Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
OTTAWA, le mercredi 1er décembre 2010
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 20, pour étudier les faits nouveaux en matière de politique et d'économie au Brésil et les répercussions sur les politiques et intérêts du Canada dans la région, et d'autres sujets connexes.
Le sénateur A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Honorables sénateurs, nous avons trois points à l'ordre du jour de la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Premièrement, il y a l'élection d'un vice-président, puisque le sénateur Stollery a pris sa retraite; deuxièmement, nous devons poursuivre notre étude sur le Brésil; et troisièmement, nous ferons l'étude à huis clos d'un projet de rapport, si les membres du comité sont d'accord. Nous pouvons le faire un autre jour, si vous n'êtes pas prêts. Comme vous vous en souvenez, nous avons reçu le rapport et proposé des changements. Le comité a demandé à ce qu'il lui soit renvoyé après que les changements aient été apportés.
Je crois que vous avez reçu hier des copies du rapport modifié. Je l'ai examiné et j'ai quelques changements à recommander, mais ils touchent davantage la forme que le fond. Si vous êtes prêts, nous allons passer au premier point, soit l'élection d'un vice-président; ensuite, nous poursuivrons notre étude; et finalement, nous ferons l'étude d'un projet de rapport à huis clos.
Le sénateur Fortin-Duplessis : Madame la présidente, puis-je proposer quelqu'un?
La présidente : Nous avons un motionnaire.
Comme tout le monde semble être d'accord en ce qui concerne le troisième point à l'ordre du jour, nous allons suivre cet ordre.
Le premier point à l'ordre du jour est l'élection d'un vice-président. Je suis prête à recevoir les propositions.
Le sénateur Di Nino : Madame la présidente, j'ai le plaisir de proposer que l'honorable Percy E. Downe soit élu vice- président du comité.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : C'était aussi ce que je voulais faire.
[Traduction]
La présidente : Y a-t-il d'autres propositions?
La présidente : Je déclare le sénateur Downe élu vice-président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
Le sénateur Fortin-Duplessis : Félicitations.
Le sénateur Di Nino : Dois-je dire félicitations ou mes condoléances?
Le sénateur Downe : Oui, félicitations.
La présidente : Tout dépend des jours. En ce moment, c'est « félicitations ». Le sénateur Downe a travaillé avec le comité, a siégé au comité de direction et connaît bien les questions que nous avons étudiées et que nous étudions actuellement. Soyez le bienvenu au poste de vice-président. J'ai hâte de travailler avec vous.
Le sénateur Downe : J'ai hâte de travailler avec vous également et avec la personne qui siégera comme troisième membre du comité de direction.
La présidente : Le sénateur Finley est le troisième membre du comité de direction. Il est absent pour cause de maladie. Nous nous attendons à ce qu'il soit de retour lorsque nous reviendrons, au début de la nouvelle année.
À moins d'indication contraire de la part du sénateur Finley ou de la direction, nous continuerons ainsi. La présidente et le vice-président se débrouilleront sans le troisième membre durant ces quelques semaines.
Nous allons maintenant poursuivre notre étude sur les faits nouveaux en matière de politique et d'économie au Brésil et les répercussions sur les politiques et intérêts du Canada dans la région, et d'autres sujets connexes. Nous accueillons aujourd'hui, à titre personnel, M. Jean Daudelin, professeur adjoint à la Norman Paterson School of International Affairs de l'Université Carleton. Soyez le bienvenu.
Je crois comprendre que vos recherches actuelles portent principalement sur les droits de propriété, le développement et les sources de revenus du gouvernement, ainsi que sur leurs répercussions, de même que sur les politiques étrangères comparées du Canada et du Brésil.
Je suppose donc que vous vous êtes penché sur les droits, les impôts et la politique étrangère du Brésil et leurs répercussions sur le Canada. Je crois que vous avez déjà fait des recherches sur les mouvements religieux au Brésil, la politique autochtone, la violence urbaine, l'intégration économique et les politiques régionales. Vous êtes donc tout à fait qualifié pour venir témoigner à titre d'expert. Soyez le bienvenu, monsieur Daudelin. Vous pouvez commencer.
[Français]
Jean Daudelin, professeur adjoint, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton, à titre personnel : Merci, madame la présidente, de me recevoir aujourd'hui et, en particulier, de me rappeler que je devrais traduire mon curriculum vitae pour qu'il soit lisible et compréhensible, même par mes collègues.
Dans les cinq prochaines minutes, je vais vous donner simplement les éléments les plus importants d'un petit document que j'ai préparé pour vous et qui vous sera transmis dans les jours suivants, me dit-on. Je vais m'attacher à décrire brièvement la montée en puissance du Brésil : les fondements de cette montée, les contraintes qui s'imposent au Brésil et les implications pour le Canada. Je conclurai avec les implications pour la politique étrangère du Canada.
Quelle est la place du Brésil dans le monde actuellement? On parle beaucoup du Brésil comme d'une puissance émergente, comme d'une future grande puissance et ainsi de suite. La question est, à toutes fins utiles, réglée : le Brésil fait partie du tout petit nombre des grandes puissances qui importent pratiquement pour toutes les questions internationales, que ce soit des questions de commerce, de gouvernance globale ou d'environnement.
Le Brésil a montré, il y a plusieurs années, qu'il était capable en particulier de monter des coalitions très efficaces qui lui ont permis, entre autres, de bloquer l'Accord de libre-échange des Amériques et de jouer un rôle central, si on veut, en paralysant le processus de négociations multilatérales à l'Organisation mondiale du commerce. Le Brésil a récemment montré que le fait de ne pas être invité à discuter de questions nucléaires pouvait mener à des gestes très embarrassants pour les grandes puissances, comme ce fut le cas avec l'Iran, question sur laquelle je revendrai si vous le voulez.
Quels sont les fondements de la montée en puissance du Brésil? Le premier est une formidable accumulation de ressources naturelles et de qualités géographiques, littéralement. Le Brésil est un pays énorme avec une population de 190 millions d'habitants en croissance plus lente mais quand même assez rapide. C'est un pays plus jeune que les pays occidentaux. C'est un pays qui est une puissance minière, une puissance énergétique, une puissance agricole et dans une moindre mesure, mais quand même de façon significative, une puissance industrielle. C'est sûrement le premier fondement de la montée en puissance du Brésil.
Le second c'est une politique de développement, depuis à peu près 1994, une politique économique et une politique de développement extrêmement efficace, particulièrement du point de vue de son impact sur les pauvres. Le Brésil a vu sa pauvreté diminuer de façon remarquable au cours des dix dernières années. Les taux de croissance pour les couches les plus pauvres de la population sont comparables à celle de la Chine. Alors, le Brésil, par exemple, contrairement à la Chine et à la plupart des pays en croissance rapide actuellement, voit l'essentiel de cette croissance être concentrée dans les secteurs les plus pauvres de sa population.
Le troisième élément très important de la montée en puissance du Brésil, c'est l'isolement relatif du pays en regard des tribulations, si vous voulez, tant économiques que politiques. Le Brésil a la chance d'être dans une région qu'il domine totalement; c'est à peu près la moitié du territoire, du PIB et de la population en Amérique du Sud. Il n'a pas d'ennemis extérieurs.
On parle beaucoup d'exploitations minières et agricoles du Brésil. Le Brésil n'est pas un gros joueur commercial. C'est un gros joueur dans les négociations commerciales, mais le Brésil exporte et importe relativement peu. Sa croissance, contrairement à celle de la Chine, ne dépend pas des marchés d'exportation. C'est une croissance largement autocentrée.
Le Brésil dispose finalement d'une capacité diplomatique tout à fait remarquable; de longue date, le Brésil a un service diplomatique tout à fait comparable à celui du Canada ou des pays européens.
Quelles sont les priorités du Brésil? Premièrement, la stabilité régionale, tant les relations entre les pays de la région que la stabilité à l'intérieur des pays, qu'on pense aux crises politiques qui peuvent secouer la Bolivie, la Colombie ou le Venezuela. La stabilité régionale est recherchée strictement en termes régionaux. Une des priorités du Brésil est d'éviter l'implication de joueurs non régionaux dans la région, en particulier des États-Unis, mais aussi l'Organisation des États américains et l'ONU.
Le Brésil fait tout pour gérer lui-même l'instabilité qui prévaut dans la région. La seconde dimension cruciale de sa politique étrangère est une quête de prestige et d'influence au niveau international tous azimuts.
Un nouveau gouvernement a été élu il y a quelques semaines, Dilma Rousseff, la première présidente du Brésil va entrer en fonction le premier janvier. En termes généraux, son arrivée au pouvoir ne devrait pas changer la politique étrangère du Brésil ni d'ailleurs sa politique domestique. Je serai heureux de discuter des détails plus tard.
Quelle est la place du Canada dans ce portrait? En règle générale, le Canada doit, à mon avis, considérer que la montée en puissance du Brésil est avantageuse du point de vue de ses intérêts économiques, stratégique et politiques et, en regard des valeurs qu'il promet dans le monde. Cela dit, le Canada n'est pas une priorité pour le Brésil. Il n'y a pas de raisons pour que le Brésil soit une priorité pour le Canada. Il y a très peu d'interdépendances, un peu de commerce, un certain intérêt, mais cela ne justifie pas une relation très intense.
