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LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU
COMMERCE INTERNATIONAL TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mardi 20 octobre 2009

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui à 17 h 30 pour étudier l’émergence de la Chine, de l’Inde et de la Russie dans l’économie mondiale et les répercussions sur les politiques canadiennes.

Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude sur l’émergence de la Chine, de l’Inde et de la Russie dans l’économie mondiale et les répercussions sur les politiques canadiennes.

Nous avons le plaisir d’accueillir ce soir M. Michael Hart. Il est titulaire de la chaire Simon Reisman en politique commerciale à la Norman Paterson School of International Affairs, poste qu’il occupe depuis juin 2008. Le professeur Hart est associé du Centre de droit et de politique commerciale et associé de recherche à l’Institut C.D. Howe. En 2004-2005, le professeur Hart s’est vu attribuer la chaire de chercheur associé en relations Canada-États-Unis du Centre international Fulbright-Woodrow Wilson et il est actuellement chercheur invité à la American University située à Washington, D.C.

Avant de vous souhaiter la bienvenue, professeur Hart, je tiens à vous remercier publiquement pour votre patience, car vous avez bien voulu attendre l’ajournement du Sénat, ce qui a pris environ 45 minutes. Nous vous en sommes vraiment reconnaissants. Je tenais à vous en remercier publiquement au compte rendu et à la télévision.

Par ailleurs, chers collègues, on me permettra de souhaiter la bienvenue à notre collègue qui nous revient après avoir dû s’absenter quelque temps pour cause de maladie. Bienvenue, sénateur Fortin-Duplessis.

Le sénateur Fortin-Duplessis: Merci beaucoup. C’est un plaisir pour moi également.

Le président: Mesdames et messieurs, j’invite le professeur Hart à nous faire son exposé, après quoi nous lui poserons des questions.

Michael Hart, chaire Simon Reisman en politique commerciale, Université Carleton, à titre personnel: Merci, monsieur le président. Comme vous l’avez dit, j’enseigne à la Norman Paterson School de l’Université Carleton, mais je suis aussi un ancien fonctionnaire fédéral et c’est en partie à ce titre que j’interviens devant vous. Je vous remercie ainsi que les membres du comité de me donner l’occasion de participer à vos travaux.

Avant de faire des observations sur la question précise étudiée par votre comité, on permettra au professeur que je suis toujours dans l’âme d’établir le contexte de la problématique du commerce extérieur et des investissements.

Le commerce et les investissements sont essentiellement des activités du secteur privé qui répondent aux demandes et aux désirs de millions de citoyens ordinaires et qui sont façonnées par les millions de décisions que ceux-ci prennent tous les jours quand ils décident de ce qu’ils vont manger, porter, conduire, lire et le reste. Les entreprises privées répondent à ces signaux du marché et organisent leurs activités de manière à satisfaire ces demandes et ces désirs tout en faisant de l’argent. Les entreprises participent à ce marché complexe à titre de fournisseurs non seulement auprès des consommateurs, mais aussi entre elles. Pour ce qui est des marchés étrangers, les entreprises peuvent choisir de les servir à titre de commerçants ou d’investisseurs.

Les gouvernements établissent les règles nationales et internationales dans le cadre desquelles les entreprises et les consommateurs interagissent les uns avec les autres, réglementant tout, depuis la propriété privée jusqu’aux aliments.

La capacité des gouvernements d’influencer la circulation internationale des biens, des services et des capitaux n’a cessé de diminuer au fil des années à mesure qu’ils ont conclu des accords bilatéraux et multilatéraux que l’on peut qualifier d’ententes de désarmement économique, c’est-à-dire des ententes par lesquelles les gouvernements s’engagent à ne pas utiliser certains outils, à réduire l’incidence de certains autres et à discipliner tout le reste. Nous en sortons tous gagnants. En dépit de fréquentes affirmations contraires, les gouvernements ne créent pas de richesses ni d’emplois; ils les redistribuent, habituellement à un coût net pour l’économie. Les accords commerciaux sont fondés sur la proposition économique établie de longue date voulant que la discrimination et les barrières commerciales entre les marchés nous appauvrissent tous.

Par conséquent, de plus en plus, le commerce et les investissements canadiens reflètent le jugement des consommateurs et des investisseurs canadiens en ce qui a trait au marché. Ils reflètent aussi la réalité d’une économie beaucoup plus ouverte et l’impact organisationnel des technologies modernes de communications et de transport. Peu de produits fabriqués aujourd’hui sont produits exclusivement dans un pays ou par une entreprise. De plus en plus, les entreprises sont très spécialisées et sont des participantes au marché à titre d’éléments individuels de réseaux ou de chaînes de valeurs extrêmement complexes. Dans le cas des entreprises canadiennes, beaucoup d’entre elles ont réorganisé leurs activités dans la foulée de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis pour devenir parties intégrantes de réseaux nord-américains. En conséquence, les statistiques sur le commerce et l’investissement sur lesquelles nous nous fondions autrefois pour prendre nos décisions en matière de politiques ne nous fournissent plus les renseignements que nous croyons pouvoir y lire. Les chiffres sur le commerce canado-américain, par exemple, camouflent une quantité considérable d’échanges commerciaux avec l’Asie, l’Europe et d’autres parties du monde que les statistiques traditionnelles ne peuvent pas capter.

C’est en regard de cette toile de fond que je veux examiner l’émergence économique de la Chine, de l’Inde et de la Russie. Premièrement, nous devrions tous être réconfortés en tant qu’êtres humains de voir ces trois pays émerger de la sorte. Pendant des années, les gouvernements de ces trois géants ont empêché leurs citoyens d’exercer leur libre choix, de mener leur vie comme ils l’entendaient. Dans ces trois pays, la planification centralisée servait essentiellement d’outil pour contrôler la population. C’est le relâchement graduel de ces mécanismes de contrôle et l’ouverture de ces pays aux forces du libre marché qui expliquent leur émergence à titre d’acteurs de l’économie mondiale. Il y a encore 20 ans, ces pays pratiquaient l’autarcie.

Il est dans l’intérêt du Canada d’appuyer et d’encourager cette évolution, comme nous l’avons d’ailleurs fait. Le Canada, par exemple, a joué un rôle très constructif en veillant à ce que la Chine devienne membre à part entière de l’Organisation mondiale du commerce, acceptant de se plier à toutes les obligations de l’accord, et le Canada doit continuer d’insister pour que la Chine assume ces obligations.

