LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 2 avril 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour effectuer l'étude sur les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Honorables sénateurs, le Comité sénatorial permanent des affaires internationales et du commerce international poursuit aujourd'hui son étude sur les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région et d'autres questions connexes.
Monsieur Nehru, madame Angeles, nous nous excusons du retard, mais nous devions aller voter. Nous nous faisons un devoir de voter au Parlement. Nous sommes heureux que vous ayez été en mesure de modifier vos horaires pour poursuivre vos témoignages devant nous.
Notre étude ne porte plus maintenant que sur quatre pays, Myanmar, Singapour, les Philippines et l’Indonésie. Bien que tous les enjeux concernant la région de l’Asie Pacifique nous intéressent, ces quatre pays sont les pays de concentration pour l’instant. Nous sommes très heureux que vous puissiez contribuer au débat sur les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d’économie dans la région de l’Asie-Pacifique.
Je vais maintenant me tourner vers M. Vikram Nehru, professeur agrégé principal et titulaire de la Chaire Bakrie des études de l’Asie du Sud-Est, Dotation Carnegie pour la paix internationale, qui témoigne par vidéoconférence à partir de Washington, puis je donnerai la parole à Mme Leonora Angeles, professeure agrégée de planification communautaire et régionale, d’études féminines et d’études de genre à l’Université de la Colombie-Britannique. Nous vous demanderions de faire vos exposés, puis les sénateurs aimeraient vous poser des questions. Cette partie viendra plus tard. Nous disposons d’environ une heure.
Sans plus tarder, monsieur Nehru, vous avez la parole. Bienvenue au comité.
Vikram Nehru, professeur agrégé principal et titulaire de la Chaire Bakrie des études de l’Asie du Sud-Est, Dotation Carnegie pour la paix internationale, à titre personnel: Merci beaucoup, madame la présidente. C’est un grand honneur pour moi de me retrouver parmi vous aujourd’hui, même si c’est virtuellement.
On m’a dit hier que je devrais parler des élections prochaines en Indonésie, et je serai heureux de le faire. Si vous avez des questions sur l’Indonésie ou le reste de l’Asie du Sud-Est après mon exposé, je me ferai un plaisir d’y répondre, si je le peux.
Dans un peu moins d’une semaine, soit le 9 avril, l’Indonésie ira aux urnes pour élire ses représentants aux assemblées législatives de ses trois ordres de gouvernement: le centre, la province et les districts. En tout, 187 millions d’électeurs auront la chance de choisir parmi plus de 200 000 candidats pour combler près de 20 000 sièges. L’Indonésie utilise un système de représentation proportionnelle à liste ouverte et, après les États-Unis, il s’agit de la plus imposante élection à se dérouler en une seule journée dans le monde. D’ailleurs, le vote des Indonésiens à l’étranger est déjà commencé.
Le 9 juillet, soit exactement trois mois après les élections législatives, le pays retournera aux urnes, cette fois pour l’élection à la présidence. Seuls les partis ou les coalitions de partis qui ont remporté 25 p. 100 du vote national ou 20 p. 100 des sièges parlementaires au centre ont le droit de présenter un candidat à la présidence et un colistier à la vice-présidence. Le système fait en sorte qu’il y a un maximum de quatre candidats dans la course à la présidence, mais plus habituellement trois ou même deux. Si aucun candidat à la présidence ne remporte la majorité des suffrages au premier tour, il y aura alors un scrutin de ballottage, qui se déroulera en septembre. Le nouveau président et le Parlement seront inaugurés en octobre cette année.
Si les élections en Indonésie sont importantes, c’est tout simplement que l’Indonésie est un pays important. Il vient au quatrième rang des pays les plus peuplés dans le monde, c’est la troisième démocratie en importance dans le monde, et c’est là que l’on retrouve la plus importante population musulmane. L’Indonésie est la seizième économie en importance dans le monde, elle est membre du G20, elle est le plus important et on pourrait dire le plus influent des pays de l’ANASE, l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, qui se compose de nations qui occupent un endroit stratégique en Asie, chevauchant le détroit de Malacca à l’ombre de deux géants mondiaux, la Chine et l’Inde. Par conséquent, l’élection en Indonésie ne sera pas importante uniquement pour l’Asie du Sud-Est, mais aussi pour l’Asie et effectivement le reste du monde.