La grande question en ce qui concerne la politique hémisphérique, c'est que le Canada est un joueur important pour l'Organisation des États américains. C'est un instrument important pour la politique étrangère du Canada alors que le Brésil, de façon assez systématique, essaie de limiter l'efficacité et surtout la portée de l'Organisation des États américains, en particulier en ce qui concerne l'Amérique du Sud.
Trois petites questions qui me semblent potentiellement pouvoir devenir un objet de tension, encore qu'il ne faille pas l'exagérer; la première est le G20. Pour le Canada, c'est très important, c'est le dernier morceau de gouvernance internationale dans lequel on a une influence significative. Pour le Brésil, c'est un groupe trop grand. Il cherche plutôt à rentrer au Conseil de sécurité des Nations Unies, et dans les négociations multilatérales à travailler avec des groupes de trois ou quatre, c'est-à-dire à toutes fins utiles, en face à face avec la Chine, les États-Unis et l'Inde. De ce point de vue, les intérêts du Canada et du Brésil ne sont pas convergents.
Deuxièmement, la question nucléaire est importante pour le Brésil. Le Brésil est signataire du traité de non- prolifération mais il le critique fortement, en particulier parce qu'il considère que, d'une certaine façon, cela affaiblit sa position dans sa quête d'un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies, c'est-à-dire que les cinq membres permanents sont des puissances nucléaires et le Brésil s'est engagé à ne pas avoir d'armes nucléaires. Par conséquent, cela teinte sa politique à l'endroit de l'Iran.
Le troisième point, très brièvement, c'est que les compagnies canadiennes représentent des compétiteurs significatifs dans des domaines des ressources, de l'énergie et des services financiers, en particulier, dans les pays andins qui sont très ouverts à des investissements canadiens et américains, et ce sont aussi des endroits qui intéressent fortement les institutions financières brésiliennes et les grandes multinationales brésiliennes.
Cela dit, je ne crois pas que le Brésil soit une menace. Bien au contraire, je crois que la montée en puissance du Brésil représente quelque chose de très bien pour le Canada et pour la poursuite de ses objectifs de politique étrangère en termes généraux.
Le sénateur Fortin-Duplessis : Soyez bienvenu devant notre comité, monsieur Daudelin. Nous avions bien hâte de vous entendre. Ma première question va être la suivante : en mars 2010, monsieur Daudelin, vous aviez écrit que le Canada n'a aucun intérêt stratégique en Amérique du Sud et dans les Caraïbes. Cependant, le Brésil compte parmi les 13 marchés prioritaires de la stratégie mondiale du commerce du gouvernement canadien.
À votre avis, dans quelle mesure la stratégie mondiale du commerce du gouvernement canadien a-t-elle permis d'encourager les rapports entre le Canada et le Brésil?
M. Daudelin : Le Brésil est actuellement la sixième, la septième ou la huitième économie au monde, cela dépend des calculs. Par conséquent, il est certain qu'un pays exportateur comme le Canada ne peut pas balayer du revers de la main un marché semblable. Cela dit, vous connaissez les chiffres en termes de marchés, de relations commerciales; le Brésil représente une portion négligeable de nos exportations et de nos importations. Par ailleurs, sur les marchés internationaux, on est plutôt compétiteur avec le Brésil.
Évidemment, c'est un marché important. On a des choses à exporter là-bas. Je pense qu'il est justifiable que le Canada fasse un effort, que le gouvernement canadien fasse un effort pour promouvoir les exportations canadiennes. Je ne crois pas que le sort de l'économie canadienne se joue de quelque façon au Brésil ou dans le reste de l'Amérique du Sud, d'où mon affirmation qu'il n'y a rien de stratégique. Il y a des choses intéressantes qui justifient un effort, mais il n'y a pas d'intérêt stratégique important.
Le sénateur Fortin-Duplessis : C'est votre opinion. J'ai une autre question d'un tout autre ordre. On a vu dans les médias, à la télévision, dans les journaux, que la police brésilienne mène des assauts, depuis quelques jours, dans les bidonvilles de Rio de Janeiro qui sont dominés par les gangs et qui déclenchent des affrontements qui ont fait plusieurs morts. Et parmi les possibles raisons de la récente augmentation des attaques, les représailles à l'installation des unités de pacification de la police, ces unités de la police ont commencé à être installées, il y a bientôt deux ans, pour tenter de débarrasser les favelas de leurs trafiquants et d'apporter la paix aux habitants par le biais d'une installation de l'implantation d'une unité de police à chaque point stratégique.
Une grande partie de la population croit que les unités de pacification de la police aident à contrôler le problème, mais il y a aussi d'autres personnes qui se demandent où vont les bandits une fois qu'ils sont expulsés.
Comment analysez-vous ces événements? À première vue, cela semble être une volonté de faire un nettoyage et d'enrayer le crime et les trafiquants de drogue. Ce qui est curieux, c'est qu'au début, on s'aperçoit que cela fait deux ans qu'ils essaient d'installer des forces policières aux quatre coins des bidonvilles, mais que, comme par hasard, cela se passe après l'élection de la nouvelle présidente. Quelle est votre opinion à ce sujet?
M. Daudelin : Tout d'abord, la violence au Brésil est en déclin depuis à peu près une dizaine d'années, en particulier dans le sud-est du pays. Il y a des endroits où ça augmente de beaucoup, mais dans le centre industriel et financier du Brésil, dans l'État de São Paulo et de Rio de Janeiro, on peut dire que les taux d'homicide sont en déclin et qu'ils sont de l'ordre de 30, 40 et 50 p. 100 depuis le début du XXIe siècle.
Les événements qui se produisent actuellement s'inscrivent dans une dynamique qui voit l'État conquérir un espace qu'il n'avait jamais occupé auparavant parce que les périphéries urbaines n'étaient pas des endroits où la police brésilienne patrouillait régulièrement. Les gens étaient laissés à eux-mêmes. Il est un fait que le Brésil représente un important marché de drogue pour les classes moyennes du sud de Rio de Janeiro et de São Paulo et de la plupart des grandes villes brésiliennes. Les trafiquants s'étaient installés juste à côté parce qu'ils ne se faisaient pas déranger par la police.
Pour répondre à votre question, la situation n'est pas simple et je ne crois pas que ce soit conçu comme étant quelque chose de simple. Les UPP sont introduites très progressivement et on sait déjà que les trafiquants du complexe de l'Allemand, où les dernières attaques ont eu lieu, se sont déjà déplacés dans d'autres bidonvilles, mais le nombre de bidonvilles contrôlés par la police augmente.
Parlons maintenant du lien qu'ont les événements avec l'élection de la présidente. Au Brésil, la police qui s'occupe de patrouiller les rues et de maintenir la loi et l'ordre est de juridiction provinciale. Les UPP sont une initiative du gouverneur de l'État de Rio de Janeiro, qui les a lancées il y a quelques années, ce qui a contribué à sa réélection le mois dernier. Mais cela n'a strictement rien à voir avec l'élection de la nouvelle présidente.
Le gouvernement fédéral appuie l'initiative du gouvernement de l'État de Rio de Janeiro. D'ailleurs, la présidente élue a annoncé qu'elle souhaitait personnellement que l'armée demeure dans les bidonvilles, possiblement jusqu'en 2014, jusqu'à l'année de la Coupe du monde de soccer, qui aura lieu au Brésil en 2014.
Le sénateur Segal : Bienvenue à notre invité. Je suis ravi de constater que, à la Norman Paterson School of International Affairs, on parle français. J'aimerais poser deux ou trois questions au sujet des grands progrès que le Brésil a réalisés quant aux questions de la pauvreté dont vous avez parlé dans votre présentation.
On parle beaucoup du programme Bolsa Familia. Pourriez-vous nous dire quelle est l'impact de ce programme ou des autres programmes sur la réduction du niveau de pauvreté au sein de la population?
M. Daudelin : Bolsa Familia est un programme que les spécialistes de politiques de développement appellent « conditional cash transfer ». Il s'agit d'un transfert de fonds conditionnel. L'idée, c'est que les familles les plus pauvres ont droit à un transfert gouvernemental dans la mesure où elles s'engagent à envoyer leurs enfants à l'école et à visiter régulièrement des cliniques.
Le montant n'est pas nécessairement très important et actuellement on parle de 200 REA, ce qui équivaut à environ 150 $ par mois. Mais dans les communautés plus pauvres, c'est très important car cela a permis à des familles très pauvres de passer au-dessus du seuil de la pauvreté.
Le programme est en expansion rapide. D'ailleurs, c'est une des raisons fondamentales de la popularité du président Lula et de la réélection de Mme Rousseff parce que l'unification des différents programmes de transfert de fonds, sous Fernando Henrique Cardoso, a été faite par le président Lula et il les a étendus énormément.
