureux de venir répondre aux questions de gens qui sont susceptibles d'avoir une influence sur la politique étrangère du pays. J'ai préparé une présentation de sept minutes, qui est assez brève. Ensuite, je serai heureux de répondre à vos questions.

Le nouveau président de l'Argentine, élu à la fin 2015, Mauricio Macri, est arrivé avec un programme politique que l'on peut organiser en deux grandes composantes. La première est une politique de restructuration de l'économie, de libéralisation assez agressive, en particulier autour du secteur de l'exportation de produits primaires, plus précisément de l'agriculture. C'est une politique économique libérale. La seconde, par ailleurs, est un réalignement de la politique étrangère et de la diplomatie du pays qui, au cours des dernières années, étaient vraiment orientées vers une coalition de pays de gauche organisée surtout autour du Venezuela et, dans une moindre mesure, du Brésil. Macri a montré très clairement qu'il avait l'intention de réaligner la politique étrangère de l'Argentine vers l'Occident et, en particulier, vers l'axe nord-atlantique. Je vais examiner brièvement chacun de ces deux aspects.

Premièrement, je parlerai de la politique économique, de ses défis et difficultés. Macri a introduit cinq grandes mesures. La première était l'élimination des subsides gouvernementaux très importants, qui avaient été créés par le gouvernement précédent, en particulier pour le gaz, l'électricité et le transport. Cela a mené immédiatement à une augmentation du prix du gaz et de l'électricité de l'ordre de 600 p. 100 et a doublé le prix du transport en commun.

Deuxièmement, il a procédé, au lendemain même de l'élection, à une dévaluation brutale de la monnaie. Il a laissé flotter la monnaie, ce qui a mené à une dévaluation d'environ 40 p. 100.

Troisièmement, il est arrivé assez rapidement à un accord avec les créditeurs internationaux qui empêchaient l'Argentine d'émettre des obligations au niveau international et de capter du capital à cause de dettes héritées et non remboursées de régimes précédents.

Quatrièmement, et c'est peut-être la mesure la plus importante, il a éliminé les taxes à l'exportation imposées par le gouvernement précédent, surtout dans le secteur agricole, ce qui avait plombé la capacité d'exportation de l'Argentine.

Finalement, directement et indirectement à travers les transferts gouvernementaux, il a procédé à des coupes assez rapides du service public, des fonctionnaires. On parle de 40 000 emplois de moins dans le secteur public au cours des trois premiers mois de 2016.

Il a connu un grand succès internationalement et, immédiatement après l'accord avec les créditeurs, l'Argentine a fait des émissions d'obligations qui ont rapporté des milliards de dollars, la plus importante pour un pays en émergence depuis plusieurs années. C'est certainement un succès.

Dans un deuxième temps, il est clair que l'élimination des taxes à l'exportation du côté agricole va mener à une augmentation importante des exportations de l'Argentine, dont l'industrie agroalimentaire extrêmement productive était pratiquement paralysée par des tarifs imposés par le gouvernement. C'est le côté facile.

Ceci dit, la dévaluation et l'élimination des subsides contribuent à une augmentation importante de l'inflation. L'inflation était déjà un problème sous le gouvernement précédent qu'on n'arrivait pas à évaluer, parce que le gouvernement avait littéralement saboté ses services de statistiques. Personne ne savait vraiment à quel niveau se trouvait l'inflation. Une des choses que Macri est en train de faire, c'est de remonter la capacité du gouvernement à produire des statistiques.

Par ailleurs, déjà, tant la banque centrale que les experts internationaux considèrent que, pour 2016, l'inflation devrait se chiffrer de 30 à 40 p. 100. Pour les trois premiers mois de l'année, on parle déjà de 17 p. 100. Il est peu probable que l'augmentation des prix se maintienne à ce rythme, simplement parce que cette augmentation est liée à l'élimination des subsides en très grande partie. C'est une difficulté très importante à laquelle le gouvernement sera confronté très rapidement.

De plus, l'élimination de subsides assez brutale et la perte de 120 000 emplois au cours des trois premiers mois de 2016 créent un mécontentement certain au sein de la population que l'opposition est en train d'exploiter, entre autres, autour d'une proposition de loi qui empêcherait les employeurs de licencier des gens pour une période d'au moins deux ans. C'est une loi qui est débattue, et je crois que le vote se tiendra aujourd'hui d'ailleurs à l'assemblée. C'est un exemple, mais il est clair que l'opposition veut exploiter le mécontentement qui est produit par les mesures draconiennes imposées par le gouvernement.