Point tout aussi important, ces élections marqueront la fin du règne de 10 ans du président précédent, Susilo Bambang Yudhoyono, qui ne pourra pas se représenter puisqu’il a terminé ses deux mandats de cinq ans, comme l’exige la constitution. En conséquence, le nouveau président signalera un changement dans l’orientation que l’Indonésie est susceptible de prendre.
Il est également vrai que même si Susilo Bambang Yudhoyono, ou SBY, comme on le surnomme habituellement, a régné sur une Indonésie stable, qui a enregistré une croissance rapide, est devenue membre du G20, il n’a pas vraiment utilisé sa victoire écrasante de 2009 pour entreprendre de nouvelles réformes audacieuses. Au contraire, son administration a été marquée par des politiques de tergiversation et d’aversion pour le risque, ce qui lui a mérité une réputation d’indécis.
En conséquence, même si la valeur de l’Indonésie dans le monde a augmenté, comme en témoigne son adhésion au G20, la popularité de SBY a chuté dans le pays. En même temps, les contestations de la politique intérieure et de la politique étrangère se sont multipliées. En effet, il est devenu bien évident que l’électorat est à la recherche d’une personne qui représente l’antithèse même de SBY. Deux candidats se démarquent, le premier est Joko Widodo, ou Jokowi comme on l’appelle en Indonésie, l’actuel gouverneur de Jakarta. Le second est Prabowo Subianto, un ancien général qui promet un retour à l’esprit de décision de l’aire Suharto.
Jokowi a mené de façon importante dans tous les sondages présidentiels et il est actuellement le favori pour remporter l’élection présidentielle. Il appartient au PDI-P, le Parti démocrate indonésien en lutte, dirigé par Megawati Sukarnoputri. Elle a gracieusement mis de côté ses ambitions pour la présidence et a proposé à la place la candidature de Jokowi, du PDI-P, un geste astucieux qui fera en sorte que le PDI-P connaîtra du succès aux élections législatives du 9 avril.
La très grande popularité de Jokowi lui vient de son comportement terre à terre et de son insistance pour des solutions pratiques, non politiques, de la base pour régler les problèmes fondamentaux comme l’hygiène, la lutte contre les inondations, l’approvisionnement en eau, le transport et d’autres problèmes du genre. Ses discours peu raffinés, hésitants, impromptus, font désormais partie de son attrait.
Prabowo Subianto présente aussi un contraste par rapport à SBY, mais d’une façon très différente. Il promet un pouvoir exécutif plus fort et un plus grand esprit de décision, y compris une démagogie agressive. Commandant des forces spéciales d’Indonésie, il a été associé aux atteintes aux droits de la personne au Timor-Oriental. En tant que commandant de la réserve stratégique à l’époque de la chute de Suharto, il a été accusé d’enlèvement de militants pour la démocratie, ce qui lui a valu d’être relevé de ses fonctions militaires et d’être inscrit sur une liste noire des visas des États-Unis. On dit qu’il est le Lee Kuan Yew de l’Indonésie, et sa campagne est financée par son frère milliardaire, Hashim Djojohadikusumo.
Les deux autres candidats possibles à la présidence, Aburizal Bakrie, un magnat des affaires dont la fortune a perdu beaucoup de sa valeur avec la baisse du prix des produits de base, et Wiranto, le commandant des forces armées sous Suharto et le ministre de la Défense sous le président Habibie, sont très loin derrière dans les sondages.
Si Jokowi et Prabowo sont effectivement les deux principaux candidats à la présidence, avec une possibilité que Bakrie soit le troisième, alors l’électorat indonésien sera confronté à un choix clair et véritable quant à l’orientation politique du pays. Jokowi, avec l’appui de Megawati, entraînera probablement le pays vers une consolidation démocratique graduelle, avec des ajustements occasionnels.
Par contre, Prabowo insistera probablement pour une présidence plus ferme et un Parlement et un pouvoir judiciaire plus faibles. Ce sera une véritable bataille de visions différentes quant à l’avenir du pays.
À ce moment-ci, il semble que Jokowi l’emportera haut la main, peut-être même au premier tour de scrutin, ce qui éviterait le scrutin de ballottage.