Actuellement, on parle peut-être d'un peu moins de 3 p. 100 du PIB, ce qui est quand même significatif. Cela étant dit, cela n'est pas la seule raison pour laquelle les taux de pauvreté et d'inégalité sont en baisse au Brésil car d'autres mesures ont été prises. Par exemple, le salaire minimum a augmenté énormément en termes réels et cela affecte des gens qui ne sont pas ceux qui reçoivent nécessairement les transferts de fonds.
Il faut savoir que si les transferts de fonds sont très importants dans les zones rurales les plus pauvres, ils ont un effet beaucoup moins important dans les villes où 160 $ représentent moins que ce que la famille peut obtenir en envoyant travailler l'enfant.
Mais dans les villes, sous le régime Fernando Henrique Cardoso, on avait atteint des taux de scolarisation pratiquement universels. Cela ne causait pas vraiment problème, mais le travailleur pauvre demeurait exclu. Certaines mesures ont été prises telles la réforme des pensions, mais aussi, surtout, la hausse du salaire minimum.
Par ailleurs, il y a quelque chose d'un peu mystérieux qui n'est pas très bien compris encore et qui se passe au Brésil. Le choc de libéralisation des années 1990 semble avoir provoqué une baisse du rendement ou de l'éducation, c'est-à- dire qu'auparavant le fait d'aller à l'école — et à l'université surtout — permettait aux gens d'augmenter énormément leurs revenus, et puis l'impact d'une série d'événements, qui ne sont pas encore parfaitement compris, qui ont eu lieu dans les années 1990, semble avoir diminué de façon notable cet effet.
Actuellement, les conditions de travail et de vie des travailleurs non qualifiés s'améliorent plus rapidement que celles des travailleurs qualifiés et éduqués. Cela a aussi un effet sur l'inégalité. Bolsa familia, et d'autres programmes sociaux, sont quelque chose de plus structurel qu'on comprend encore mal.
Le sénateur Segal : Est-ce que, à votre avis, le statut du Brésil en tant que pays qui ne veut pas nécessairement s'allier aux Américains, comme nous les Canadiens, est-ce que cela va créer des problèmes ou des conflits entre nos propos comme Canada, dans l'hémisphère où on se trouve, l'Amérique du Sud, la démocratie et les progrès de certaines libertés économique et nos amis brésiliens qui, avec leurs initiatives, sont sur le point de trouver leur voie avec des pouvoirs généralement non alliés comme on retrouve à Cuba, au Brésil et en Argentine? Est-ce que, à votre avis, cela va créer des problèmes ou c'est quelque chose qui est gérable entre le Canada et le Brésil?
M. Daudelin : Je ne crois pas que le Canada puisse avoir une quelconque influence sur ce que le Brésil fera dans ses relations avec l'Amérique du Sud. À savoir si l'attitude du Brésil va provoquer des problèmes pour le Canada de ce point de vue, je ne crois pas.
La plus grande menace, ce n'est pas Cuba qui est une petite île en déréliction, avec un système politique qui a des problèmes de plus en plus graves et des problèmes économiques épouvantables. La vraie source d'instabilité, actuellement, c'est le Venezuela, et c'est un problème pour les États-Unis, pour les voisins aussi. Il arrive que les États- Unis ont très peu d'outils pour influencer le Venezuela, alors que le Brésil en a plus. Le Brésil, particulièrement sous la présidence de Lula, avait une grande légitimité à gauche qui lui permettait de contenir le Venezuela. De ce point de vue, au contraire, je crois que le Brésil est un facteur de stabilité, y compris par rapport à des régimes du type Venezuela et Cuba, dans une moindre mesure.
Cela dit, il y a quelque chose d'important. Le Brésil s'est distingué depuis quelque temps par des positions un peu douteuses en ce qui concerne les droits de la personne à l'Organisation des Nations Unies. Récemment, on a refusé de condamner l'Iran, le Soudan, et ainsi de suite. Cela participe, si on veut, à la volonté du Brésil de se démarquer, et finalement d'être invité à participer à la gestion de l'Iran. On veut être impliqué dans les discussions avec l'Iran, or on a été exclu à l'origine, et cela a été très mal reçu à Brasilia.
Ceci dit, la nouvelle présidente a annoncé qu'elle n'était pas nécessairement d'accord avec les prises de position récentes du Brésil à l'Organisation des Nations Unies. On pourrait peut-être avoir une légère réorientation sur ce plan. Sur le fond, quant aux grandes questions comme la stabilité régionale, la protection des intérêts économiques et la protection des droits de propriété dans la région, je pense que les compagnies brésiliennes les recherchent tout autant que les compagnies canadiennes.
Le sénateur Segal : Certaines personnes nous ont dit que les règlements pour les compagnies canadiennes, qui veulent investir au Brésil, sont plus complexes que les règlements canadiens. Par exemple, la grande compagnie Vale Inco, un grand investisseur, n'avait aucun problème avec les règlements canadiens. À votre avis, est-ce que cette position va toujours être la même? Est-ce qu'on peut ouvrir les règlements du Brésil afin que les compagnies canadiennes y investissent davantage? Ou est-ce que, à votre avis, les règlements brésiliens sont presque normaux et représentent une position tout à fait juste pour un pays comme le Brésil?
M. Daudelin : Premièrement, est-ce que le Brésil a une attitude protectionniste? Est-ce qu'on est sélectif par rapport aux investissements étrangers? Est-ce qu'on facilite les investissements étrangers? Je pense qu'il est clair que ce n'est pas le cas. Le Brésil n'est pas un régime fermé aux investissements étrangers, mais c'est un endroit où il est difficile d'investir. J'entendais des gens de RIM dire que c'était d'une complexité faramineuse, mais que cela valait la peine. Est-ce que c'est susceptible de changer? Je ne crois pas.
Quelle que soit sa validité en termes économiques, c'est une politique qui a une légitimité phénoménale. Les gens sont d'accord avec cela. Par exemple, imaginez une grande compagnie brésilienne qui se mettrait à acheter un avion comme Air Canada achète des jets Embraer, il est un peu difficile de croire que personne ne dirait rien si une compagnie brésilienne achetait des avions de Bombardier alors que les avions d'Embraer sont juste à côté. Politiquement, ça passe très bien et cela fait en sorte que c'est durable.
Quoiqu'on en pense du point de vue de la théorie économique, le Brésil est en croissance à 4, 5, 6 p. 100 avec les restrictions qu'il impose au capital étranger. C'est une destination importante pour le capital étranger. Il y a des obstacles, il y a un « coût-Brésil », qu'on appelle là-bas, lié à la régulation. Il y a énormément de travail à faire, mais cela ne semble pas être un obstacle trop important. Par conséquent, il n'y a pas de pression pour que cela change.
[Traduction]
Le sénateur Jaffer : Je vous souhaite la bienvenue, monsieur Daudelin. Votre exposé était très intéressant. Le président Lula a joué un rôle influent au Brésil et à l'étranger. Il était très respecté. Qu'arrive-t-il maintenant?
M. Daudelin : C'est une question très vaste. Il ne fait aucun doute que Dilma Rousseff n'a aucune légitimité notable sur le plan international. De plus, ses antécédents ne sont pas aussi intéressants sur le plan mondial. D'après son dossier, elle était membre d'une guérilla durant ses études.
Certaines personnes peuvent trouver cela intéressant, mais elle n'est pas passée de la misère au pouvoir, comme M. Lula. En outre, M. Lula s'est révélé extrêmement efficace sur la scène mondiale, en utilisant cette légitimité d'une façon tout à fait inattaquable. Qui d'autre aurait pu se rendre au Forum économique mondial, à Davos, et affirmer que la crise était causée par une bande de banquiers blonds aux yeux bleus? Tout le monde a simplement accepté ses déclarations. Personne ne les a contestées.
Son influence était des plus importante sur le plan régional. M. Lula était capable d'organiser une réunion et d'éliminer les tensions régionales, ce que Dilma Rousseff ne pourrait probablement pas faire. Il pouvait apaiser les tensions entre le Venezuela et la Colombie, le Venezuela et l'Équateur. Il organisait une réunion et à la fin, même si tout le monde maugréait un peu, on acceptait de mettre fin à la confrontation. Le changement sera important, surtout en ce qui concerne les relations avec M. Chávez.
Pour ce qui est du prestige du Brésil, je ne vois pas comment Dilma Rousseff pourrait faire mieux que M. Lula. Il est possible que ce soit les diplomates qui assurent la présence du Brésil dans les prochaines années. Je doute que le président des États-Unis vienne voir Dilma Rousseff comme il est venu voir M. Lula, pour lui dire qu'il était son homme. Cela n'arrivera pas. Il est peu probable qu'on retrouve le genre d'attrait populaire que M. Lula pouvait facilement inspirer. Par conséquent, l'image et la présence du Brésil sur le plan international pourraient en souffrir un peu. Cela dit, comme j'essayais de l'expliquer dans ma déclaration préliminaire, les fondements de la montée en puissance du Brésil sont si solides que cela n'aura pas d'impact majeur.
Le sénateur Jaffer : On a perdu un grand négociateur sur le plan mondial. Personne ne pourra remplacer le président Lula.