De même, nous avons appuyé la Russie dans son désir de se joindre à l’OMC. Mes collègues du Centre de droit et de politique commerciale à l’Université Carleton travaillent à cette démarche depuis 15 ans de concert avec des fonctionnaires de Russie. Comme dans le cas de la Chine, le processus est lent parce qu’il faut beaucoup de temps pour enlever la main lourde du dirigisme centralisé.

Le Canada a joué un rôle moindre dans l’émergence de l’Inde, mais nous devons nous en féliciter tout autant. L’Inde était l’un des membres fondateurs du GATT et ensuite de l’OMC, mais pendant des années, elle avait abrité son économie sous des couches malavisées de traitements spéciaux et différenciés. Les avantages de la décision du premier ministre Manmohan Singh de sevrer l’Inde de l’étatisme dirigiste sont de plus en plus manifestes.

Cela dit, nous devons être réalistes quant à ce qui a été accompli à ce jour. Ces trois pays demeurent pauvres. La scintillante façade de Shanghai et Pékin, par exemple, ne peut camoufler le fait que la Chine est encore une nation de paysans. Plus de la moitié de sa population de 1,3 milliard d’habitants vit à la campagne dans la quasi-pauvreté. La Chine a connu une croissance stupéfiante dans la foulée de sa rapide industrialisation et urbanisation, mais une étape beaucoup plus difficile reste à franchir: répondre aux besoins de la population rurale. La Chine a bénéficié de la demande étrangère, mais doit maintenant s’atteler à résoudre les problèmes sociaux qui accompagnent la demande intérieure inégale et la plus grande liberté.

L’Inde a elle aussi beaucoup de chemin à parcourir. Elle demeure également une société essentiellement rurale, mais je suis d’accord avec l’économiste indien Surjit Bhalla, qui fait remarquer qu’à elle seule, la décision de lever l’étatisme du passé en Inde et en Chine a permis à un plus grand nombre de gens de sortir de la misère que toute autre initiative politique mise en œuvre depuis un siècle.

Les répercussions de cette évolution pour le commerce et l’investissement canadiens demeurent toutefois limitées et les possibilités en termes d’initiatives du gouvernement sont encore plus réduites. Étant donné la structure de ces trois économies, en comparaison de la nôtre, et de leur éloignement du Canada, la portée de notre engagement demeurera toujours minime. Les entrepreneurs canadiens estiment que ces trois marchés présentent des possibilités de commerce et d’investissement d’une portée limitée, dans certains créneaux, et ils ont probablement raison. Mais surtout, je trouve difficile à comprendre sur quoi l’on se fonde pour affirmer que les fonctionnaires et les ministres du gouvernement seraient mieux placés pour porter de tels jugements que les gens qui mettent leur propre argent en jeu.

Dans le monde d’aujourd’hui, la politique commerciale, la promotion du commerce et autres activités semblables ne doivent plus être considérées comme contribuant au développement économique du pays dans son ensemble, mais plutôt comme des services rendus aux Canadiens individuellement. Ainsi, une entreprise qui a des activités en Inde et qui cherche à accroître sa part du marché peut fort bien demander l’aide des fonctionnaires canadiens, et le gouvernement doit lui fournir cette aide, quoique sur la base du recouvrement des frais, mais nous ne devons pas nous leurrer et nous imaginer que de tels services sont nécessaires pour diversifier le commerce canadien ou pour stimuler la croissance économique. Je ne vois donc nul besoin d’apporter des changements quelconques à la politique canadienne en matière de commerce et d’investissement en raison de l’émergence de ces trois pays. Les ressources du gouvernement canadien sont limitées et seraient utilisées à meilleur escient pour résoudre des problèmes dont la solution ferait une différence concrète dans la vie de la plupart des Canadiens.

L’étude du comité semble mettre l’accent sur les répercussions économiques de l’émergence de ces pays. Je voudrais toutefois, en conclusion, faire quelques observations sur son importance géopolitique. À ce niveau, la Russie est un acteur depuis plus de 70 ans, et a constitué pendant la plus grande partie de cette période une menace plutôt qu’un atout pour la paix et la sécurité mondiales. La chute du communisme a mis au jour la faiblesse des bases sur lesquelles la Russie prétendait fonder son statut de grande puissance. Depuis lors, l’économie russe est en déclin. Si ce n’était de ses immenses réserves d’énergie et d’autres ressources et du fait qu’elle possède l’arme nucléaire, nous ne parlerions pas du tout de la Russie. Son rôle à titre d’acteur de l’économie mondiale demeure donc modeste, et présente un intérêt vital seulement pour les Européens qui en dépendent pour s’approvisionner en gaz et en pétrole. Son rôle géopolitique demeurera toutefois important, en partie à cause de l’héritage du passé et de l’influence acquise grâce à l’énergie et à l’arme nucléaire. M. Poutine joue ses cartes habilement, quoique pas toujours dans l’intérêt du Canada et de ses alliés.

L’Inde m’a toujours rappelé l’aphorisme de Bismarck à propos de l’Italie: son appétit est plus solide que ses dents. L’Inde veut jouer un rôle sur la scène mondiale, mais n’a pas les ressources voulues pour apporter une contribution qui serait proportionnelle à ses prétentions. Par conséquent, il est souhaitable, mais non pas essentiel d’avoir de bonnes relations avec l’Inde. Il est difficile, par exemple, de discerner un coût quelconque pour le Canada du refroidissement marqué des relations bilatérales lorsque l’Inde a procédé à une explosion nucléaire en temps de paix, il y a plusieurs générations de cela. Les relations sont bien meilleures aujourd’hui, mais elles demeurent marginales pour les intérêts canadiens.

La Chine, par contre, compte tenu de sa taille imposante, deviendra un facteur de plus en plus important dans la politique mondiale et le Canada doit être sensible à cet état de fait et adapter sa propre politique en conséquence. Je ne veux pas laisser entendre que nous devons pratiquer une politique de complaisance, mais je dirais plutôt que la politique canadienne doit tenir compte de la réalité, à savoir que la Chine est un acteur important et que ses vues et ses intérêts seront de plus en plus pertinents pour tous les volets des relations internationales. L’engagement est donc une très bonne stratégie.

Je vais m’arrêter là et répondre aux questions des sénateurs.

Le président: Merci, monsieur. Avant que mes collègues vous posent des questions, je me demande si vous pourriez nous faire part de vos réflexions sur votre expérience dans le dossier de l’accession de la Russie à l’OMC. Je pense que vous faisiez partie de l’équipe qui s’occupait du dossier. Pouvez-vous nous dire comment cela s’est passé, où l’on en est actuellement et si cela a une incidence particulière pour notre discussion?