Mais en politique, trois mois c’est toute une vie, tout particulièrement en Indonésie. La première étape sera de voir ce que les élections législatives révèlent à propos de l’humeur de l’électorat. La Commission électorale ne rendra pas ces résultats publics avant mai, quoique les résultats officieux des maisons de sondage, qui étaient raisonnablement précis par le passé, seront diffusés tôt après les élections.
Je vais m’arrêter ici. Je serai heureux de répondre aux questions et d’écouter vos réactions à mon exposé. Si vous voulez en savoir davantage au sujet des élections en Indonésie et si vous voulez connaître les particularités du processus électoral là-bas, allez sur le site Web de Dotation Carnegie pour la paix internationale à l’adresse www.ceip.org. Nous avons plusieurs articles, une infographie fantastique et des exposés par quelques-unes des grandes sommités mondiales de la politique en Indonésie.
La présidente: Merci, monsieur Nehru.
Nous cédons maintenant la parole à Mme Angeles.
Leonora C. Angeles, professeur agrégée de planification communautaire et régionale, d’études féminines et d’études de genre à l’Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel: Bonjour, j’ai le privilège et le plaisir de m’adresser au Sénat cet après-midi.
On m’a demandé de préparer quelques notes au sujet des questions liées à la sécurité et au développement sexospécifique, l’accent étant mis sur les Philippines. Je tiens à mentionner que je suis actuellement une chercheuse principale dans le cadre de deux projets de recherches, financés par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui portent sur ce sujet.
Le premier projet porte sur le féminisme d’État comparatif en Asie du Sud-Est, aux Philippines et en Thaïlande. L’autre projet est une subvention de développement de partenariats de trois ans qui met l’accent sur la gouvernance concertée dans les bassins hydrographiques urbanisés, qui porte principalement sur la rivière Angat, un bassin hydrographique et une région riveraine d’importance nationale. Elle répond à 97 p. 100 des besoins en eau de la grande région de Manille, et à 10 p. 100 des besoins en électricité, tout en faisant face à une tragédie difficile des communs. On ne s’en occupe pas comme il faut, en particulier au niveau local.
Je tiens à parler des répercussions de l’égalité des sexes et du développement sexospécifique pour les intérêts canadiens aux Philippines, en particulier dans la région de l’Asie du Sud-Est.
J’aimerais attirer l’attention des membres du comité sénatorial sur le lien entre les catastrophes aux Philippines — ce pays est vraiment sujet aux catastrophes — avec la pauvreté et les changements climatiques, et je tiens à indiquer dans quelle mesure la migration climatique aurait des répercussions quant à la présence de Philippins au Canada. Ce lien entre les catastrophes, la pauvreté et les changements climatiques ainsi que la migration présente une dimension sociale, environnementale et sexospécifique. Cela m’amène à votre sujet de préoccupation, à savoir la sécurité, et par cela j’entends non seulement les sources d’instabilité politique, mais aussi les enjeux plus vastes des préoccupations liées à la sécurité humaine.
En ce qui concerne l’instabilité politique et la sécurité, je peux mettre en évidence quatre grandes sources. Une première concerne le conflit actuel à Mindanaoi, aux Philippines. La deuxième concerne le long différend au sujet des petites îles Spratly dans la partie méridionale des Philippines. La troisième concerne l’insurrection menée par le front démocratique national dans de nombreuses régions du pays, quoique cette situation se soit atténuée au fil des ans. La dernière source serait la lutte que se fait l’élite et qui est une caractéristique de longue date de la culture politique et de l’économie politique des Philippines.
Dans deux ans, le gouvernement dirigé par Aquino devra se présenter devant l’électorat pour choisir un successeur au régime. J’aimerais signaler que la population des Philippines est très jeune, le profil démographique appartenant essentiellement au groupe des 15 à 45 ans. Ce point est intéressant pour de nombreux pays de l’Extrême-Orient, de l’Europe et évidemment de l’Amérique du Nord où vous avez une population vieillissante, et nous regardons des pays comme les Philippines, l’Inde et la Chine où la population est relativement jeune.
Le plus grand actif en ce qui concerne les Philippines est vraiment sa population. Nous avons environ 100 millions de personnes, dont plus de 10 p. 100 vivent et travaillent à l’étranger. La majorité se compose de travailleurs contractuels à l’étranger ou, comme nous les appelons ici au Canada, des travailleurs étrangers temporaires. Nous comptons quelque 650 000 Philippins au Canada en ce moment, dont environ 75 000 travailleurs étrangers temporaires, et le Canada vient au troisième rang pour ce qui est de l’envoi d’argent aux Philippines. Ce point est vraiment important parce que le Canada n’était même pas dans le portrait il y a à peine 10 ans. Il vient au troisième rang après les États-Unis et l’Arabie Saoudite.