M. Daudelin : Exactement.
Le sénateur Jaffer : J'ai écouté avec intérêt ce que vous avez dit à propos de l'Organisation des États américains et de la façon dont le Brésil veut limiter son pouvoir. Qu'arrivera-t-il maintenant, avec le changement de dirigeant?
M. Daudelin : La structure de l'OEA n'est pas avantageuse pour le Brésil. C'est un organisme extrêmement décentralisé, dans lequel la majorité des votes sont détenus par les petits pays, dont la plupart sont situés dans les Caraïbes et en Amérique centrale et dépendent du commerce, de la migration, des envois de fonds, des investissements et de l'aide des États-Unis et du Canada.
Si l'on utilise cette méthode avec le Brésil, on perd presque à coup sûr. Le Brésil tente systématiquement de mettre sur pied des institutions alternatives, en particulier en Amérique du Sud, avec l'Union des nations sud-américaines, ou UNASUR, et maintenant la Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes, qui n'inclut pas les États-Unis, mais cette organisation est un peu trop imposante pour le Brésil. Il préfère les petites organisations pas très institutionnalisées dans lesquelles ses excellents diplomates peuvent pratiquement, mais pas nécessairement, contrôler le processus et exercer une énorme influence, ce qu'ils ne peuvent pas faire au sein de l'OEA.
C'est la même chose pour le Mexique et la plupart des grands pays des Amériques. En réalité, je n'ai jamais aimé l'OEA, pour des raisons historiques. Je suppose que vous êtes déjà allés à Washington. L'OEA se trouve littéralement dans l'ombre de la Maison-Blanche, ce qui est symbolique. L'organisation a eu des problèmes dans le passé et elle n'est pas considérée comme un acteur important sauf par certains pays, dont le Chili, les pays de l'Amérique centrale et des Caraïbes, ainsi que le Canada.
Le Canada pourrait tirer parti de sa participation à l'OEA, mais ce n'est pas là où il va obtenir le plus de soutien du Brésil. Toutefois, une réunion organisée par l'OEA aura lieu au Brésil au sujet des politiques sociales. On se penchera sur les mesures à prendre. Or, si l'OEA devait disparaître demain, on ferait discrètement la fête à Brasilia ou, au mieux, personne ne le remarquerait ni ne le mentionnerait.
Le sénateur Di Nino : Soyez le bienvenu. J'aimerais poursuivre la discussion que le sénateur Segal a commencée à propos du contexte des échanges commerciaux et des investissements au Brésil.
Récemment, on a décrit les relations entre le Canada et le Brésil dans ces secteurs en utilisant des mots comme « négligence », « malentendu », « commerce périodique » et « irritants politiques ». Considérez-vous que cela correspondait à la réalité jusqu'à tout récemment?
M. Daudelin : En effet. Durant les années 1990, il y a eu une période où tout allait mal. Il y avait une lutte entre deux grandes entreprises, soit Bombardier qui, comme vous le savez, est un acteur politique important pour notre pays, et Embraer, qui l'est encore plus pour le Brésil. C'est une création de l'armée brésilienne qui vise à prouver que le Brésil peut jouer dans la cour des grands sur le plan technologique. L'investissement symbolique a même été plus important pour la société Embraer que pour Bombardier.
Ensuite, il y a des Canadiens qui ont kidnappé un propriétaire de supermarché à São Paulo. Les problèmes s'accumulaient.
Je crois que les deux pays se sont efforcés de calmer les choses. Cela a porté ses fruits. La plupart des irritants politiques que vous avez mentionnés ont disparu. En outre, les multinationales brésiliennes se sont mondialisées. Embraer songe à construire des avions de transport militaire, et j'ai lu que l'un des fournisseurs serait une compagnie située à Mirabel. Ces multinationales ont des chaînes de valeurs mondiales et elles achètent partout ce dont elles ont besoin. Dans certains secteurs, les entreprises canadiennes sont concurrentielles à l'échelle mondiale.
Il existe maintenant un certain degré d'interdépendance, ainsi qu'une diplomatie efficace pour calmer les choses. L'autre point que j'ai oublié de mentionner est l'affaire de la maladie de la vache folle, qui a été mal gérée de notre côté et utilisée à des fins nationalistes de leur côté, et qui s'est transformée en une crise insensée du point de vue de deux grands pays sérieux. Ces problèmes sont largement dépassés.
Les désaccords qui sont susceptibles de se produire auront trait à l'assurance grandissante du Brésil sur le plan mondial par rapport aux tentatives du Canada de conserver un rôle et une influence dans certaines institutions. L'OEA est un principe clé des politiques du Canada dans les Amériques. Or, le Brésil n'aime pas l'OEA.
Le G20 est un élément central de notre politique étrangère, mais c'est un compromis pour le Brésil. C'est ce qu'il y a de mieux pour le Canada, mais c'est un compromis pour le Brésil, et ainsi de suite.
Les quatre parties aux discussions multilatérales mondiales sur le commerce étaient habituellement les États-Unis, l'Union européenne, le Japon et le Canada. La dernière fois, les États-Unis, l'Union européenne, l'Inde et le Brésil ont participé, mais pas le Canada. Toutes ces choses entraînent une marginalisation relative de notre pays; la puissance et l'influence grandissantes du Brésil peuvent créer de réels désaccords, qui devront être gérés. Je crois qu'on en est conscient à « Fort Pearson », et qu'on a bien géré cela ces dernières années.
Le sénateur Di Nino : Les concepts de propriété étrangère, d'application régulière de la loi et de conditions équitables existent-ils pour les investisseurs et ceux qui souhaitent faire des échanges commerciaux avec le Brésil, ou se heurtent-ils à certains obstacles?
M. Daudelin : En général, cela peut être difficile et varie probablement selon les secteurs; il est probablement préférable d'en trouver un dans lequel il n'y a pas de grandes entreprises brésiliennes. Cela concerne la légitimité de la politique industrielle, dont nous ne parlons plus ici. Là-bas, toutefois, les gens en parlent sans cesse.
En examinant la structure de propriété de toutes ces entreprises privées, nous découvrons presque invariablement que le gouvernement détient la part du lion et que la quasi-totalité des capitaux propres se trouve dans les caisses de retraite. De quelles caisses de retraite s'agit-il? Ce sont celles des employés de la Banque du Brésil, et diverses autres caisses de retraite. Ces caisses ne sont pas gérées comme le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l'Ontario, mais comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. De plus, elles sont gérées par le gouvernement. C'est le modèle de la caisse, ou alors c'est la caisse qui a adopté le modèle brésilien sans le savoir.
Le sénateur Segal : C'est le modèle français.
M. Daudelin : Ces fonds ont joué un rôle central dans le processus de privatisation qui a eu lieu dans les années 1990. On a privatisé de moitié. En plus, d'importants investissements ont été faits par le gouvernement. Il y a la Banque nationale brésilienne pour le développement économique et social, ou BNDES, qui est plus importante en Amérique du Sud que la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement. Des milliards de dollars sont utilisés pour des projets de développement; les SNC-Lavalin du Brésil, et il y en a beaucoup, obtiennent les contrats.
Pour la construction de barrages, il y a des entreprises d'État des deux parts. Le projet le plus récent, Belo Monte, est un énorme barrage actuellement en construction sur l'Amazone. Les deux consortiums qui se livraient concurrence se composaient, des deux côtés, de grandes entreprises d'État et de grandes sociétés d'ingénierie, dont la plupart des grands projets sont financés par le gouvernement. C'est du ressort de l'État. La politique industrielle est dictée par le gouvernement, et la situation ne changera pas. Par conséquent, ce n'est pas facile de pénétrer ce marché.
Research in Motion commence à faire des affaires au Brésil; l'entreprise a fait ses calculs. C'est un marché vaste et à croissance rapide. Cela en vaut peut-être la peine maintenant, mais ce n'est pas facile.
Le sénateur Di Nino : D'après vous, le rôle du gouvernement canadien est-il adéquat, dans tout cela? S'améliore-t-il? Se détériore-t-il?
M. Daudelin : Je ne connais pas suffisamment ce rôle. Il faudrait le demander à des gens du secteur privé.
Selon moi, les personnes qui travaillent au Brésil, notre ambassadeur actuel et l'ancien, ainsi que certains membres de leur personnel sont des plus compétents. Ils connaissent bien le Brésil, ce qui est inhabituel, car le Brésil n'est pas un pays connu par beaucoup de gens. Ils comprennent le jeu.
Mais je ne peux vous dire s'ils savent comment aider les sociétés canadiennes à manœuvrer.
Le sénateur Di Nino : Merci. J'aurai peut-être l'occasion de vous poser d'autres questions au deuxième tour.
Le sénateur Mahovlich : Pourriez-vous nous parler davantage de votre point de vue sur les projets du Brésil de développer ses capacités sous-marines et des conséquences possibles sur son statut de pays non nucléarisé?
M. Daudelin : Il y a quelques jours, le Brésil a annoncé qu'il mettait sur pied un vaste programme de construction de sous-marins, notamment six sous-marins nucléaires dont la technologie provient de France.
Le sénateur Mahovlich : De France?