D'autre part, l'économie était déjà fragile, les investissements étaient limités et les taux d'intérêt sont élevés, ce qui empêche les investissements. De plus, le principal partenaire commercial de l'Argentine, le Brésil, subit une crise économique profonde. On parle d'une récession de 3 à 4 p. 100 l'an dernier et de 3 à 4 p. 100 cette année, et d'une crise politique dont vous avez certainement entendu parler. Par conséquent, dans la mesure où la moitié des exportations de l'Argentine prend traditionnellement le chemin du Brésil, en particulier les exportations manufacturières, la faiblesse de l'investissement et la crise sont susceptibles de provoquer une récession.

À plus long terme, il semble clair que Macri a l'intention de renforcer un processus de réorganisation de l'économie autour du secteur des ressources. Depuis 30 ans, les secteurs industriel et manufacturier ont diminué à peu près de moitié, on parle d'un secteur manufacturier qui représente actuellement à peu près 15 p. 100 de l'économie, alors qu'il en représentait 30 p. 100 au début des années 1990. Cependant, il est assez clair que les mesures de libéralisation adoptées par le gouvernement vont accélérer le processus et qu'elles sont susceptibles essentiellement de détruire ce qui reste de l'industrie argentine, surtout axée sur un secteur automobile qui est dépendant des exportations vers Brésil, parce qu'il n'est pas compétitif globalement.

L'Argentine est donc en train de devenir une économie de ressources et une économie de services. Il y a tout de même des secteurs importants comme l'énergie ou l'exploitation minière, mais c'est d'abord comme puissance agricole que l'Argentine va sans doute jouer un rôle au cours des années qui viennent.

Abordons brièvement la politique étrangère. Pendant la campagne électorale, Macri a clairement démontré qu'il avait l'intention de réorienter la politique étrangère du pays en faisant des critiques directes du Venezuela, en particulier. Après son élection, il a manifesté clairement sa volonté de réaligner l'Argentine vers l'Occident, vers les pays d'Europe et d'Amérique du Nord. Très rapidement, il a bénéficié de cela et il a reçu la visite de la plupart des dirigeants politiques des grands pays d'Europe et du président Obama récemment. En outre, il a été accueilli pratiquement en triomphe à Davos.

Dans cette réorientation, le rapprochement avec les États-Unis est particulièrement important, parce que l'allié traditionnel des États-Unis en Amérique du Sud était la Colombie, mais essentiellement, la Colombie est un pays qui était centré sur ses problèmes de guerre civile et de violence liée aux drogues. Donc, ce n'était pas vraiment une plateforme utile pour la région, alors que l'Argentine, qui a une économie assez substantielle et qui est vraiment encrée dans le cône sud, est susceptible d'être une alliée plus fiable. Il est clair que dès maintenant, elle est l'alliée privilégiée des États-Unis dans la région.

Les relations de l'Argentine avec le Brésil, pendant les quelques mois où elles étaient possibles avec le gouvernement de Dilma Rousseff jusqu'à la semaine dernière, n'étaient pas particulièrement bonnes et n'étaient pas développées non plus, parce que le Brésil était pris dans sa crise, de sorte que la diplomatie brésilienne était pratiquement paralysée. Cependant, il est certain qu'il y aurait eu des tensions s'ils avaient eu à prendre des positions conjointes. Le gouvernement actuel, le nouveau gouvernement du président Temer, au Brésil, semble vouloir adopter une politique économique assez semblable à celle de Macri, une politique de libéralisation, de fin des subsides, de coupes budgétaires dans le secteur de la santé et d'austérité en général.

Ces mesures sont susceptibles d'affaiblir encore plus le Mercosur qui était un mécanisme conçu pour protéger l'industrie du Brésil et de l'Argentine, deux industries qui sont actuellement en contraction rapide et en crise dans les deux cas. Ceci dit, jusqu'à maintenant, le Brésil ne semble pas vouloir faire la gageure que Macri fait sur une économie d'exportation strictement de matières premières, parce que le secteur industriel demeure encore très influent.