Il y a trois enjeux que je pourrais mettre en évidence quant aux répercussions au niveau de l’égalité des sexes et du développement sexospécifique qui, d’après moi, devraient être une priorité pour les intérêts nationaux canadiens aux Philippines et les intérêts nationaux des Philippines, où il y aurait convergence d’intérêts.
Le premier est l’éducation, le deuxième l’entreprenariat et le troisième est l’envoi d’argent à des fins de développement.
En ce qui concerne l’éducation et l’entreprenariat, il y a un projet permanent financé par l’ACDI avec la Commission philippine sur les femmes, anciennement la Commission nationale sur le rôle des femmes philippines, intitulé le projet GREAT Women pour la transformation et l’autonomisation des femmes au niveau économique.
La CPF a entrepris deux autres grands projets, qui mettent l’accent sur le renforcement des mécanismes gouvernementaux pour intégrer la sexospécificité dans la santé de la reproduction et la violence faite aux femmes, et un autre projet est financé par UNIFEM.
Je pense que le projet GREAT de l’ACDI en ce moment va dans le sens de l’éducation en vue de l’entreprenariat. L’un des domaines qui pourraient être renforcés est de savoir quelle partie de cet argent qui est envoyé aux Philippines — de 10 à 15 milliards de dollars environ par année — sert à aborder les questions de développement fondamentales de façon à ce que nous n’ayons pas à dépendre de la migration comme principale source de revenu pour le pays, et de quelle façon l’argent est utilisé à cette fin.
Je serai plus qu’heureuse de connaître vos observations et de répondre à vos questions concernant mon exposé, et j’espère que ce que j’ai préparé correspond à ce à quoi vous vous attendiez. Merci beaucoup.
La présidente: J’ai plusieurs sénateurs qui veulent vous poser des questions. Il y a deux aspects distincts, mais je pense que nous pouvons poser les questions ensemble.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis: Je tiens à vous féliciter tous les deux pour vos présentations. Ma première question s’adresse à M. Nehru.
Vous avez écrit un article, récemment, en mars dernier, sur le leadership que doit exercer l'Indonésie au sein de l'ANASE. À cet effet, croyez-vous que la venue d’un nouveau président en Indonésie à partir du 9 juillet prochain aura un impact sur le rôle que joue l’Indonésie auprès de l’ANASE? Vous avez parlé dans votre présentation de trois candidats à la présidence. Toutefois, ces candidats veulent se dissocier de la façon dont l'actuel président gouverne. Ils veulent donner un coup de barre. Je ne sais pas si cela aura une grande influence au niveau de l'ANASE.
[Traduction]
M. Nehru: Devrais-je répondre immédiatement, madame la présidente?
La présidente: Oui.
M. Nehru: Merci beaucoup de votre question. Vous avez tout à fait raison. Cette question sera très importante et quelque chose de tout à fait nouveau.
La réalité est que sous l’administration de Susilo Bambang Yudhoyono, l’Indonésie a joué un rôle très actif dans la politique étrangère et les affaires extérieures. Elle a été un intervenant au sein de l’ANASE et, comme je l’ai mentionné plus tôt, elle fait maintenant partie du G20. Elle a été un intervenant important au sein de l’OMC, et un membre très influent de l’APEC. Tout cela tient en grande partie au fait que SBY souhaite amener l’Indonésie sur la scène mondiale et être lui-même perçu comme un homme d’État.
Je pense que peu importe qui sera élu président de l’Indonésie après octobre de cette année, vous constaterez qu’il y aura un changement dans la façon dont l’Indonésie mène ses affaires étrangères. De toute évidence, si Jokowi devient président, il mettra l’accent presque entièrement sur les enjeux intérieurs; le rôle de l’Indonésie dans la politique étrangère diminuera et le pays n’aura pas la même présence mondiale que sous SBY.