M. Daudelin : Oui, c'est la technologie française. Il y aura 20 sous-marins; 6 de la France, et 14 à propulsion non nucléaire, dont certains seront remis à neuf. C'est ce qui a été annoncé. Le programme s'étend jusqu'en 2043, et cela touche la question du sénateur Di Nino.
Il y a deux volets à cette question. L'un porte sur la tentative du Brésil de contester le régime de prolifération nucléaire actuel à l'échelle mondiale. Le Brésil a signé le traité, mais il le critique, parce qu'il considère que cela affaiblit sa position dans sa quête d'un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Comme je l'ai dit, les cinq membres permanents sont des puissances nucléaires. Par conséquent, le Brésil se trouve dans une situation un peu délicate. Il sait que ces pays possèdent la technologie nucléaire, et il est insatisfait de la situation.
C'est la raison pour laquelle le Brésil a été offusqué lorsqu'on a annoncé que l'Allemagne s'ajoutait aux cinq pays permanents pour faire partie du P5-plus-1, soit les six pays ayant été choisis pour négocier avec le Brésil. Le pays estime qu'il devrait faire partie de ce groupe, car il sacrifie beaucoup de choses en ne se dotant pas d'armes nucléaires. Il voulait qu'on admette au moins que le fait de ne pas participer à l'administration du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, ou TNP, n'était pas une condition préalable pour le Brésil.
De plus, le Brésil est mécontent de ce qu'il considère comme un manque d'engagement des puissances nucléaires à l'égard du désarmement. Comme vous le savez, le TNP est un accord. Les puissances nucléaires se sont engagées à se désarmer et en échange, les puissances non nucléaires se sont engagées à ne pas se doter d'armes nucléaires. Au Brésil, on estime — comme on l'estimait en Inde avant de prendre des mesures — que la partie de l'accord liée au désarmement n'a pas été respectée. Il y a un certain mécontentement. Voilà une partie du problème.
Le Brésil doute aussi de l'Agence internationale de l'énergie atomique, l'AIEA, et de son habileté à mener des inspections. Les autorités brésiliennes protestent toujours un peu. À vrai dire, je ne crois pas que le Brésil développe un programme nucléaire ou ait l'intention de le faire. La raison qui pousse les autorités brésiliennes à vouloir le faire n'a rien à voir avec la sécurité ou des intérêts stratégiques; c'est uniquement en lien avec le statut du Brésil dans le monde. À mon avis, voilà pourquoi le Brésil fait tant d'histoires à ce sujet.
L'achat de ces sous-marins a aussi un but militaire. Les réserves pétrolières et gazières du Brésil se trouvent au large des côtes. Hugo Chávez s'achète des sous-marins, et cela inquiète les Brésiliens.
C'est la technologie se trouvant dans ces sous-marins que le Brésil achète. Le premier sous-marin leur coûtera une petite fortune, mais les Brésiliens auront, par la suite, accès à cette technologie et pourront en construire d'autres. C'est ce type d'accords qu'ils négocient actuellement au sujet des chasseurs. Ils souhaitent acheter un avion, le Rafale français, qui n'est pas aussi performant que les avions de la flotte vénézuélienne d'Hugo Chávez. Les Brésiliens s'en moquent; ils veulent la technologie et la possibilité d'en produire eux-mêmes. Il s'agit en quelque sorte d'une politique industrielle basée sur l'achat de matériel militaire.
En ce qui concerne les sous-marins, c'est la même situation. Les Brésiliens posséderont de la très haute technologie. Ils veulent faire de même avec les chasseurs. Le Brésil veut devenir un pays qui possède des sous-marins nucléaires sans revenir sur l'engagement pris dans le traité sur la non-prolifération, ce qui serait mal perçu en Amérique du Sud et créerait des problèmes pour lui.
Le sénateur Mahovlich : Pourrais-je poser une autre question?
La présidente : Oui.
Le sénateur Mahovlich : Vous avez mentionné que bon nombre de gens ne connaissent pas beaucoup le Brésil, et je suis d'accord. J'ai posé une question à des témoins lors d'une autre séance, et ils n'ont pas été en mesure d'y répondre. Vous en serez peut-être capable.
M. Daudelin : Peut-être.
Le sénateur Mahovlich : En ce qui concerne l'immigration au Brésil, d'où les gens viennent-ils? Est-ce que ce sont des Chinois?
M. Daudelin : L'immigration est peu importante. Il n'y a pas énormément de gens qui immigrent au Brésil à l'heure actuelle.
Le sénateur Mahovlich : Pas comme au Canada?
M. Daudelin : Non : Le Brésil n'a pas adopté de politique active en matière d'immigration. Les autorités brésiliennes ne cherchent pas à attirer d'immigrants. Une telle stratégie n'existe pas au Brésil.
Le sénateur Mahovlich : Que se passerait-il si des réfugiés de la mer débarquaient?
M. Daudelin : Géographiquement, le Brésil est à l'abri de ces réfugiés. Des gens de la Bolivie, du Paraguay et d'autres pays voisins immigrent au Brésil, en partie, parce que ce pays connaît une forte croissance, mais cette immigration n'est pas importante. L'immigration de masse s'est produite au tournant du siècle avec la venue de Japonais, d'Italiens, de Portugais et d'Allemands. Si vous allez à São Paulo, vous y trouverez d'incroyables sushis et d'excellents restaurants italiens. Cependant, cette immigration a arrêté lorsque le Brésil a connu des problèmes économiques.
En ce moment, des gens peuvent avoir envie d'immigrer au Brésil, mais l'immigration ne fait pas l'objet de politiques, n'est pas un enjeu politique, et les immigrants sont peu nombreux. De plus, le Brésil n'est pas aux prises avec les mêmes problèmes que le Canada. En formant sa population, il aura tout ce dont il a besoin pour développer ses secteurs techniques et industriels.
Le sénateur Downe : J'aurais une question complémentaire. Que s'est-il passé avec les dépenses militaires du Brésil au cours des dernières années? Ont-elles augmenté de manière spectaculaire comme en Chine ou les dépenses sont-elles demeurées stables?
M. Daudelin : Les dépenses ont augmenté. Encore une fois, je n'ai pas les données avec moi. Les autorités brésiliennes ont annoncé d'importants programmes, y compris celui pour les sous-marins et celui pour les chasseurs. Il y a aussi un nouvel avion de transport militaire. Cela fait partie de ce que j'ai appelé leur politique industrielle.
À l'heure actuelle, en ce qui concerne l'armée brésilienne, il s'agit de l'une des faiblesses du pays lorsque le Brésil essaye de faire valoir son statut dans le monde. L'armée brésilienne n'est pas si impressionnante, surtout lorsque nous nous attardons à son équipement. Étant donné que le Brésil est entouré de pays qui s'arment très rapidement, cette situation a poussé les Brésiliens à investir à leur tour. Cependant, le Brésil n'est pas en tête de la soi-disant course aux armements qui se déroule en Amérique latine. Il essaye plutôt de rattraper son retard. Il se préoccupe moins de rattraper son retard que d'acquérir des technologies pour devenir un exportateur de sous-marins et d'avions et être autonome.
Le sénateur Downe : C'est ce qui le distingue de ses voisins sud-américains qui achètent tout et ne produisent rien. Comme vous l'avez expliqué, le Brésil cherche à développer son industrie et à devenir un producteur. Est-ce exact?
M. Daudelin : Oui. Si Embraer était Boeing, la moitié de son budget proviendrait de contrats militaires qui ne sont pas soumis à la réglementation de l'Organisation mondiale du commerce. C'est tout un avantage. De plus, le Brésil a besoin d'ingénieurs, et il s'agit de bons emplois. C'est la principale préoccupation. Voilà pourquoi il n'achète pas de manière agressive.
Par exemple, parmi les chasseurs qui ont été considérés, il y avait le Gripen de Saab. Selon les normes mondiales, cet avion n'est pas à la fine pointe de la technologie, surtout comparativement aux avions que le Venezuela achète, mais les Brésiliens s'en moquent. Ils veulent la technologie et la possibilité d'en produire. Ils sont prêts à donner plus à la France pour son Rafale qu'aux États-Unis, parce que l'avion de Saab est propulsé par un moteur américain, ce qui veut dire que le Congrès américain pourrait bloquer la vente de la technologie, et c'est précisément cette technologie qui intéresse les Brésiliens. Par conséquent, le Brésil est prêt à débourser beaucoup plus pour un avion français qui n'est pas à la fine pointe de la technologie s'il obtient la garantie qu'il acquerra la technologie.
Le sénateur Downe : Je comprends ce que vous dites sur l'approvisionnement et la politique industrielle, mais je me demande ceci : comment les dépenses militaires cadrent-elles dans la priorité que vous avez soulevée de maintenir la stabilité dans la région? Le Brésil a-t-il l'intention d'augmenter son arsenal militaire après avoir fait l'acquisition de toutes ces technologies ou a-t-il l'intention de faire de l'exportation?