Maintenant, concernant le Canada, le potentiel minier de l'Argentine intéresse le Canada depuis longtemps. Il y a des compagnies qui sont déjà présentes, et l'ouverture et la libéralisation de Macri sont bien accueillies dans ces milieux. L'Argentine souffre, comme le Brésil d'ailleurs, d'un grand déficit d'infrastructures. Par conséquent, les grandes compagnies d'ingénierie du monde entier, incluant celles du Canada, sont intéressées de voir les projets de M. Macri. Par ailleurs, le potentiel gazier et pétrolier de l'Argentine est sous-développé et souffre d'un sous-investissement de longue date. Ainsi, là aussi il y a un certain potentiel, mais comme vous le savez, ce ne sont pas des secteurs qui, à court ou moyen terme, semblent avoir un avenir radieux.

Finalement, l'Argentine a des réserves de potasse assez extraordinaires qui pourraient intéresser les producteurs canadiens et qui les intéressent déjà. Cependant, traditionnellement, ce sont plutôt des marchés d'exportation que les producteurs de potasse canadiens recherchent et, dans ce cas, il s'agit d'un concurrent.

Alors, en général, l'Argentine n'est pas un partenaire commercial important du Canada. Il y a des investissements relativement importants, surtout dans le secteur minier, mais la matrice d'exportation de l'Argentine en fait plutôt un compétiteur du Canada dans le monde qu'un partenaire. Ceci dit, dans le cadre de cette mesure, la libéralisation du pays et l'affaiblissement du Mercosur sont plus susceptibles de bénéficier aux pays asiatiques, qui pourront trouver en Argentine un marché moins protégé pour leurs exportations de produits manufacturiers.

Du point de vue politique, il est assez clair que la politique étrangère de l'Argentine sous Macri s'alignera mieux sur les orientations traditionnelles du Canada que celle de Kirshner auparavant. Les négociations bilatérales devraient être plus fluides qu'auparavant. Toutefois, j'ai de la difficulté à cerner des domaines dans lesquels la coopération bilatérale pourrait avoir des impacts importants à l'échelle mondiale ou régionale.

Je vous remercie.

[Traduction]

La présidente : Vous avez parlé de certaines orientations adoptées par le président et des difficultés qu'il est susceptible de rencontrer. Le rôle du Canada a été plutôt limité. Vous avez indiqué que nous sommes en concurrence et c'est quelque chose que nous avons entendu dire déjà à propos du Brésil et de l'Argentine. Avec l'accession au pouvoir du nouveau gouvernement, que devrait faire le Canada? On cherche habituellement à positionner son propre pays avantageusement, tout en intégrant l'Argentine aux structures et aux modalités internationales. Existe-t-il un créneau qui permettrait au Canada de faire quelque chose de positif pour l'Argentine, mais aussi pour le Canada?

[Français]

M. Daudelin : Je crois que les possibilités de coopération sont plutôt au niveau de la diplomatie. Par exemple, il semble assez clair que la situation au Venezuela se détériorera très rapidement et que les organisations sud-américaines, l'ONASUR et la CELAC, sont incapables de gérer le problème. D'ailleurs, déjà, le secrétaire général colombien d'ONASUR passe plus de temps à critiquer le processus de destitution au Brésil que l'état d'urgence imposé par le gouvernement Maduro, au Venezuela. Par conséquent, cela pourrait donner un espace à l'Organisation des États américains (OEA), qui est un forum qui a perdu du terrain au cours des dernières années, mais qui pourrait en regagner avec un intérêt argentin accru pour une espèce de gestion hémisphérique des problèmes des Amériques, alors que les pays latino-américains, depuis environ 10 ou 15 ans, avaient tendance à se réserver complètement l'Amérique du Sud. D'ailleurs, l'expression par excellence de cette réserve, c'était la formation de la communauté des États de l'Amérique du Sud et des Caraïbes, qui est une organisation des États américains sans les États-Unis et le Canada. Je crois qu'il y a un potentiel de revalorisation du rôle de l'OEA, qui est un forum dans lequel le Canada a investi traditionnellement de façon importante. Il y a moyen de travailler avec l'Argentine à ce chapitre.