En ce qui concerne Prabowo, s’il est élu président, je verrais une politique étrangère beaucoup plus musclée, une politique étrangère beaucoup plus agressive, faisant progresser très clairement les intérêts de l’Indonésie, et pas nécessairement une politique étrangère, bien qu’il soit difficile de le dire à ce moment-ci, une politique qui essaierait de fonctionner principalement par l’entremise de l’ANASE, qui a été le thème phare de SBY.
Tout compte fait, je pense qu’il y aura effectivement un changement dans la façon dont l’Indonésie mène sa politique étrangère. Son rôle sera beaucoup plus diminué qu’auparavant, ce qui sera malheureux, car, comme je l’ai mentionné dans mon article, l’Indonésie étant le pays le plus peuplé et le plus influent de l’ANASE, il est important d’essayer d’obtenir que l’ANASE collabore à des questions de défense et beaucoup plus à des questions économiques. En effet, l’unité de l’ANASE dans toutes ces sphères sera essentielle pour composer avec la grande et très importante question de politique étrangère à laquelle l’Asie du Sud-Est est confrontée, à savoir l’essor de la Chine.
Je m’arrêterai ici et je serai heureux de répondre à d’autres questions.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis: L'Indonésie a obtenu une bonne cote concernant le risque de problèmes politiques et sociaux dans le dernier Asia Political Risk Index du Political Monitor, organisme de conseil et de recherche sur les risques politiques australiens. Selon le résumé de ce rapport, paru dans le Jakarta Globe, le risque que pose l'Indonésie est essentiellement lié au chômage des jeunes, à la corruption gouvernementale, aux tensions ethniques et religieuses et au mauvais fonctionnement des institutions politiques. Ceci freine la croissance économique future du pays.
Êtes-vous d'accord avec cette évaluation ou, selon vous, ils sont complètement dans l'erreur?
[Traduction]
M. Nehru: Je dois l’admettre, je n’ai pas lu cette analyse du risque précise, mais beaucoup des enjeux soulevés me semblent exacts.
Ce qui se passe en Indonésie, pour la première fois, au cours des 10 dernières années comparativement aux 30 années précédentes, c’est que l’inégalité est à la hausse, et ce, rapidement. L’une des raisons qui expliquent cette hausse rapide de l’inégalité est que vous avez une croissance importante alimentée par l’augmentation du prix des produits de base ainsi que l’augmentation de l’activité liée à l’exploitation minière et aux plantations, tandis que le secteur manufacturier et l’agriculture sont en perte de vitesse en comparaison. Donc, les salaires réels en Indonésie, dans le secteur informel, ont soit été stagnants, soit à la baisse de sorte que, malgré une croissance très rapide au cours des 10 dernières années, les gens au bas du spectre de la répartition du revenu n’en ont pas tiré parti autant que ceux qui se trouvent au haut. En un sens, cela représente le risque le plus important, le risque de conflits sociaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles Jokowi est si populaire. Lorsqu’il était maire de Solo, avant de devenir maire de Jakarta, il a mis en place des systèmes de soins médicaux pour les plus pauvres. Il a introduit l’éducation gratuite pour les plus pauvres de Solo. Il a fait exactement la même chose à Jakarta, et il l’a fait d’une façon qui n’a pas été irresponsable au plan fiscal. Il l’a fait de façon responsable au plan fiscal. C’est l’une des raisons qui expliquent sa très grande popularité parce qu’il s’attaque à un besoin réel qui résulte de la croissance des 10 dernières années en Indonésie.
La sénatrice Ataullahjan: L’Indonésie, nous nous en rendons compte, est un intervenant important dans la région de l’Asie-Pacifique. Elle est le pays musulman le plus peuplé du monde — 86 p. 100 de sa population est musulmane. Quelle est la relation entre l’Islam et la politique en Indonésie? Quelle influence cette relation a-t-elle sur la stabilité politique?
M. Nehru: C’est une excellente question. Il s’agit de la quatrième élection depuis le départ de Suharto. Lors des élections précédentes, les partis islamiques ont joué un rôle relativement important, même si les partis laïcs ont dominé la scène électorale et la scène politique.
Au fil du temps, il est intéressant de constater que le rôle des partis islamiques a en réalité diminué, en partie parce qu’ils ont été eux-mêmes la cible de scandales, de corruption. Dans le cas du plus important parti islamique, le PKS, on a récemment découvert qu’un ministre de ce parti s’était livré à des actes de corruption; il a été reconnu coupable ou à tout le moins traduit devant les tribunaux par la commission anticorruption. Cette situation a entraîné une baisse de popularité des partis islamiques et je ne pense pas qu’ils vont jouer un rôle important dans les prochaines élections.