M. Daudelin : Si nous faisons exception de ce qui s'est passé il y a des siècles, les Brésiliens n'ont jamais eu recours à leur armée pour gouverner la région. Le but du Brésil n'a jamais été d'utiliser ses troupes pour des manœuvres offensives dans la région. Cette possibilité n'existe pas. Leur stratégie, qui était axée sur l'Argentine depuis l'après- guerre, se tourne maintenant vers l'Amazonie. L'idée que le Brésil veut déclarer la guerre à ses voisins est peu réaliste. Cette politique n'est nullement agressive. Je n'ai jamais vu de signes en ce sens.
Le sénateur Downe : Ma dernière question touche la corruption. Certains pays disent que le niveau de corruption y est élevé. Selon vous, quel est le niveau de corruption, s'il y en a, au Brésil?
M. Daudelin : Le niveau de corruption est assez élevé au Brésil. La chef de cabinet de Dilma Rousseff, lorsqu'elle dirigeait les affaires politiques, et elle était le bras droit du président à l'époque, sa chef de cabinet, donc, a été accusée, et beaucoup de preuves montrent qu'elle engageait bon nombre de ses proches, accordait des contrats de manière louche, et cetera. Ce n'est pas tout. Il a été prouvé que le probable futur président du Sénat, l'ancien président José Sarney, était extrêmement corrompu et avait, entre autres, détourné des fonds. Il est protégé, parce qu'il a de l'influence au sein du Congrès.
La façon dont le Congrès brésilien fonctionne est très importante. C'est un peu comme le Congrès américain, mais essayez de l'imaginer avec 20 partis. Si nous discutons du porc, par exemple, il nous faut une porcherie. C'est ce qu'ils font. Cela demande ce qu'ils appellent une articulation politique, c'est-à-dire de remettre certains ministères aux partis, d'accorder certains contrats à certaines entreprises liées à un ministre précis, et ainsi de suite. À l'heure actuelle, dans la presse brésilienne, la discussion tourne autour des ministères attribués aux divers partis, mais le ministère des Affaires étrangères n'est pas inclus. Les partis se disputent le ministère du Transport, le ministère des Communications, le pendant brésilien de Postes Canada, et tout le reste. Tout le monde sait ce qui est en jeu.
Je serai clair. À mon avis, le Brésil a réussi à être très efficace en dépit de tout cela, car le Congrès américain, lui, est paralysé avec deux partis et une faction dans chacun d'eux. Au Brésil, les élus ont réussi à gérer ce pays extrêmement complexe en utilisant tous les moyens disponibles. Je ne crois pas que ce soit aussi problématique que cela semble l'être à première vue. Je n'en dirai pas plus.
Le sénateur Downe : Les médias parlent-ils beaucoup de la corruption et la population demande-t-elle des réformes au gouvernement?
M. Daudelin : La presse brésilienne est fantastique. La couverture médiatique est détaillée. La quantité de détails et la qualité des analyses dans les journaux brésiliens ont de quoi faire rougir les journaux canadiens. Je suis toujours impressionné de la couverture des affaires internationales. Chaque jour, lorsque je passe en revue les nouvelles, je lis les journaux brésiliens, parce que leur couverture des affaires internationales ne se compare pas à ce que nous faisons au Canada. Elle est fantastique. Les journalistes sont minutieux. Les journaux à grand tirage, il y en a trois, et je pense particulièrement aux deux de São Paulo, dénicheront tout de A à Z.
Lorsque je dis qu'il a été clairement prouvé que José Sarney, l'ancien président, a trempé dans la corruption, tout était dans les journaux. Le président Lula faisait face à une énorme pression et a décidé de le sauver. Autrement, son parti n'aurait pas appuyé la candidature de Dilma Rousseff et le président aurait risqué de perdre l'élection. Le président l'a donc sauvé. Toute l'histoire a été clairement racontée et analysée dans les journaux.
Il y a quelques années, j'ai écrit un article intitulé « The good news scandal ». Je voulais montrer que toutes ces révélations étaient publiées. Il y a un certain degré de contrôle de l'information, mais son effet est limité.
La présidente : Pour compléter ce point, la couverture médiatique et la compréhension de ce qui se passe dans les États sont moins bonnes et le contrôle de l'information y est accru et descend aux autres niveaux. Qu'en pensez-vous? J'ai l'impression, par exemple, que la situation est différente au sein de l'État de Rio de Janeiro de ce qu'elle est au sein du gouvernement.
M. Daudelin : C'est un bon point. Le gouvernement central a une bonne couverture médiatique, mais le Brésil compte 27 États, dont certains sont des pays à eux seuls. L'État de São Paulo se classe probablement parmi les 25 premières économies dans le monde. Certains États sont plus pauvres, et le niveau de corruption est beaucoup plus élevé dans d'autres États.
J'ai oublié de mentionner que le système judiciaire est aussi très efficace pour s'occuper de cette corruption. Des gens sont arrêtés, dont des gouverneurs, des candidats, et cetera. Cela ne mène pas toujours à ce que cela devrait mener. Les Brésiliens disent que cela finit en pizza : tout est dans l'assiette, mais rien ne se produit réellement. Cependant, l'histoire est racontée sur la place publique, et la population est au courant.
Dans les États, oui, c'est un peu plus difficile, malgré que, encore une fois, à São Paulo, la couverture médiatique est excellente, tout comme à Rio. Toutefois, lorsque nous sortons des grands centres urbains, la situation peut devenir problématique car les journaux régionaux sont la propriété de familles importantes qui ont également la mainmise sur la résidence d'État des gouverneurs. Le Brésil est un pays de pays.
[Français]
Le sénateur Robichaud : Y a-t-il des mouvements au Brésil qui tentent de mobiliser la population, celle qui profite moins des richesses du pays, afin de l'inciter à réclamer la part de cette économie, de la richesse qui est produite?
M. Daudelin : Oui. Il y a des syndicats relativement puissants. D'ailleurs, la trajectoire politique du président Lula est basée pour l'essentiel sur les syndicats des métallurgistes de la périphérie industrielle de São Paulo, mais ces syndicats sont surtout concentrés dans le secteur public et dans les grands secteurs de l'automobile ou de la haute technologie, des avions, ce genre de choses. Dans le reste de la société, le niveau d'organisation est plus faible.
Cela dit, il y a un mouvement très connu, le Mouvement des paysans sans terre, le MST, qui fait de la mobilisation en faveur de la réforme agraire et dont les positions sont très radicales. Il organise l'occupation de terres quelquefois de façon violente, mais pas souvent, pour forcer le gouvernement à agir dans le domaine foncier.
La distribution des terres demeure problématique au Brésil. La pauvreté en périphérie rurale est encore épouvantable, de sorte qu'il y a matière, mais il est certain qu'on a affaire à un mouvement très radical, qui est lié au Parti des travailleurs, le parti de Dilma Rousseff et du président Lula, qui reçoit de la sympathie du gouvernement mais qui n'a pas beaucoup d'influence sur le gouvernement.
Sur la politique en général, cette influence est assez marginale. Il y a aussi un tout petit mouvement, le Mouvement des sans-toit, qui essaie de reproduire ce que le Mouvement des sans-terre faisait au plan des villes, l'accès aux logements et ce genre de choses, mais ce n'est pas très significatif.
Le sénateur Robichaud : Ces mouvements pourraient-ils s'accentuer et prendre plus de pouvoir? Ou, au contraire, ils sont contenus?
M. Daudelin : Il y a une certaine répression qui n'est pas très significative à l'endroit de ces mouvements, mais le principal facteur qui en découle est une amélioration notable des conditions de vie des pauvres au Brésil depuis une dizaine d'années, ce qui fait en sorte que le fondement même de la mobilisation s'effrite. Donc, je ne crois pas. Si on veut parler de facteur de déstabilisation relative, mais sans l'exagérer, on pourrait parler des réseaux criminels de trafiquants de drogue, qui ont un effet plus significatif. Il y a quelques années on a paralysé la ville de Sao Paulo pendant presque une semaine et on a causé des problèmes très importants à Rio. C'est plus significatif, mais encore une fois, du point de vue de la gestion générale de la politique de la société brésilienne, le gouvernement a plus que les moyens de gérer toutes ces tensions.
Le sénateur Robichaud : En ce qui concerne la corruption, vous dites que c'est sur la place publique, que les gens acceptent plus ou moins que c'est comme ça que cela doit se passer. Croyez-vous que cela va continuer?
M. Daudelin : Non, il y a une forte résistance. Toutefois, on semble accepter cette réalité. De plus en plus, surtout dans certains États du sud-est, on fait pression pour réduire ces problèmes. Les cas auxquels j'ai fait référence se retrouvent souvent en périphérie, soit dans le nord ou dans le nord-est du pays, où la politique est plutôt traditionnelle et où on a recours au patronage ou au clientélisme. Ces aspects se retrouvent également dans d'autres États. São Paulo, pour sa part, ne peut se permettre d'être gérée ainsi. On n'en retrouve que très peu, de sorte qu'on remarque un certain progrès. L'ordre des avocats du Brésil a une grande influence sur cette question et les médias font un travail assez important. Cet aspect n'est donc pas légitime. C'est une chose acceptée, contre laquelle on ne se révolte pas par tous les moyens, mais ce n'est pas légitime.