En ce qui concerne plus largement les organisations internationales, le grand multilatéralisme, je vois assez peu de potentiel. Sur le plan des négociations commerciales, je pense que les Argentins, si la libéralisation fonctionne, chercheront la libéralisation à tous crins, ce qui est peu conforme à notre politique commerciale en matière d'agriculture, en raison des problèmes de gestion de l'offre, comme vous le savez.

[Traduction]

Le sénateur Downe : Je suis curieux de savoir ce que font les autres pays. Les Allemands ont beaucoup investi au Brésil. Les Chinois semblaient avoir des liens avec le gouvernement argentin précédent. Se maintiennent-ils? Où en est la confiance des investisseurs de ces autres pays, vu la situation actuelle en Argentine?

[Français]

M. Daudelin : Actuellement, on parle d'un grand enthousiasme dans la forme. À mon avis, au cours des prochains mois, Macri devra prouver qu'il exerce un contrôle effectif sur l'économie. C'est tout de même un pays qui connaîtra une inflation de 35 p. 100 en 2016. Il n'a pas de majorité au Congrès, et l'essentiel des mesures de libéralisation ont déjà été prises.

Il gère les conséquences négatives et sociales des mesures qu'il a adoptées d'emblée, la dévaluation, la coupure des subsides. À l'heure actuelle, il y a une période d'incertitude assez importante. Je doute fort qu'il y ait un influx très important des investissements à court terme. Je crois que tout le monde attendra de voir si Macri réussira à se sortir de la situation qu'il a créée lui-même avec des mesures très radicales.

Je ne suis pas certain que, à court terme, le Canada ait beaucoup de compétition dans ce domaine.

Le sénateur Rivard : Je vous souhaite de nouveau la bienvenue, monsieur Daudelin. On sait que l'Argentine a besoin d'investisseurs et de devises étrangères. Jusqu'à quel point la mise en accusation de l'ancienne présidente, Mme Kirschner, pour corruption et manipulation de la réelle valeur de la dette du pays, peut rendre les investisseurs frileux? Les investisseurs peuvent-ils trouver cette situation un peu frivole? C'est un peu la tendance. On change de gouvernement, puis on accuse l'ancien gouvernement d'avoir pris des mesures peu catholiques. Croyez-vous sincèrement que la mise en accusation de l'ancienne présidente peut avoir un effet très néfaste sur l'Argentine?

M. Daudelin : Il est clair que cela allait se produire, parce que des accusations avec des preuves substantielles circulaient depuis longtemps. Quand l'Argentine est allée sur les marchés internationaux avec l'émission d'obligations, qui a connu un très grand succès — j'ai oublié de noter le chiffre —, cela a été pris en compte.

Personnellement, j'ai été surpris de l'enthousiasme pour les obligations argentines, compte tenu de la très grande incertitude qui persiste au sein de cette économie, de l'inflation et de la capacité technique de ce gouvernement qu'on ne connaît pas. Il y a des gens officiellement très compétents, mais comment s'y prendront-ils pour gérer l'économie? C'est un grand point d'interrogation. Jusqu'à maintenant, l'Argentine n'a eu aucune difficulté à trouver des capitaux internationaux. La bourse se porte très bien. Il me semble que cet enthousiasme est un peu exagéré.

Le sénateur Rivard : J'aurais une deuxième question à vous poser. L'Argentine a des réacteurs nucléaires, je crois. N'y a-t-il pas des réacteurs CANDU qui y sont installés?

M. Daudelin : Il y avait un réacteur CANDU, mais les Argentins ont une technologie propre. Ils souhaitaient exporter de petits réacteurs nucléaires portatifs au Venezuela, mais cela ne s'est jamais réalisé. Je ne crois pas que le présent gouvernement investira beaucoup dans ce secteur.

Le sénateur Rivard : En tant que professeur, connaissez-vous beaucoup de pays qui, à l'instar de l'Argentine, taxaient les produits exportés? Je pense qu'il s'agissait d'un frein majeur à son développement, et maintenant, elle a retiré pratiquement toutes les taxes sur les produits agricoles. Avez-vous déjà vu cette situation ailleurs? Au contraire, le Canada favorise les exportations. Avant la TPS, il y avait la taxe d'accise qu'on supprimait si on exportait.