M. Hart: Je suis allé en Russie pour la première fois au début de 1996 pour rencontrer des fonctionnaires dans le but d’amorcer le processus et de les préparer aux négociations en vue de l’accession. À ce moment-là, la Russie avait fait savoir qu’elle souhaitait devenir membre de l’OMC, mais n’avait pas fait beaucoup de travail pour préparer le dossier. Ce fut une expérience intéressante, car j’ai côtoyé des gens qui, compte tenu de leur bagage dans une économie différente de la nôtre, voyaient cette question dans une optique complètement différente de la mienne, moi qui travaillais pour le gouvernement canadien.

J’y suis retourné en 1997 et j’ai eu une série de rencontres avec des fonctionnaires plus hauts placés, qui prenaient manifestement le processus un peu plus au sérieux. Le Centre de droit et de politique commerciale de l’Université Carleton a alors, à la demande des Russes, créé en quelque sorte une succursale à Moscou pour leur fournir de façon continue l’aide dont ils auraient besoin dans ce processus, car comme nous l’avions appris dans le dossier de la Chine, nous savions qu’une grande économie qui émerge d’une longue période de planification centralisée doit apporter des changements en profondeur si elle veut devenir membre de l’Organisation mondiale du commerce, y compris d’importants changements à la législation nationale et dans la manière de traiter le commerce extérieur et les investissements étrangers.

Ce processus a duré près de 10 ans et, comme dans l’expérience chinoise, il a fallu faire des interventions plutôt techniques et très détaillées pour aider les Russes à surmonter les difficultés auxquelles ils étaient confrontés dans ce changement vers une économie de marché libre. Je pense que ce travail technique est maintenant essentiellement terminé. Les fonctionnaires canadiens ont joué un rôle très actif au sein du groupe de travail de l’OMC et je pense que la plupart d’entre eux conviendraient que le travail technique est maintenant complété depuis quelque deux ans. C’est maintenant devenu une question surtout politique, dont l’issue dépend essentiellement de la mesure dans laquelle le président et le Congrès des États-Unis jugent important que la Russie se joigne à l’OMC. Dès que le gouvernement américain donnera le signal qu’il est prêt à aller de l’avant, comme il l’a fait dans le cas de la Chine en 2001, nous verrons ce processus aboutir à une conclusion couronnée de succès.

Le président: Je vous remercie pour ces observations. J’ai pensé que mes collègues aimeraient vous l’entendre dire, car ils pourront ajouter leur grain de sel à ce propos durant la discussion.

Le sénateur Dawson: On peut vous qualifier de partisan du libre-échange; à vos yeux, un gouvernement moins présent est un meilleur gouvernement, mais ce qu’on constate dans ces trois pays, surtout en Russie et en Chine, c’est le désir d’obtenir des interventions politiques médiatisées du premier ministre, des ministres du commerce, de l’industrie et d’autres, à l’appui des entreprises canadiennes présentes en Russie et en Chine, pour que l’on s’assure de répondre aux besoins de ces compagnies dans notre pays.

Je me demande comment vous pouvez concilier cette volonté de leur part d’obtenir une intervention politique et votre recommandation de réduire l’intervention gouvernementale.

M. Hart: Premièrement, j’accepte que vous me décriviez comme un partisan du libre-échange.

Le sénateur Dawson: Ce n’est pas une insulte.

M. Hart: Je l’assume pleinement. C’est le résultat de nombreuses années d’expérience à titre de fonctionnaire gouvernemental, qui m’ont donné une opinion plutôt négative de l’efficacité de l’intervention gouvernementale sur le marché. Le jugement d’affaires des commerçants et investisseurs canadiens à propos de ces marchés reflète en partie le fait qu’il s’agit de marchés où le rôle du gouvernement se fait encore sentir lourdement et c’est justement pour cette raison qu’il existe de meilleures possibilités ailleurs que dans ces trois pays.

Il y a toutefois d’importants créneaux à exploiter dans ces pays et les Canadiens en tirent profit, mais si l’on parle de débouchés majeurs pour la production et les investissements canadiens, les possibilités sont plutôt limitées dans ces pays, en partie parce que l’on n’y trouve pas une stabilité aussi grande que souhaitable pour les investissements, ce qui fait que la prime à payer est beaucoup plus élevée.

Le sénateur Dawson: Nous entendons et lisons notamment qu’il nous faut prendre pied sur ces marchés le plus tôt possible, avant que d’autres pays ne le fassent, parce que ces marchés sont en croissance et que, si nous n’en prenons pas une part, quelqu’un d’autre le fera. Ils concluront des marchés avec un autre pays. Ce qu’ils semblent attendre du Canada, c’est une présence gouvernementale quelconque pour appuyer les entreprises canadiennes qui veulent établir des relations avec eux. Je suis d’accord; je suis moi-même partisan du libre-échange. La réalité est que ces pays sont des clients. Notre réaction, nous qui sommes partisans de la libre entreprise, est d’essayer de servir le client, or le client croit que la présence du gouvernement est importante dans ces négociations.

M. Hart: Je ferai trois observations. Le commerce n’est pas un jeu à somme nulle. Ce n’est pas comme si nous étions écartés dès que quelqu’un d’autre a une présence sur le marché. Dans les marchés qui fonctionnent et sont ouverts à la concurrence, si vous offrez un meilleur produit à un meilleur prix, peu importe qui était là avant vous. À l’heure actuelle, par exemple, les Australiens sont davantage présents en Chine, où ils vendent certaines de leurs denrées, mais cela ne pose aucun problème, car les denrées sont vendues aux cours mondiaux et si les Australiens en vendent plus aux Chinois, cela veut dire que nous pouvons en vendre plus à d’autres nations. Ce n’est pas tellement inquiétant.

Au sujet de la participation gouvernementale, s’il y a au Canada des entreprises qui croient qu’elles seraient avantagées si le gouvernement leur donnait une aide quelconque, diplomatique ou sous une autre forme, très bien, mais à titre de contribuable, j’ai des réserves à l’idée que le gouvernement dépense beaucoup de mon argent pour aider un intérêt privé. Si cet intérêt privé ne peut pas s’en tirer sans l’aide du gouvernement, peut-être n’est-il pas prêt à livrer bataille.