Le sénateur Robichaud : On le tolère tout de même.
M. Daudelin : Oui, dans la mesure où les options pour s'en débarrasser demeurent sans réponse.
[Traduction]
Le sénateur Stratton : J'aimerais parler de la drogue. Comme vous le savez, le Mexique a déclaré la guerre aux cartels de la drogue, particulièrement le long de la frontière avec le Texas. Les Mexicains considèrent cela comme un problème tellement important que les candidats en liste pour la prochaine élection présidentielle, parce que le président Calderón ne peut se présenter de nouveau, approuvent tous la poursuite de cette guerre. Si le pays ne le fait pas, les Mexicains craignent que le pays redevienne un narco-État, ce qui serait grave.
Compte tenu de ce qui se déroule au Mexique, où les dirigeants des cartels de la drogue se situent-ils dans la société brésilienne? On a toujours peur que ces cartels soient bien implantés dans la société. À quel point influent-ils sur la corruption au sein du gouvernement? Que fait le gouvernement? À court terme, les élus combattent les narcotrafiquants pour bien paraître, mais nous nous inquiétons, à long terme, du fait qu'une lutte continue pourrait s'avérer nécessaire pour débarrasser le pays de ce problème. Qu'en pensez-vous?
M. Daudelin : Premièrement, si vous me le permettez, j'aimerais commenter votre préambule. Je ne suis pas certain que la situation au Mexique est si pire que ce que les médias canadiens et américains nous laissent entendre. Même en ce qui concerne la violence, le Mexique est moins violent aujourd'hui qu'il y a 10 ans.
Toutefois, il faut comprendre que le Mexique est situé à proximité du plus grand marché mondial de la drogue. La somme en jeu est colossale. Ce type de marché n'est pas présent au Brésil. Il y a un marché de la drogue. On peut se procurer de la cocaïne ou de tout dans les grands centres urbains brésiliens et de la marijuana dans les régions rurales. La situation est semblable à celle du Canada.
Je n'ai jamais vu d'indications de l'existence d'importants cartels de la drogue au Brésil. Beaucoup de drogues entrent au Brésil, certaines proviennent d'Europe. Les cartels nigérians utilisent des liaisons au Brésil pour importer de la drogue, entre autres, de la Colombie. Le trafic est minime et se concentre surtout dans les États et les villes plus riches où les marchés de la drogue sont plus importants.
Les sites web des chaînes télévisées et des journaux brésiliens publient des photographies des maisons des barons de la drogue de Rio de Janeiro; les maisons sont minables. Leurs manoirs sont situés dans les bidonvilles. Les barons érigent les murs et y font peindre certains des paysages célèbres du Brésil, comme le Corcovado, pour les embellir. Ils ont de petites piscines avec leur nom écrit dans le fond et possèdent, entre autres, quelques armes. Cela ne ressemble en rien à ce que nous sommes habitués à voir en Colombie et au Mexique pour la simple et bonne raison que le marché de la drogue est local au Brésil, tandis qu'au Mexique et en Colombie, tout est lié au marché américain, d'où la possibilité de créer d'immenses cartels.
La drogue est-elle un problème au Brésil? Oui, mais précisément parce que les gangs n'ont pas accès à un grand marché de la drogue. Selon ce que je sais, les barons influent très peu sur les politiques. Ils ne profitent pas de la même situation que sous la présidence de Carlos Salinas; ce n'est pas payant. Il y a bien d'autres domaines plus lucratifs que la drogue.
Le sénateur Stratton : C'est intéressant, parce que si les autorités ont combattu le trafic de la drogue et les barons en Colombie, la bataille s'est déplacée au nord. J'aurais pensé que cela aurait eu un effet similaire au Brésil, tout en étant moins important qu'au Mexique.
M. Daudelin : Le Brésil n'est pas bien situé.
Le sénateur Stratton : Je comprends.
M. Daudelin : Si vous faites passer par le Brésil de la drogue colombienne destinée au marché américain, vous cherchez les ennuis.
La présidente : J'aurais quelques questions.
Pourriez-vous nous parler de la classe moyenne? Le Brésil compte un nombre encore plus disproportionné de gens pauvres en raison d'un petit nombre de familles extrêmement riches, dont les 13 familles qui sont venues du Portugal il y a 200 ans. La dynamique sociale au Brésil a changé, parce que la population peut maintenant aspirer à mieux que seulement réussir à se sortir de la pauvreté abjecte; une véritable classe moyenne a été créée. São Paulo est le centre de la majorité des entreprises qui ont découlé de ce changement.
M. Daudelin : Oui, la classe moyenne connaît une croissance rapide partout au pays. Il est intéressant de noter l'explosion du nombre d'universités, qui ne sont pas toutes excellentes. Le Brésil compte des centaines d'universités. Des gens, dont les parents n'ont même pas fini leurs études secondaires, fréquentent les universités. C'est maintenant la norme.
L'un de mes amis, qui serait une personne avec qui vous aimeriez peut-être discuter, Ted Hewitt, le vice-président de la Recherche et des relations internationales de l'Université Western Ontario, étudie les bidonvilles de São Paulo depuis 30 ans. Il dit que la vie a beaucoup changé là-bas. Je parlais avec gens qui avaient de la difficulté à joindre les deux bouts. Maintenant, ils mettent de l'argent de côté pour payer l'éducation universitaire de leurs enfants. La situation a changé de manière aussi radicale. Je ne défendrai pas ce genre de politique publique, parce que je ne perçois pas cette multiplication des universités d'un bon œil. La population est plus éduquée que jamais. Dans une récente biographie de M. Lula, on apprend qu'il a suivi un programme professionnel d'une durée d'un an pour apprendre le métier de machiniste. Ce programme avait été mis en œuvre il y a bien des années. Il a dit qu'à sa remise de diplôme, sa mère était aussi heureuse que lui le jour où il a envoyé ses enfants étudier à l'université. Il n'avait pas terminé ses études secondaires.
Il ne s'agit pas d'une exception. Une importante croissance a lieu, particulièrement parmi les gens défavorisés. Le Brésil a toujours eu une importante classe moyenne, et c'est ce qui explique leurs journaux de très bonne qualité et la riche culture de l'élite. En ce moment, les gens défavorisés accèdent à la classe moyenne inférieure et la font augmenter à un rythme jamais vu dans l'histoire du pays, et cela ne se passe pas seulement à São Paulo.
La présidente : J'aimerais explorer la question de cette croissance, parce que, stratégiquement, elle s'appuie sur de nombreuses politiques gouvernementales, dont certaines ne sont pas viables. Le gouvernement crée des attentes, puis si la prochaine génération de Brésiliens, ou la population dans 10 ans, ne peuvent fréquenter les universités et obtenir leurs diplômes, ils auront des frustrations refoulées.
Étant donné l'heure qu'il est, vous dites que, stratégiquement, le Canada et le Brésil n'ont pas beaucoup à s'offrir dans les domaines des échanges commerciaux et de la politique. Nous nous intéressons à l'OEA. Le Brésil s'y intéresse moins.
Toutefois, le Canada a toujours trouvé le moyen de se réinventer; il agit comme intermédiaire impartial ou autre chose. Stratégiquement et multilatéralement, la situation évolue dans notre hémisphère. Beaucoup de nouveaux joueurs et de nouvelles avenues viennent brasser les cartes. Tout dépendra certainement de notre créativité à développer une relation avec le Brésil tout en tenant compte de la direction que les deux pays veulent prendre sur la scène internationale.
Je crois que l'Europe fait partie de ce changement, parce qu'elle devient maintenant stratégiquement un bloc, en vertu du traité de Lisbonne. Les États membres deviennent plus solidaires et plus forts grâce à ce traité, ce qui nous positionne différemment dans ce changement multilatéral, et le Brésil le remarque. Les Brésiliens passaient toujours par un intermédiaire, l'Espagne ou un autre pays, pour passer leurs commentaires.
Ils cherchent de l'espace. Nous cherchons de nouvelles possibilités. Vous dites simplement que les mécanismes actuels ne nous donneront pas grand-chose. Cependant, stratégiquement, est-il possible de développer une nouvelle relation avec le Brésil?
M. Daudelin : Je commencerai par votre premier point. Honnêtement, parmi les principes importants au Brésil en matière d'économie et de politiques sociales, je n'en vois aucun qui n'est pas viable. Bon nombre des universités créées sont privées. Les familles défavorisées dépensent une fortune dans des universités dont la qualité de l'éducation, à l'heure actuelle, laisse à désirer, selon moi. Les universités publiques au Brésil sont bonnes, mais il est difficile d'y être admis. Il y a des problèmes financiers, mais le pays génère beaucoup de ressources. Donc, je n'en suis pas certain. À mon avis, c'est viable. Comme je l'ai dit, la fondation est bien coulée.