M. Daudelin : À l'époque du protectionnisme, on taxait les exportations dans bon nombre de pays. Depuis les années 1980, ce n'est plus le cas. Ceci dit, l'Argentine a un problème avec cela. Le secteur manufacturier est en contraction très rapide et la propriété du secteur agricole est très concentrée. Par conséquent, s'il ne taxe pas ce secteur, contrairement aux produits miniers, le gouvernement se coupe d'une source de revenus très importante. Par exemple, le Canada taxe la production pétrolière. On a des redevances sur la production minière. Dans le domaine agricole, on ne le fait pas. L'Argentine se trouve donc dans une position difficile pour lever des fonds. Le gouvernement argentin n'a pas beaucoup d'options.

[Traduction]

La sénatrice Johnson : Bon après-midi.

Nous avons beaucoup entendu parler du Venezuela dans le cadre de notre étude de l'Argentine et un excellent article a paru dans The Economist hier. Le Venezuela est frappé par de graves crises politiques et économiques. Pensez-vous que le nouveau gouvernement Macri, par l'intermédiaire d'organisations multilatérales, serait à même de pousser à la paix et l'ordre au Venezuela? Serait-il susceptible d'avoir une quelconque influence? Et une organisation telle que l'Organisation des États américains peut-elle faire quelque chose pour réduire le risque de violence au sein des pays d'Amérique latine?

[Français]

M. Daudelin : Concernant le Venezuela, je ne crois pas que l'Argentine ait quelque influence que ce soit. D'ailleurs, l'Argentine était très en retrait des dynamiques régionales. Depuis plusieurs années, elle n'avait de lien étroit qu'avec le Brésil. Il y avait des contrats d'exportation avec le Chili, mais c'est un pays qui a toujours eu une politique un peu isolationniste en Amérique du Sud.

Ce n'est pas un pays que les voisins appuieraient comme leader régional ou quoi que ce soit. Actuellement, la position de Macri a été dénoncée directement par Maduro. Je ne crois pas que le gouvernement actuel du Venezuela accepte que l'Argentine soit un interlocuteur dans les négociations.

Personnellement — d'ailleurs, je l'ai écrit, et vous pouvez le trouver assez facilement —, il me semble que les deux seuls pays qui pourraient jouer un rôle effectif de conciliation au Venezuela seraient conjointement Cuba et les États- Unis, dans la mesure où, ensemble, ils ont de la crédibilité et de l'influence des deux côtés. Pour le reste, je ne vois personne. Peut-être l'Organisation des États américains, pour ce qui est des conséquences régionales, mais les seuls qui pourraient vraiment jouer un rôle sont les États-Unis et Cuba.

L'essentiel du problème repose sur la violence criminelle. On parle d'environ 100 000 homicides par an : 60 000 au Brésil et 45 000 dans le reste de la région. Ce n'est pas un problème susceptible d'être géré au niveau régional, sauf peut- être en ce qui concerne une certaine libéralisation des politiques de drogue. Cependant, je ne crois pas que l'opinion publique soit prête à entrer dans une discussion de légalisation des drogues qui implique la cocaïne.

[Traduction]

La sénatrice Johnson : L'Argentine a vécu plusieurs crises économiques catastrophiques. Quelle partie de la population du pays est de classe moyenne? Et quelle est à votre avis la perspective des jeunes Argentins sur la mobilité à la verticale dans leur société et leur économie, et aussi sur le rôle de leur pays dans le monde et l'économie mondiale?

[Français]

M. Daudelin : Traditionnellement, les Argentins ont un humour noir à l'endroit de leur pays, tout comme les Brésiliens. Il importe de noter que l'Argentine a une population assez âgée. L'Argentine, l'Uruguay et Cuba ont des populations relativement âgées. Le poids relatif de la jeunesse dans la dynamique politique n'est pas aussi grand qu'on le verrait. Il est difficile de ne pas avoir une position cynique. Il y a des secteurs qui se mobilisent du côté de la gauche, des petits secteurs assez radicalisés, mais il ne semble pas y avoir un mouvement de jeunesse identifiable, que ce soit à gauche ou à droite.

[Traduction]

La sénatrice Johnson : Je sais qu'il ne s'agit pas ici de l'Argentine, mais vous en savez beaucoup sur le Brésil : comment se passeront les Jeux olympiques, cette année?