Le sénateur Dawson: Au sujet des chaînes de valeurs mondiales, un exemple qu’on nous a donné et que nous avons nous-mêmes constaté est celui de la conteneurisation. Tous les conteneurs arrivent remplis à Prince Rupert et sur la côte Ouest et s’en vont directement aux États-Unis, et ils en repartent vides. Il y a là une occasion dont nous devrions tirer profit; il s’agit de trouver des produits à exporter pour remplir les conteneurs qui repartent vides, afin de tirer profit de cet afflux de marchandises de l’Asie vers le marché américain.

M. Hart: Je vous fais remarquer que le conteneur rempli qui arrive de Chine contient déjà beaucoup de valeur nord-américaine, parce que les Chinois contribuent très souvent un montant relativement minime à la valeur du produit qu’ils exportent chez nous. La véritable valeur sort de l’esprit inventif des gens du Canada, des États-Unis, d’Europe et d’ailleurs. Les Chinois ont fait l’assemblage, ont mis la touche finale à un produit, lequel est ensuite mis dans une boîte qui occupe plus d’espace et est envoyé ici. Bien des choses que nous leur expédions peuvent se faire électroniquement ou être placées dans des boîtes plus petites que celles qui nous arrivent de Chine et je ne m’étonne donc pas qu’il y ait davantage de conteneurs qui arrivent chez nous qu’il n’y en a qui s’en retournent. Nous vendons aux Chinois des produits en vrac comme du charbon, également expédié de Prince Rupert, et cela n’est pas placé dans des conteneurs.

On n’aura jamais de véritable équilibre au niveau des conteneurs tant que l’économie chinoise n’aura pas atteint un stade de développement bien supérieur, permettant aux produits haut de gamme que nous fabriquons d’avoir un vaste marché en Chine, ce qui n’est pas encore le cas. Actuellement, une grande partie de notre commerce avec la Chine porte sur des composants qui sont assemblés en Chine pour devenir des produits de consommation comportant beaucoup de valeur nord-américaine.

Comme je l’ai dit dans mon allocution, nous ne devons pas négliger le commerce important qui se fait de part et d’autre du Pacifique en passant par les États-Unis. C’est grâce à notre participation aux chaînes de valeurs ayant leur base aux États-Unis.

Le sénateur Smith: Un exemple me vient à l’esprit et je vous invite à nous faire part de vos réflexions sur nos concurrents dans ce cas précis. La semaine dernière, nous sommes allés à Khanty-Mansiysk, en Sibérie, et ce qui m’a frappé, c’est que les Pays-Bas nous battent à plate couture pour les produits de haute technologie, à environ huit contre un, alors que ce pays a moins de la moitié de notre population. Les Pays-Bas ont mis tous leurs efforts dans ce secteur et ils ramassent toutes les billes. Nous pouvons rivaliser avec eux, mais nous devons y travailler plus fort.

M. Hart: Je ne peux pas commenter l’expérience que vous avez vécue en Sibérie. Quand je suis allé en Russie, j’ai évité cette petite escapade. Ce que nous vendons là-bas, ce n’est pas tellement des biens, mais plutôt de l’expertise, nommément en ingénierie, conception, et tout le reste.

Le sénateur Smith: C’est ce que les Néerlandais vendent.

M. Hart: Les Néerlandais en vendent, eux aussi. Ils sont plus proches parce qu’ils participent au projet de gazoduc, ce qui leur a probablement donné leurs entrées. Nos compagnies se débrouillent bien dans d’autres parties du monde où elles vendent exactement des services de ce genre.

Le sénateur Stewart Olsen: Vous avez dit dans votre allocution qu’il est souhaitable, mais pas essentiel d’avoir de bonnes relations avec l’Inde. Est-ce à cause de la distance? Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous entendez par là.

M. Hart: Ce que je veux dire, c’est que nous avons un haut commissariat qui fonctionne bien là-bas; nous faisons le nécessaire pour maintenir de bonnes relations; nous avons un programme d’immigration, un programme d’aide, un programme commercial. Nous en faisons déjà beaucoup et nos relations avec l’Inde à l’heure actuelle sont généralement très bonnes. Je ne vois aucune raison pour le gouvernement du Canada de déployer des efforts supplémentaires pour renforcer cette relation, parce que les avantages que nous pourrions en tirer seraient très minimes. C’est loin et une bonne partie du commerce que nous faisons avec l’Inde s’explique par des liens ethniques et je crois que le gouvernement du Canada joue un rôle relativement mineur à ce niveau. Compte tenu des limites de la capacité fiscale canadienne et des avantages éventuels, je ne vois pas le besoin de renforcer la présence canadienne en Inde.

Le sénateur Stewart Olsen: Je comprends ce que vous dites au sujet des marchés émergents et il est probable que les avantages que nous en tirerons se situeront dans des créneaux particuliers, probablement sans parrainage gouvernemental, et c’est là qu’il y a deux visions politiques divergentes à cet égard.

Croyez-vous que le Canada serait mieux de concentrer ses efforts sur notre entourage immédiat, en appliquant des politiques commerciales qui ciblent les pays voisins, au lieu de viser les marchés émergents?

M. Hart: Oui, et permettez que je m’explique. Nous avons des problèmes dans notre relation la plus importante au chapitre du commerce et des investissements; il faut y investir énormément de capital politique et organisationnel, et les avantages que nous tirerions de ces efforts seraient beaucoup plus grands que ceux que l’on peut escompter des pays émergents si nous y consacrions les mêmes efforts. Nous avons de graves problèmes avec les États-Unis et, à mon avis, ce dossier n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite.

Le sénateur Grafstein: Premièrement, je trouve que votre analyse apporte une perspective nouvelle et contraire aux idées reçues. Ce n’est pas ce que nous entendons habituellement au sujet du commerce et c’est donc une analyse qui a le mérite d’enrichir le débat.

Je voudrais revenir sur la problématique évoquée par le sénateur Stewart Olsen, à savoir le ratio avantage-coût de l’intensification de nos relations avec les États-Unis, qui sont notre partenaire régional, par opposition aux efforts que l’on pourrait consacrer à des pays plus éloignés. Permettez que je vous présente deux hypothèses.

La première hypothèse est déjà en place, mais le gouvernement fédéral n’y accorde aucune attention. Il s’agit de la région économique du nord-ouest du Pacifique, qui est un partenariat public-privé regroupant l’Alberta, la Colombie-Britannique, la Saskatchewan, le Manitoba et les États américains septentrionaux, qui intègrent actuellement leurs économies sur le plan du tourisme, de l’éducation, et cetera. Le gouvernement fédéral n’y a accordé aucune attention. Connaissez-vous ce dossier?