C’est d’ailleurs une autre raison qui explique la diminution de leur influence, et je pense que c’est parce que les partis laïcs ont modifié graduellement leur position et sont devenus beaucoup plus favorables aux groupes islamiques et ont littéralement intégré des groupes islamiques dans leurs partis centristes ouverts. Même si ces partis demeurent laïcs à bien des égards, les questions islamiques commencent à jouer de plus en plus un rôle, même dans leur façon de penser. Il est très intéressant de constater que sous l’administration de SBY, il y a eu de plus en plus de cas d’intolérance religieuse. En Indonésie, les églises chrétiennes, par exemple, ont été ciblées dans différentes parties du pays. Il y a eu des actes de vandalisme et de violence par de petits groupes musulmans extrémistes, sans que les autorités prennent des mesures appropriées. De fait, c’est l’une des critiques faites à l’endroit de SBY, à savoir qu’il a fait preuve d’indécision et qu’il n’a pas été suffisamment ferme pour régler quelques-uns des problèmes de respect de la loi et de l’ordre qui ont fait surface. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Prabowo a tant d’attrait; il projette l’image d’une personne décidée à régler ces problèmes. Soit dit en passant, le frère de Prabowo, qui finance sa candidature, est un chrétien.
La sénatrice Ataullahjan: Madame Angeles, lorsque nous parlons d’égalité des sexes, nous nous concentrons tellement souvent sur le rôle des femmes que nous en oublions les hommes. Quel est le rôle des hommes dans l’épanouissement des sexes? Je pense que vous avez examiné cette question sous l’angle de la masculinité philippine.
Mme Angeles: Effectivement, il existe une tendance parmi les universitaires et les praticiens du développement de confondre femmes et genre. Lorsque nous voulons prendre au sérieux les questions de genre et l’égalité des sexes, il ne s’agit certainement pas juste des femmes parce que les questions de genre font en réalité intervenir les relations entre les sexes, les relations entre les hommes et les femmes, les identités et les sexualités de même que d’autres axes de différence sociale.
Je crois qu’un grand nombre des enjeux que j’ai mentionnés plus tôt n’ont pas trait uniquement aux femmes, mais aussi aux hommes. Par exemple, nous avons vu avec la migration des femmes dans de nombreuses parties du monde qu’il y a une féminisation de la main-d’œuvre contractuelle à l’étranger. Cette situation a créé un immense bassin de maris au foyer, ou d’hommes qui ont transféré les travaux ménagers, la gestion du foyer, à d’autres femmes qui font partie du ménage, ce qui a entraîné une déstabilisation des attentes face au rôle plus traditionnel des hommes et des femmes.
Voyez-vous, les Philippines sont aussi l’un des principaux pays dans le monde où l’indicateur de la participation des femmes (IPF) est à son plus élevé, et aussi où l’indicateur sexospécifique de développement humain est élevé. Il est le plus élevé de l’Asie. Encore une fois, si nous examinons l’origine de cette situation, c’est qu’il y a relativement peu de discrimination sexospécifique en ce qui concerne la préférence pour des fils. Il n’y a pas non plus de préférence pour les fils pour ce qui est du niveau de scolarité, et il n’y a pas non plus d’obstacles à la participation politique des femmes.
Ce qui arrive aux hommes en raison de cette situation, c’est que lorsque vous avez une société qui croit encore dans le rôle traditionnel des hommes en tant que gagne-pain, celui qui pourvoit aux besoins de la famille, et vous constatez que ce sont les femmes qui en réalité prennent le relais, il s’ensuit une situation où l’identité masculine et la masculinité deviennent fragilisées. Je pense que cela comporte beaucoup de répercussions pour les genres d’emplois que les hommes recherchent maintenant. Par exemple, la forte croissance économique enregistrée aux Philippines n’est pas attribuable à la croissance de la fabrication industrielle, qui est traditionnellement à domination masculine. Ce secteur a stagné, ce qui veut dire qu’il y a moins d’emplois pour les hommes, mais plus d’emplois pour les femmes en raison de la croissance du secteur des services.