[Français]

M. Daudelin : Je ne vois pas de problème important avec les Jeux olympiques. Les installations sont prêtes et sont à l'abri du virus Zika, surtout le village. Si c'est cela qui inquiète les gens, je ne crois pas que le virus Zika empêchera le déroulement des Jeux olympiques.

[Traduction]

La sénatrice Johnson : Excellent. Quand nous y sommes allés il y a deux ans, ils nous ont montré leurs arrangements. C'est excellent pour le Brésil.

[Français]

M. Daudelin : Dans le contexte, ce sera une pause de quelques jours, parce que le pays connaît une crise tellement profonde, que cela n'aide pas. Ce sera comme de petites vacances.

Le sénateur Housakos : Ma question est liée à l'économie. L'Argentine, comme bon nombre de pays partout dans le monde, vit une crise économique, mais l'Argentine fait face à une crise socioéconomique et son gouvernement est minoritaire. Instaurer des mesures d'austérité et prendre des décisions quand un gouvernement est majoritaire et solide représente un défi. Lorsqu'un gouvernement est minoritaire, c'est d'autant plus difficile de régler les divers problèmes économiques. À votre avis, ce gouvernement minoritaire obtient-il l'appui de la population? Sinon, quelles sont ces chances de réussir ou quel pourcentage de la population appuie le gouvernement?

M. Daudelin : Selon les derniers sondages, environ 60 p. 100 de la population appuie le gouvernement, malgré l'adoption des mesures d'austérité. Selon moi, le gouvernement souhaite évaluer rapidement les risques que représente l'absence d'une majorité au Congrès. C'est pourquoi les mesures les plus douloureuses ont été adoptées immédiatement. On parle des premiers jours du gouvernement, où il a profité de la division de l'opposition et de l'appui d'une partie du péronisme. Il s'agissait des mesures les plus difficiles, et elles ont été prises. Maintenant, ils doivent gérer les conséquences. Leur cote de popularité baissera, mais la division profonde du péronisme, qui est susceptible de se prolonger avec le procès contre Mme Kirchner, pourrait donner une certaine marge de manœuvre au gouvernement. Je ne crois pas qu'il puisse de nouveau introduire un ensemble de mesures aussi rigoureuses que celles qui ont été mises en œuvre à la suite des élections. Comme vous l'avez dit, cela ne passera pas au Congrès. D'ailleurs, on le constate avec les débats concernant la loi sur les mises à pied. On veut rendre illégales les mises à pied d'employés par les entreprises.

Le sénateur Housakos : Selon certains témoins qui ont comparu devant notre comité, le Canada est compétiteur de l'Argentine sur le plan économique. À votre avis, le Canada et l'Argentine pourraient-ils collaborer étroitement en ce sens? Le cas échéant, quels seraient les enjeux?

M. Daudelin : Je crois que la recherche agricole et les changements climatiques représentent un potentiel. Ce sont des facteurs qui sont susceptibles d'avoir un impact sur les deux pays, peut-être de façon bénéfique dans le cas du Canada, manifestement, et possiblement dans le cas de l'Argentine. Alors, de ce point de vue, je crois qu'il y a des intérêts convergents dans la gestion du changement climatique et dans le développement de technologies agricoles, mais c'est tout de même limité.

Le sénateur Housakos : Est-ce que le Canada est désavantagé par le fait qu'il n'ait pas une grande partie de sa population qui parle espagnol, en comparaison avec nos amis des États-Unis et du Mexique? Est-ce un enjeu? Le fait que nous n'ayons pas beaucoup d'hispanophones au sein de notre population pénalise-t-il les relations d'affaires du Canada avec l'Argentine, si on compare la situation avec nos voisins du Sud?

M. Daudelin : C'est peut-être un fait. Je disais, il y a quelque temps, que l'espagnol est plus populaire que le français dans un nombre croissant d'universités. Cependant, je ne crois pas que ce soit un grand désavantage. Dans les secteurs où le Canada est présent, on trouve aisément des gens qui parlent espagnol.

Par ailleurs, puisque vous en parliez, le Mexique a une présence ridicule en Amérique du Sud, nettement moindre que celle du Canada. De ce point de vue, je pense qu'il y a eu une bonne exploitation des ressources relativement limitées en ce qui concerne l'espagnol. Mon fils vient de passer l'année au Mexique; après quelques mois, il s'est déniché des contrats, il a occupé des emplois. Ce n'est pas un obstacle très important, aussi important que cela pourrait l'être, par exemple, avec l'arabe, le chinois ou d'autres langues.