M. Hart: Je le connais. Cette initiative régionale est la meilleure des initiatives régionales d’Amérique du Nord, la plus active et il en ressort beaucoup d’éléments positifs.

Le sénateur Grafstein: Notre groupe a joué un rôle dans l’élaboration de ce projet il y a 10 ans. Certains sénateurs ont suivi de près ce phénomène et nous essayons de le propager à la grandeur du pays, avec un succès limité. Vous convenez que c’est un très bon modèle pour faire ce que vous dites, c’est-à-dire l’intégration régionale des chaînes d’approvisionnement. Vous les appelez « chaînes de valeurs », tandis que je les appelle « chaînes d’approvisionnement », mais nous parlons de la même chose.

M. Hart: Pour ce qui est de résoudre les problèmes au niveau intergouvernemental, de très bonnes initiatives découlent des efforts déployés à ce chapitre dans cette partie de l’Amérique du Nord et les leçons en ont ensuite été appliquées de manière plus étendue.

Le sénateur Grafstein: J’espère que le comité se penchera sur cet exemple d’intégration régionale, parce que dans d’autres comités, il nous a été difficile d’étudier même la question.

Je passe maintenant à l’autre élément de l’équation et je m’attarde pour l’instant à la Chine et à l’Inde. Vous dites que ces pays sont trop éloignés et qu’il nous faudrait investir beaucoup d’argent, que ce serait trop difficile et que nous obtiendrions un meilleur rendement si nous investissions dans d’autres marchés, peut-être ici ou en Europe, par exemple.

Je vais vous donner un exemple qui a eu des conséquences dramatiques pour notre ville. J’ai consacré une dizaine d’années à ce dossier avec un succès limité. Je veux parler du secteur des vêtements. Je donne l’exemple des États-Unis. Il y avait l’autre soir un magnifique documentaire diffusé à la chaîne HBO sur le commerce des vêtements aux États-Unis. En 1978, 85 p. 100 de tous les vêtements vendus en Amérique du Nord étaient fabriqués aux États-Unis et au Canada. Cette année, la proportion est de 5 p. 100 et le secteur de la confection de vêtements a certainement été presque anéanti à New York et dans d’autres villes, assurément à Toronto, Montréal et Winnipeg, qui étaient à une certaine époque d’importants centres de confection de vêtements.

Un certain nombre de propriétaires d’entreprises sont partis. Ceux qui sont restés ont fait exactement ce que vous avez dit, c’est-à-dire s’occuper de la conception et se tourner vers la Chine et l’Inde pour assembler les composants à valeur ajoutée. Je vous donne un exemple que je connais très bien, celui des robes de mariée. Elles sont conçues à Toronto et à New York dans le cadre d’un partenariat. Elles sont ensuite fabriquées en Chine et rapportées ici à un coût minime, et les concepteurs canadiens et d’Amérique du Nord ont maintenant une marge bénéficiaire très supérieure, par rapport à l’époque où ils fabriquaient eux-mêmes leurs produits. Il me semble que ce serait un élément positif si le gouvernement décidait d’appuyer ce type d’activité, ce qu’il ne fait pas actuellement.

M. Hart: Je suis d’accord.

Le sénateur Grafstein: Ne convenez-vous pas que nous aurions un rendement immédiat pour notre argent si le gouvernement fédéral, s’il décidait de dépenser de l’argent, défrayait en partie les dépenses de voyage et de mise en marché? Je peux vous citer six ou sept autres secteurs, mais je m’en tiens à cet exemple.

À Toronto, 5 000 élèves sortent chaque année de nos écoles de design; ils sont excellents, mais ils ne trouvent pas d’emploi. Or s’ils ne trouvent pas d’emploi, c’est que nous n’avons pas établi de cadre permettant d’établir des chaînes d’approvisionnement avec l’Inde ou la Chine, en mettant de côté la Russie pour l’instant. N’est-ce pas là un échec du gouvernement?

M. Hart: Je suis allé en Chine pour la première fois en 1979 pour négocier un accord de limitation dans le domaine du textile et des vêtements. Autrement dit, j’étais un fonctionnaire qui pratiquait activement le protectionnisme. C’est ainsi que j’ai appris le libre-échange. Nous avons eu beaucoup de succès. Nous avons négocié le premier accord de limitation couronné de succès avec la Chine et avons empêché les consommateurs canadiens d’obtenir des textiles à faible coût, tout cela pour essayer de sauver l’industrie à Montréal, Toronto et ailleurs.

Avec le temps, c’est comme essayer de s’opposer à la force des marées de l’océan.

Le sénateur Grafstein: Vous avez presque coulé tous les détaillants de haute couture d’un bout à l’autre du Canada avec cette politique.

M. Hart: Oui, nous avons fini par créer une situation où les Canadiens fournissaient le bas de gamme tandis que tout le haut de gamme nous venait de Chine, de Corée et d’autres pays. Ce n’était pas une politique bien avisée, mais elle était très populaire.

Le sénateur Grafstein: Je m’en rappelle très bien.

M. Hart: J’étais d’accord avec vous jusqu’à ce que vous disiez que le gouvernement canadien devrait donner de l’argent aux entreprises pour leurs frais de voyage et tout le reste. À cela, je réponds: un instant; si une entreprise a besoin d’argent pour payer ses voyages et faire de bonnes affaires, peut-être qu’elle n’est pas prête à faire face à la musique. Bien sûr que le gouvernement canadien devrait les aider quand elles envoient des représentants en Chine; le délégué commercial local peut leur dire qui rencontrer, grâce à sa connaissance du marché local. Cette personne peut alors retourner à l’ambassade et dire: « J’ai rencontré untel et untel, devrions-nous faire affaire avec ces gens-là? » C’est un service que le gouvernement du Canada est bien placé pour fournir.

Je ne suis pas d’accord avec l’idée que le gouvernement du Canada doive payer les frais de voyage, prendre des arrangements, et cetera. Si l’entreprise en a besoin, alors c’est qu’elle n’est pas prête. Je préférerais que mon fardeau fiscal soit moindre et que les projets de ce genre soient moins nombreux.

Le sénateur Grafstein: Je ne m’attarderai pas davantage là-dessus, sauf pour dire qu’il nous faudrait des exemples de cas où cela a bien fonctionné avec un financement fédéral minimum.