Que cela peut-il vouloir dire pour le Canada? En ce qui concerne la créativité, depuis un certain temps, je suis la politique canadienne au sujet de l'Amérique latine, et le Canada fait preuve de créativité. En 1989, nous avions une nouvelle stratégie au sujet des Amériques qui incluait notre adhésion à l'OEA. Par la suite, nous avons adopté de manière dynamique le modèle d'intégration du commerce hémisphérique. Nous en avons fait la promotion de manière énergique, et cela n'a pas bien fonctionné. Cela dit, nous avons un rôle influant au sein de l'OEA, mais l'organisation est peu importante.
Pour le reste, il n'y a rien d'important. À mon avis, le problème important de notre politique étrangère créative vient du fait qu'elle n'est pas fondée, en grande partie, sur des intérêts marqués. Je ne dis pas qu'il s'agit d'une mauvaise idée d'adopter une politique désintéressée. Je dis seulement que lorsque la politique n'est pas fondée sur des intérêts marqués, nos partenaires peuvent changer d'idée d'une journée à l'autre sans conséquence. Ils ne sont pas astreints par leurs intérêts, et c'est le problème.
Si vous me demandiez les pays où il y aurait des possibilités pour le Canada en Amérique latine, je vous répondrais que vous n'en trouverez pas au Brésil et je vous conseillerais de vous tourner vers les pays andins : la Colombie, le Pérou et le Chili. Ces pays ont d'importantes ressources minières et un secteur financier sous-développé, selon nos normes. Les entreprises canadiennes de ces secteurs d'activités ont démontré un fort intérêt à faire des affaires dans cette région.
Cependant, ce n'est pas la situation qui prévaut au Brésil. J'ai énormément de difficulté à trouver des initiatives communes fondées sur des intérêts marqués qui seraient créatives, particulièrement en raison du fait que les deux pays sont très peu interdépendants
Finalement, concernant ce que vous avez dit sur l'Europe, au cours des dernières années, le Brésil tire profit d'un avantage énorme : son développement et sa croissance sont essentiellement fondés sur le développement de son marché intérieur. Le fait que les gens défavorisés sont inclus dans le cycle de la consommation favorise la croissance du Brésil, et cette intégration protège les Brésiliens des crises qui frappent l'Europe et qui auront des répercussions en Amérique du Nord.
Par exemple, la politique brésilienne en matière d'échanges commerciaux est anémique. Le Brésil n'a pas signé d'accords commerciaux importants depuis l'accord du Marché commun du Sud, le MERCOSUR, paraphé avec les pays voisins, accord dont il n'avait pas vraiment besoin. Il ne travaille pas ardemment à conclure des accords avec l'Europe, bien que les deux partis discutent depuis très longtemps. Le Brésil discute avec l'Inde et l'Afrique du Sud, qui ne sont pas des partenaires commerciaux. Il assiste aux réunions des pays du BRIC — le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine —, qui ne sont pas des partenaires commerciaux. La Chine est perçue comme une menace pour le secteur industriel, mais le Brésil le protégera. C'est difficile.
À l'opposé, le Canada brasse des affaires partout dans le monde. Nous avons besoin de ces accords commerciaux. Nous devons développer de nouveaux marchés. Compte tenu de cela, j'ai de la difficulté à trouver un terrain d'entente.
Je suis pour que le Canada développe de bonnes relations avec le Brésil. C'est mon travail. Toutefois, il n'y a pas de solides fondations pour l'élaboration d'une politique durable et sérieuse concernant cette région.
La présidente : Vous avez mentionné le secteur économique, mais le Canada a également des intérêts en matière de politiques étrangères qui sont stratégiquement dans les sphères politiques. Le monde évolue continuellement, de même que la manière dont nous pouvons influer sur les systèmes multilatéraux comme les Nations Unies et les blocs. Par le passé, nous étions proches des pays qui pensaient comme nous, les pays de l'Europe du Nord. Actuellement, bien entendu, l'Europe est davantage repliée sur elle-même, et le Brésil cherche son rôle. C'est le point que j'essaye de soulever.
D'un point de vue politique, serait-ce possible d'examiner leurs intérêts et nos intérêts dans le but de créer de nouvelles institutions ou de travailler différemment dans les présentes institutions, comme le G20, qui est un exemple d'un récent développement?
M. Daudelin : À mon avis, la gouvernance mondiale est, entre autres, un jeu à somme nulle. L'influence gagnée par un pays a techniquement été perdue par un autre. Je crois que vous avez raison. La gouvernance mondiale est en évolution, ce qui veut dire que le Brésil se rapproche toujours un peu plus près du centre et que le Canada se rapproche toujours un peu plus près de la périphérie. Nous devons en tenir compte. Il faut tenir compte de cette marginalisation relative.
Compte tenu de cela, je ne suis pas certain que le Brésil soit un partenaire digne de confiance dans ce processus étant donné que ses gains sont nos pertes. Comme je l'ai dit, le G20 est une trop grosse institution pour le Brésil, mais est parfait pour le Canada.
C'est la même situation à l'ONU. Le Brésil veut un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Je vous rappelle que le Brésil y a siégé la moitié du temps. Il a manqué un mandat. Le Brésil est réélu toutes les deux élections. C'est ainsi depuis maintenant 20 ans.
Le Japon est le pays qui siège le plus régulièrement au Conseil de sécurité de l'ONU. Le Brésil n'est pas heureux de cette situation. Il veut un siège permanent. Dans cette optique, j'ai de la difficulté à m'imaginer des enjeux importants sur lesquels les deux pays pourraient collaborer, sauf peut-être dans le cas d'enjeux précis.
Même en ce qui concerne l'environnement, le Brésil peut garder une ligne dure, parce qu'il possède une réserve d'énergie inégalée dans le monde. Les Brésiliens produisent de l'hydroélectricité et maintenant de l'énergie nucléoélectrique et ont des réserves de gaz, de pétrole et d'éthanol. Bientôt, le Brésil se joindra à l'Organisation des pays exportateurs de pétrole, l'OPEP, en tant que pays exportateur de pétrole. Les Brésiliens découvrent de nouvelles ressources quotidiennement. Ce n'est pas le cas au Canada. Contrairement au Brésil, le Canada doit composer avec des sources d'énergie polluantes.
Le Brésil est de la réunion de Copenhague. Avec qui les autres pays veulent-ils discuter? Le Canada? Non, c'est le Brésil. C'est exactement ce qui s'est produit à Copenhague la dernière fois.
La présidente : Je ne suis pas certaine de vouloir lever la séance sur cette note.
Le sénateur Robichaud : Y a-t-il d'autres questions?
La présidente : Nous étudions les pays du BRIC, la Russie, l'Inde et la Chine. Il est donc normal d'examiner aussi le Brésil. À mon avis, notre mandat, en partie, sera d'évaluer s'il y a de nouvelles possibilités avec le Brésil ou si nous avons fermé les yeux sur des possibilités déjà existantes. Mettons-nous davantage l'accent sur l'Inde et la Chine et cette tendance du Canada se justifie-t-elle par le fait que nous avons trouvé des possibilités en Inde et certainement en Chine et en Russie? Vous semblez dire qu'il n'y a presque plus de possibilités au Brésil; c'est une dynamique intéressante.
M. Daudelin : Comme je l'ai dit, les entreprises canadiennes pourraient y trouver des occasions d'affaires. Toutefois, en ce qui concerne les projets de nature politique — parce que l'essentiel de votre question portait sur cet aspect —, je n'en vois pas beaucoup.
Même parmi les pays du BRIC, le Brésil a une situation privilégiée. Il n'a pas vraiment besoin des autres. Ses exportations ne sont pas axées sur une seule ressource comme la Russie. C'est une démocratie, contrairement à la Chine. Les problèmes au Brésil ne sont pas aussi importants qu'en Inde. Même si nous le comparons aux autres pays du BRIC, le Brésil fait bonne figure. Les Brésiliens n'ont pas besoin de nous.
Cela ne veut pas dire pour autant que nous ne devrions pas adopter de politiques, que nous ne devrions pas garder un œil sur le Brésil et que nous ne devrions pas essayer d'en apprendre davantage sur ce pays. Le Brésil peut avoir besoin de nous en certains éléments, mais cela concerne davantage la diplomatie à petite échelle et, selon moi, la gestion intelligente de cette relation plutôt qu'un quelconque type de partenariat stratégique que Brasilia n'acceptera jamais.
La présidente : Si je peux résumer vos propos, vous dites que le Brésil évolue et que nous devrions en être conscients, et que nous ne changerons pas nécessairement notre politique en matière d'affaires étrangères et n'aurons pas nécessairement les possibilités que le Brésil pourrait avoir.
M. Daudelin : Exactement.
La présidente : Merci. De toute évidence, vous avez suscité beaucoup d'intérêts, parce que nous avons largement dépassé notre temps. Merci d'avoir fait preuve de patience avec nous. Vous avez élargi nos vues sur la politique et les intérêts canadiens dans cette région et surtout au Brésil.
Selon moi, vous nous avez donné beaucoup de matière à réflexion, et votre témoignage servira peut-être de point de repère dans les prochaines séances. Merci beaucoup.
M. Daudelin : Je vous en prie.
La présidente : Honorables sénateurs, nous poursuivrons la séance à huis clos.
(La séance se poursuit à huis clos.) |