En outre, nous pourrions attribuer la forte croissance économique aux Philippines à ce que vous appelleriez un investissement plus spéculatif ou un secteur improductif de l’économie, comme l’immobilier. Qui travaille dans l’immobilier? La plupart des emplois dans l’immobilier sont occupés par des femmes, même si la plupart des capitalistes sont des hommes d’affaires importants des Philippines. Par conséquent, ce qui se passe dans l’économie politique plus large a des répercussions pour les relations sexospécifiques et ce qui se passe dans la famille et le ménage. La famille philippine demeure toujours une importante fondation des institutions sociales philippines.
La sénatrice Johnson: Monsieur Nehru, des pays de la région de l’Asie-Pacifique ont vécu des émeutes ces dernières années en raison de la hausse spectaculaire du prix des produits alimentaires de base, comme le riz. Pouvez-vous nous dire quels pays de l’Asie du Sud-Est sont particulièrement vulnérables à ces émeutes et pourquoi? Quels sont les débouchés futurs pour la sécurité alimentaire dans la région de l’Asie-Pacifique?
M. Nehru: Il s’agit d’une question fondamentale. Voyons si je peux répondre au mieux de mes capacités.
L’un des aspects intéressants de l’Asie du Sud-Est, c’est sa forte dépendance à l’égard du riz. Le riz est l’aliment de base le plus important dans pratiquement tous les pays de l’Asie du Sud-Est. Ce qu’il y a d’unique à propos du riz, c’est que même lorsque la production intérieure des principaux pays producteurs de riz est très importante et que la consommation est très importante, le marché international du riz est en réalité très limité.
Les principaux producteurs de riz de la région sont la Thaïlande et le Vietnam. L’Inde est devenue un grand exportateur et maintenant, nous l’espérons, avec des réformes, le Myanmar pourrait aussi une fois de plus revenir sur le marché international en tant que grand exportateur.
La réalité est que le commerce international du riz constitue une infime fraction de la consommation totale de riz. La conséquence de cette caractéristique du riz en Asie est que de petites perturbations dans la production peuvent entraîner des augmentations très marquées du prix, et c’est précisément ce qui s’est produit en 2008. Cette année-là, l’Inde a imposé des restrictions à l’exportation — une interdiction d’exportation, en réalité — à l’égard du riz parce que les autorités s’inquiétaient de leur propre sécurité alimentaire. Il s’en est suivi que la Thaïlande a imposé ses propres restrictions. Par conséquent, le prix du riz a monté en flèche et des pays comme les Philippines se sont soudainement rendu compte qu’ils ne pouvaient pas avoir accès aux importations de riz. Il leur fallait environ deux millions de tonnes à ce moment-là.
Ce problème sera périodique. La prescription standard concernant la sécurité du riz, qui est le commerce international des produits alimentaires, n’est tout simplement pas suffisante pour les pays d’Asie. Par conséquent, ces pays doivent mettre au point leurs propres systèmes de gestion de la sécurité alimentaire par des stocks d’aliments.
Des progrès à cet égard ont été faits par le groupe des nations de l’ANASE+3, c’est-à-dire l’ANASE plus la Chine, la Corée et le Japon. Ces pays ont convenu de constituer ensemble une réserve de riz, une réserve d’aliments, pour la région dans son ensemble. Il s’agit de l’une des initiatives internationales qui pourrait éventuellement rapporter beaucoup, même si les détails ne sont pas encore définitifs.
Ce point demeure important. Alors même que ces pays continuent de croître et que leur production augmente, la réalité est qu’ils continueront à être confrontés à des insécurités étant donné que le riz est consommé avant tout dans la région.
La sénatrice Johnson: Quelles mesures sont alors prises à l’échelle nationale et régionale pour régler les causes des émeutes alimentaires et renforcer la sécurité alimentaire?
M. Nehru: En toute honnêteté, il n’y a pas eu tellement d’émeutes alimentaires dernièrement, mais les pénuries soudaines d’aliments constituent la principale raison de l’insécurité alimentaire. Les pays peuvent surmonter ce problème de plusieurs façons, mais ils doivent avant tout s’assurer de conclure des ententes d’importation d’aliments adéquates, y compris des ententes de marché à terme — autrement dit, s’engager à acheter à l’avance des importations, de six mois à un an à l’avance. Ensuite, ils peuvent s’assurer de disposer de réserves adéquates dans le pays. Troisièmement, ils peuvent s’assurer que lorsque survient un problème soudain d’accumulation, par exemple, ou une augmentation soudaine des prix, ils disposent des instruments nécessaires pour subventionner les pauvres afin de les protéger contre les augmentations soudaines de prix. De fait, c’est ce qui s’est passé avec succès en Indonésie en 2008 et 2009. Il existe des méthodes grâce auxquelles les pays peuvent composer avec cette situation, mais, à la fin, ils sont aux prises avec un problème structurel, et ce problème ne disparaîtra pas à moins qu’ils élaborent leurs propres ententes de stock et les gèrent bien.