Le président: Nous verrons peut-être cela.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis: Bienvenue, monsieur Hart. Dans votre exposé, vous semblez privilégier davantage des accords commerciaux Canada-Chine plutôt que Canada-Inde et Canada-Russie. L'augmentation rapide des échanges commerciaux entre la Chine et les pays occidentaux a donné naissance à une multiplication de conflits commerciaux, tant à partir de la chaussure que jusqu'aux pièces détachées de l'automobile.

Par exemple, le 12 octobre dernier, la Chine a demandé à l'Organisation mondiale du commerce de dire si les mesures antidumping adoptées par l'Union européenne contre les importations de vis et de boulons chinois violaient les règlements de l'organisation.

En janvier, l'Union européenne avait imposé des taxes allant de 26,5 p. 100 à 85 p. 100 sur certains éléments de fixation en fer ou en acier, estimant avoir des preuves claires que les producteurs chinois avaient bénéficié de prix artificiellement bas sur les matières premières.

J'ai deux questions à vous poser; la première est la suivante: à votre avis, jusqu'à quel point cette série d'accusations émanant des pays occidentaux de concurrence déloyale visant Pékin est-elle justifiée? Et ma deuxième question est la suivante: sommes-nous à l'abri de voir la Chine exercer une concurrence déloyale à notre endroit si jamais il devait y avoir des accords dans plus de domaines qu'il y en a actuellement?

[Traduction]

M. Hart: Je fais partie de ces gens difficiles qui ne croient pas au concept du commerce inéquitable. Si quelqu’un est prêt à vous vendre un produit moins cher que quelqu’un d’autre, tant mieux. Par ailleurs, il est vrai que le GATT, l’OMC et la loi canadienne prévoient toutes des dispositions dont peuvent se prévaloir les concurrents au Canada qui estiment avoir été lésés par les pratiques de quelqu’un d’autre en matière de prix. On peut aussi invoquer la règle antidumping. Dès lors que ces lois sont en vigueur, les entreprises canadiennes peuvent exercer leurs droits, comme elles le font en Europe et aux États-Unis. Elles le font souvent. La Chine a beaucoup appris en matière de pratiques d’établissement des prix à la suite d’enquêtes antidumping.

Quand la Chine a demandé pour la première fois à devenir membre de l’OMC dans les années 1990 et qu’elle est devenue active dans notre marché, elle se livrait à des pratiques qui étaient tout simplement stupides en matière de prix. Les responsables des lois antidumping ont été en mesure d’imposer aux Chinois des droits antidumping de 400 p. 100 sur des produits que personne d’autre ne vendait en grande quantité. Par conséquent, les Chinois ont appris leur leçon.

Tant qu’il y aura des règles antidumping, nous aurons affaire à des allégations de dumping. Ces affaires doivent suivre leur cours. Le praticien numéro un dans le monde d’aujourd’hui en matière de poursuites antidumping est l’Inde. Les Indiens viennent en effet de découvrir cette idée terrible que nous avons inventée en 1904. Ils nous remettent la monnaie de notre pièce en utilisant les lois antidumping plus que n’importe quel autre pays. Les Chinois ont aussi une loi antidumping et vont commencer à s’en servir. Peut-être verrons-nous un meilleur équilibre dans la manière dont ces mécanismes sont utilisés.

Si j’avais le choix, je me débarrasserais complètement de tout cela et il n’y aurait plus aucune règle antidumping. C’est aux marchés de décider qui aura quelle part de marché. La plupart des économistes sont du même avis. Les mesures antidumping font plus de tort que de bien.

Le président: Je ne peux pas m’empêcher de poser une question supplémentaire à ce sujet.

Les forces du libre marché et les économies de libre marché fonctionnent dans un marché libre. Il y a d’autres obstacles qui, à mon avis, créent un problème au moins aussi important que le dumping. On ne peut pas toujours contrôler les autres obstacles. Ai-je raison?

M. Hart: Jusqu’à un certain point, nous pouvons les contrôler. L’objet même des règles commerciales internationales est de mettre en place une série de mesures disciplinaires au cas où un gouvernement se livrerait à certaines pratiques qui font du tort à d’autres pays. On peut alors chercher à s’en sortir, soit en appliquant un mécanisme de règlement des différends, soit en invoquant quelque chose comme un droit compensatoire ou un droit antidumping pour contrer les abus sur le marché.

Par exemple, le sénateur Fortin-Duplessis a posé une question sur les accords commerciaux. Les gens ont tendance à oublier que nous avons un bon accord commercial avec l’Inde et la Chine: cela s’appelle l’OMC. Nous avons un accord commercial avec la Russie. Nous avons avec la Russie un accord de la nation la plus favorisée depuis environ 1982, date à laquelle on a négocié cela. L’accord a été renégocié en 1990, avant que la Russie ne pose sa candidature à l’OMC. Ce pays sera bientôt membre de l’OMC.

Grâce à ces accords, nous avons un recours si quelqu’un se livre à des pratiques de pillage commercial qui ne respectent pas les règles du jeu. À part cela, je préfère laisser les marchés fonctionner plutôt que de multiplier les instruments de ce genre pour harceler ce qui est en fait une très bonne concurrence.

Par exemple, si un autre gouvernement veut subventionner sa production, je m’en félicite à titre de consommateur. Je pourrai profiter du labeur d’autrui à un prix beaucoup plus bas. Ceux qui s’occupent de fabriquer et de produire des objets n’en seront peut-être pas contents, mais ils devront se retrousser les manches et affronter la concurrence.

Le sénateur Wallin: J’aimerais que les Américains soient aussi généreux relativement à ce qu’ils perçoivent comme des subventions gouvernementales dans d’autres secteurs. Peut-être alors ne serions-nous pas en train de nous battre aussi férocement dans le dossier du bois d’œuvre.

Je ferai deux observations rapides sur ce que vous venez de dire. Premièrement, il y a un pays de la zone BRIC auquel nous n’avons pas prêté tellement d’attention, nommément le Brésil. J’ai toujours trouvé que notre voisinage ne s’étend pas seulement à l’Amérique du Nord, mais englobe aussi l’Amérique du Sud. Je voudrais que vous nous parliez du potentiel qui existe de ce côté, de manière générale mais en insistant plus particulièrement sur le Brésil.