[Traduction]

La présidente : J'ai une ou deux questions avant de terminer. L'une porte sur les services.

On nous a dit que le Brésil compte beaucoup d'universités et de gens instruits, mais il manque la qualité de niveau doctorat, cet élément supplémentaire, dans les services technologiques et d'autres domaines. Apparemment, le Canada pourrait se lier avec des universités de là-bas, pour la recherche et la technologie. Nous avons sur eux une longueur d'avance dans certains domaines et nous collaborons dans d'autres et tout le monde y gagnerait. En est-il de même pour ce qui est de l'Argentine?

[Français]

M. Daudelin : Les universités argentines ne sont pas du calibre des universités brésiliennes. Le retard serait nettement plus élevé. Les grandes universités de recherche brésiliennes, comme l'Université de São Paulo, Campinas, les grandes universités catholiques, ont relativement peu à envier aux universités canadiennes moyennes. Cependant, dans le cas de l'Argentine, on parle de décennies de sous-investissements, alors, il y a vraiment des problèmes très importants à ce chapitre. Le problème est encore plus aigu dans le cas de l'Argentine.

[Traduction]

La présidente : J'ai aussi entendu parler d'investissements insuffisants dans l'infrastructure.

[Français]

M. Daudelin : Exactement. Dans le cas du Brésil, on le compense un peu, mais dans le cas de l'Argentine, encore une fois, de longue date, c'est un problème pour l'ensemble de l'Amérique latine. Il y a par exemple des problèmes élémentaires d'approvisionnement en eau. Au Mexique, au Brésil, il y a des problèmes d'approvisionnement en électricité. C'est un des problèmes, d'ailleurs, que l'Argentine devra aborder maintenant, c'est-à-dire que l'infrastructure des transports pour l'exportation a besoin d'investissements, qu'il s'agisse des secteurs de l'énergie ou du transport. De ce point de vue, il y a un très grand potentiel d'investissements de croissance et de coopération internationale, c'est certain, parce qu'il y a un déficit monstrueux.

[Traduction]

La présidente : Je pense, en tout cas, que le monde a plus entendu parler d'organisations criminelles au Brésil. Peut- être est-ce avant le soccer ou les olympiques, mais j'ai entendu dire qu'il règne dans bien des régions du Brésil une culture criminelle qu'il faut supprimer; que l'arrivée des drogues est un problème nouveau là-bas, mais que le crime organisé y pose des difficultés depuis déjà longtemps.

Quelle est la situation en Argentine? Vous avez dit qu'il y a un certain degré de criminalisation. Est-ce que c'est une forme de criminalité historique qui est unique à ce pays, ou est-ce que le mouvement des drogues partout en Amérique du Sud, maintenant, a exacerbé le problème?

[Français]

M. Daudelin : En Argentine, le sentiment d'insécurité est immense, mais le taux d'homicides n'est pas particulièrement élevé. Si on la compare au Brésil, par exemple, l'Argentine est nettement moins violente.

En ce qui concerne l'enracinement culturel du crime au Brésil ou en Argentine, personnellement, je ne crois pas que ce soit justifié. Il y a des marchés illégaux, des marchés informels à grande échelle qui sont liés en grande partie à la faiblesse des gouvernements, qui créent des espaces que les organisations illégales s'empressent d'occuper.

Alors, je pense que c'est plutôt dans le domaine de l'incapacité ou de la capacité limitée des gouvernements à contrôler effectivement les marchés illégaux et les marchés informels qu'il faut chercher les problèmes de violence et les problèmes de criminalité, plutôt que dans la culture; ce n'est pas particulièrement fécond comme hypothèse.

[Traduction]

La présidente : Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire par « culturel ». Comme vous l'avez dit, c'est plutôt une conséquence des vides laissés par le gouvernement, qui permettrait d'investir dans des villages et de s'emparer des barrios, et cetera. Ils semblent dire qu'il y a effectivement un certain degré de criminalité et peut-être des difficultés avec les tribunaux, et cetera, mais l'arrivée, ces 10 ou 20 dernières années, du crime organisé, avec les entrées et sorties de la drogue, c'est un phénomène récent. Dans un réseau mondial, ces organisations passent de l'Amérique du Sud à l'Afrique et s'implantent là où il y a place pour l'activité criminelle. Est-ce que l'Argentine en est?