Deuxièmement, nous avons tous les deux travaillé pour le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Pour revenir au contentieux Canada-États-Unis, pensez-vous que l’argent que nous dépensons actuellement est suffisant ou est dépensé judicieusement? Je comprends votre réticence face à la moindre intervention du gouvernement. À votre avis, les interventions que nous faisons aux États-Unis sont-elles fonctionnelles? Dans l’affirmative, pensez-vous qu’il nous en faut plus, ou bien n’est-ce pas le meilleur moyen ou le meilleur outil pour travailler à améliorer cette relation?

M. Hart: Le Brésil est une économie intéressante. Les Brésiliens ont depuis longtemps des idées bien arrêtées quant à leur identité, leur situation géographique et ce qu’ils sont en mesure de faire. C’est une très grande économie qui compte plus de 160 millions d’habitants. Ils produisent une extraordinaire quantité de produits et tout le reste, mais tous leurs efforts sont tournés vers eux-mêmes. En fait, c’est seulement ces dernières années que le Brésil a commencé à regarder au-delà de ses frontières. Le Canada a été au fil des années un intervenant assez important au Brésil à titre d’investisseur. Il y a déjà longtemps que Brascan y est présent et nous continuons d’être présents là-bas. Mais la structure des économies brésilienne et canadienne est telle que l’on ne perçoit pas de possibilités extraordinaires de ce côté. Ils ont une très solide économie fondée sur les ressources, tout comme nous. La plupart de leurs exportateurs sont des concurrents des nôtres au lieu d’être complémentaires. Leur secteur manufacturier cible en grande partie l’économie brésilienne et non pas le marché mondial, à l’exception de quelques articles comme les produits du cuir. Je pense que les perspectives demeurent très modérées pour ce qui est d’une augmentation du commerce Canada-Brésil.

Sur le deuxième point, à savoir les États-Unis, je pense que nous avons une très bonne représentation aux États-Unis, avec notre ambassade, nos consulats et tout le reste; ils font de l’excellent travail. Je pense qu’il y a des questions de politique qui exigent beaucoup plus d’attention qu’elles n’en ont reçue depuis une dizaine d’années. Quand nous avons négocié l’ALE, cela a ouvert une foule de possibilités et les entreprises se sont engouffrées dans cette porte ouverte en changeant leur manière de faire des affaires, mais cela a posé toute une série de nouveaux problèmes, le plus urgent étant celui de la frontière. Parallèlement à l’incidence du problème frontalier pour nous, il y a le fait que nous devons en faire beaucoup plus dans le dossier de la convergence réglementaire, et puis il nous faut un réseau institutionnel plus solide pour résoudre les problèmes au quotidien, régulièrement. J’aimerais voir le gouvernement du Canada s’y attaquer beaucoup plus énergiquement qu’il ne l’a fait.

Il y a eu un certain nombre de déclarations qui remontent déjà au milieu des années 1990. Nous avions un partenariat canado-américain pour la frontière. L’Accord Manly-Ridge sur la frontière intelligente conclu en 2001 et le Partenariat pour la sécurité et la prospérité en Amérique du Nord sont de bons programmes, mais le suivi a été assez faible en fait de réalisations concrètes.

C’est en grande partie attribuable au fait que nous avons eu affaire à des gens qui sont de vrais durs à cuire au Département de la sécurité intérieure, qui constitue une phalange assez impénétrable. Je crois que nous avons utilisé autant que nous le pouvions les autres avenues disponibles, politiques et autres, en nous adressant à d’autres départements. J’aimerais voir le gouvernement du Canada adopter une stratégie beaucoup plus agressive pour résoudre les problèmes de ce genre.

Le sénateur Wallin: Êtes-vous partisan de « l’ALENA plus », ou bien croyez-vous plutôt que nous devons vraiment résoudre tout cela sur le plan politique?

M. Hart: Je pense que nous devons résoudre cela de manière bilatérale plutôt que trilatérale. J’estime que l’ALENA est un grand succès, mais c’est un accord qui nous a bien servis dans une situation bien particulière à un moment précis. Nous en sommes maintenant à l’ère post-ALENA. Certains de ces problèmes peuvent être résolus de concert avec le Mexique, mais beaucoup doivent être affrontés sur une base bilatérale, tout au moins initialement.

Le sénateur Downe: Il y a deux ans, monsieur Hart, quand vous avez publié Canadian Engagement in the Global Economy, vous avez dit que les accords de libre-échange avec des partenaires secondaires accaparent beaucoup de ressources politiques et financières parce qu’ils sont limités. Depuis lors, bien sûr, nous avons conclu des accords de libre-échange avec le Pérou, la Colombie, la Jordanie et d’autres. Le gouvernement semble engagé dans cette voie. Je suppose que vous êtes toujours du même avis, mais préféreriez-vous que les ressources soient consacrées plutôt aux États-Unis ou à l’Union européenne? À quoi voudriez-vous qu’on les consacre, plutôt qu’à ces partenaires commerciaux secondaires?

M. Hart: Aux États-Unis. Je pense que ces accords secondaires pourraient être qualifiés de politique du commerce de détail. Ils répondent aux intérêts de groupes particuliers. L’exemple le plus intéressant est la raison pour laquelle nous avons négocié un accord avec la Colombie, à savoir que les Américains en ont négocié un avec succès et que les producteurs canadiens de légumineuses et de lentilles étaient d’avis que cela les désavantageait. Ils ont dit au gouvernement: « Il nous faut quelque chose de semblable ». Nous avons maintenant conclu un accord de libre-échange avec la Colombie pour résoudre les problèmes du secteur des légumineuses et des lentilles. Je ne suis pas contre cela, mais pourquoi ne pas résoudre le problème des légumineuses et des lentilles plutôt que de se lancer dans toute cette mascarade et de conclure un accord de libre-échange en bonne et due forme? Cela répond à un objectif politique et nous devrions donc considérer de tels accords comme essentiellement des déclarations politiques plutôt que des accords économiques. C’est une déclaration politique: nous disons l’importance que nous accordons à nos relations avec ce pays.

Le sénateur Downe: D’aucuns diraient que c’est l’occasion de renforcer nos relations économiques; par exemple, à l’heure actuelle, nous faisons plus de commerce en une heure avec les États-Unis qu’en cinq mois avec la Jordanie. Je suppose que l’on peut avancer l’argument que, maintenant que nous avons cet accord, nous pourrions multiplier le commerce, mais vous n’êtes pas de cet avis?

M. Hart: Il faudrait me convaincre qu’il y a des entreprises canadiennes qui ont des articles à vendre que les Jordaniens veulent acheter. Je ne sais pas si vous voulez que je prenne le temps de vous dire pourquoi nous avons cet accord avec la Jordanie. C’est assez révélateur. Aimeriez-vous que je vous le dise?

Le sénateur Downe: Si vous pouvez le faire brièvement.

Le président: Professeur, je pense que vos connaissances nous seraient probablement utiles. Allez-y, je vous en prie.

M. Hart: Juste avant que je prenne ma retraite, le sous-ministre m’a demandé de rencontrer l’ambassadeur israélien. C’était le point de départ. J’ai demandé: « Pourquoi? Pourquoi pas la division du Moyen-Orient ou les personnes compétentes? » À cette époque, j’étais directeur de la planification économique. Il m’a répondu: « Quelqu’un doit leur expliquer que nous n’avons pas besoin d’un accord de libre-échange, que nous n’en voulons pas, et j’ai pensé que vous pourriez vous en charger ». Je l’ai donc fait, alors il a compris le message et il est passé sur le plan politique. Un an plus tard, j’ai pris l’avion pour Haïfa et Tel Aviv pour expliquer les merveilles des négociations de libre-échange Canada-Israël. À titre de fonctionnaire, j’étais très souple quant à ce que je pouvais faire.

Cependant, cela étant, à la division du Moyen-Orient, on s’inquiétait: il y avait déséquilibre. Nous étions en train de négocier avec Israël et il nous fallait donc également un partenaire arabe; le négociateur chargé de ce dossier a donc été envoyé en Jordanie pour demander aux Jordaniens s’ils aimeraient un accord de libre-échange. Ils ont eu l’air perplexe. « Pourquoi voudrions-nous un accord de libre-échange avec le Canada? » Il est revenu et la réponse était: « Non, ils ne sont pas intéressés ». Cela a été consigné dans un document interne. Quelques mois plus tard, le roi de Jordanie était à Ottawa pour rencontrer le premier ministre et dans le dossier préparatoire à cette réunion se trouvait un mémoire indiquant que la Jordanie n’était pas intéressée à un accord de libre-échange. Ce premier ministre, que je ne nommerai pas, n’était pas connu pour lire tous ses documents d’information, mais il avait lu celui-là. Il a demandé au roi: « Pourquoi ne voulez-vous pas d’accord de libre-échange? » Ce dernier n’avait pas de document préparatoire et il ne le savait donc pas. Ils se sont mis d’accord qu’il leur fallait quelque chose à annoncer à l’issue de leur rencontre et ils ont donc annoncé qu’ils négocieraient un accord de libre-échange. Voilà pourquoi nous avons un accord de libre-échange avec la Jordanie. Cela n’a aucune raison d’être économique ni même politique, sinon de répondre aux besoins du premier ministre et du roi d’annoncer quelque chose.

Le président: Sénateur Downe, êtes-vous content d’avoir posé la question?

Le sénateur Downe: Je vous remercie de votre réponse. C’est très instructif. Il nous faudra revenir là-dessus à un moment donné.

Je partage l’une de vos préoccupations. Je remarque que vous occupez la chaire Simon Reisman en politique commerciale, ce qui est intéressant parce que M. Reisman avait la réputation d’être un bon négociateur. Or les négociations qui ont débouché sur l’accord commercial Canada-Pérou n’ont pas toujours été particulièrement bonnes et l’une des recommandations ou observations de notre comité était de mettre en action pour négocier de tels accords des représentants des secteurs public et privé, autrement dit la crème de la crème de nos négociateurs, afin de maximiser les avantages pour le Canada. Si nous devons signer le plus d’accords possible avec le plus grand nombre de pays possible, nous devrions insister sur la qualité et pas seulement la quantité de tels accords, et cela ne se fait pas actuellement. Merci.

Le président: Monsieur le professeur, le sénateur Smith a évoqué un séjour en Sibérie. Vous aurez peut-être compris que des membres du comité sont allés en Russie la semaine dernière. Je crois que je parle au nom de tous mes collègues quand je dis que nous avons vécu une expérience inhabituelle en visitant une foire agricole où nous avons rencontré sept ou huit exposants et conférenciers à la foire des compagnies canadiennes, qui traitaient tous de produits agricoles, de bétail et de produits laitiers. Certains représentaient le secteur du porc, lequel connaît des difficultés, comme vous le savez, et d’autres s’occupaient de génétique, entre autres choses. Tous étaient très contents de faire des affaires en Russie. J’ai été un peu étonné parce que je croyais qu’il y avait des problèmes de ce côté.

Avez-vous des réflexions dont vous voudriez nous faire part à ce sujet? Dans ces trois pays que nous étudions, notre expertise et nos connaissances dans le domaine agricole ne pourraient-elles pas nous être avantageuses pour faire du commerce avec ces pays, comme cela semble être le cas en Russie?

M. Hart: Ce dossier a un long historique. L’un des premiers délégués commerciaux du Canada était Dana Wilgress et sa première affectation était à Omsk, en Russie. Sa tâche était de vendre du matériel agricole. À cette époque, nous avions une grande entreprise de machines agricoles au Canada, nommément Massey Ferguson. C’est ce qu’il était allé leur vendre. Par la suite, nous sommes devenus un grand fournisseur de céréales aux Russes parce que nous avions beau leur vendre des machines agricoles, ils ne savaient pas s’en servir et faire fructifier leurs terres.

Aujourd’hui, nous avons recommencé à leur vendre de l’équipement et de l’expertise. Vous vous rappellerez que le ministre Whelan avait de très bonnes relations avec Gorbachev quand ce dernier est venu ici pour la première fois, et Gorbachev était tout excité devant l’expertise canadienne. Cela remonte donc à très loin. Je pense que nos méthodes agricoles continueront d’être vendables dans ce pays, car leurs terres et leurs conditions climatiques sont semblables. C’est probablement l’un de ces créneaux du marché que le Canada peut fort logiquement exploiter.

Le président: Je vous remercie.

Il me reste à exprimer encore une fois notre reconnaissance envers le professeur Hart, et je vous remercie notamment d’avoir attendu pendant 45 minutes. Nous ne sommes pas maîtres de notre temps, comme vous le savez, puisque vous avez travaillé dans ce domaine, pour ainsi dire. Je vous remercie doublement d’avoir pris le temps de comparaître devant nous. Si vous songez à quelque chose d’autre qui nous serait utile, veuillez le transmettre au greffier et nous veillerons à ce que tous les membres du comité en reçoivent copie. Merci encore.

(La séance est levée.)


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