[Français]

M. Daudelin : J'ai passé les 10 derniers mois au Brésil à étudier les marchés de drogue. La présence du crime organisé n'est pas un facteur de violence. En fait, l'organisation la plus puissante au Brésil, qui s'appelle le Premier commando de la capitale, est une organisation criminelle énorme à São Paulo. La plupart des analystes considèrent qu'elle a joué un rôle très important dans la diminution de la violence à São Paulo. C'est plutôt la désorganisation du crime qui fait en sorte que la violence est très élevée dans le nord du pays.

D'autre part, je ne crois pas qu'on puisse associer la violence à la présence du crime organisé. Les marchés de drogue en Amérique du Nord, par exemple, ont une valeur économique supérieure à celles qu'ils ont en Amérique du Sud, par habitant, quelle que soit la façon dont on le calcule. On ne peut pas faire d'équation entre la présence du crime organisé et la violence.

Dans le cas de l'Amérique latine, le crime est désorganisé, et les États qui gèrent les marchés illégaux sont aussi désorganisés. Vous avez donc une situation extrêmement chaotique. Je crois que c'est plutôt dans cette direction qu'il faut chercher les causes de la violence.

En ce qui concerne l'entrée, il est certain que l'Amérique latine est complètement intégrée dans les grands réseaux internationaux de trafic, comme l'Amérique du Nord et comme l'Europe. Justement, le paradoxe est là : en Europe et en Amérique du Nord, le trafic est très bien organisé et il n'est pas violent, alors que dans les pays où c'est moins bien organisé, où les politiques publiques sont moins prévisibles, il y a des taux de violence épouvantables. C'est le cas du Brésil actuellement. Comme je le disais tantôt, on comptait 60 000 homicides l'an dernier. C'est dans des zones de désorganisation, dans ces zones de crime désorganisé, qu'il y a les taux de violence les plus élevés. C'est un paradoxe.

[Traduction]

Le sénateur Dawson : Nous avons créé hier le groupe d'amitié parlementaire Canada-Argentine, dont Pablo Rodriguez est maintenant le président. Il doit aller en Argentine pour des motifs personnels, mais il va rencontrer des parlementaires argentins pour discuter de la création d'un groupe parlementaire Canada-Argentine. Je pense qu'il pourrait être intéressant que le comité directeur communique avec lui, parce que nous devons nous aussi y aller. Je serai d'ailleurs le vice-président de ce groupe, je crois.

[Français]

Sénateur Housakos, ce n'est pas parce que je parle espagnol. Mon épouse et deux de mes enfants parlent espagnol. Malheureusement, mon espagnol a des limites. Cependant, je suis allé en Argentine, et je vais répéter ce que M. Daudelin a dit plus tôt : on se sent très en sécurité, en Argentine. L'Argentine est loin d'être un des pires pays d'Amérique latine. J'encourage les membres du comité à se sentir très à l'aise si jamais nous décidions d'y faire un voyage.

En ce qui concerne les Jeux olympiques, si la Grèce est un bon exemple...

[Traduction]

...ils ne feront pas d'argent avec les Jeux olympiques, mais au moins cette période leur fera une petite vacance.

C'était plus un commentaire qu'une question.

La présidente : C'était un commentaire assez exhaustif. Merci.

Je crois que cela met fin à nos questions. Vous avez traité de nombreux aspects, et nous apprécions votre expertise. Il ne fait aucun doute que nous communiquerons encore avec vous ultérieurement puisque nous nous sommes concentrés sur certains éléments. Nous avons parlé du Venezuela et nous faisons un suivi de cette situation. Nous faisons une étude approfondie de l'Argentine, et l'OEA a été signalé à maintes reprises comme l'un des facteurs auxquels nous devrions nous intéresser. Je pense, donc, que les demandes de notre comité vous tiendront assez occupés. Nous apprécions l'amabilité avec laquelle vous répondez à ces demandes. Merci pour votre temps et votre expertise.

(La séance est levée.)

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