La sénatrice Johnson: Monsieur, je connais personnellement des femmes philippines qui ont travaillé avec des membres de ma famille pendant de nombreuses années. Je sais qu’elles envoient énormément d’argent aux Philippines. Avez-vous des données sur la façon dont elles subviennent aux besoins de leur famille aux Philippines? J’ai récemment lu qu’elles continuent de vouloir venir au Canada et continuer à le faire?
Mme Angeles: Comme je l’ai dit plus tôt, les Philippines dépendent beaucoup de l’envoi d’argent; vous avez raison. Le Canada est maintenant la troisième source en importance d’envoi d’argent après les États-Unis et l’Arabie Saoudite. La majeure partie de cet argent s’en va à la consommation. Nous avons examiné quelques-unes des statistiques, et cela n’a pas vraiment changé depuis les années 1970, lorsque les Philippines ont envoyé leurs premiers travailleurs contractuels à l’étranger dans des pays du Moyen-Orient.
Au fil du temps, il y a eu un peu plus d’argent disponible étant donné que le montant des envois augmentait, et cet argent est allé dans l’éducation et, évidemment, un peu dans le processus de développement de l’entreprise. Si vous vous demandez pourquoi la majeure partie est destinée à la consommation — une majorité des familles philippines dépend beaucoup des envois d’argent provenant des membres de leur famille à l’étranger —, c’est que cet argent sert à l’achat de nourriture, au logement, à l’achat de vêtements et d’articles dispendieux comme les gros appareils, mais l’éducation est une priorité.
L’autre raison est qu’aux Philippines, le prix des aliments est très élevé par rapport au revenu; le gros des dépenses de la plupart des ménages est l’alimentation. Pourquoi? Nous ne pouvons pas suffire à notre alimentation. La Thaïlande, selon l’analyse de l’empreinte écologique effectuée par Bill Rees, un de mes collègues du SCARP de l’UBC, c’est le seul pays de l’Asie du Sud-Est qui pourrait subvenir adéquatement à ses besoins alimentaires, comme je l’ai mentionné plus tôt, mais les Philippines ne sont absolument pas capables de le faire.
Ce problème est de taille. La majeure partie de cet argent va à la consommation, et j’appuie l’idée de voir comment nous pouvons examiner le vieillissement et la dégradation de l’infrastructure rurale dans le but d’avoir un lien plus équilibré entre l’agriculture et le secteur industriel au pays, et ce, afin d’assurer la sécurité alimentaire. Si nous dépendons autant d’aliments très dispendieux et si les intrants agricoles du pays sont faibles, les gens qui dépendent de l’envoi d’argent vont continuer de souffrir comparativement à ceux qui peuvent payer des prix plus élevés pour les aliments.
Le sénateur Downe: J’aimerais faire suite à la question de la sénatrice Johnson. Combien d’argent est envoyé à partir du Canada? Vous avez dit dans votre exposé que nous venons au troisième rang, derrière les États-Unis et l’Arabie Saoudite. De quel montant parlons-nous?
Mme Angeles: J’essaie d’obtenir les statistiques réelles pour vous. Si vous le voulez, vous pourriez passer à une autre question pour moi ou mon collègue et je chercherai les données pour vous.
Le sénateur Downe: Ma deuxième question est la suivante: vous avez dit que nous venons au troisième rang. J’aimerais savoir combien de citoyens canadiens envoient de l’argent aux Philippines. Quel pourcentage de la population participe en réalité à ces envois d’argent. Je suppose que ce n’est pas la totalité.
Mme Angeles: Non, ce n’est pas la totalité. Les familles qui envoient le plus d’argent sont celles de travailleurs étrangers temporaires qui n’ont pas pu faire venir les membres de leur famille au Canada. Ainsi, ceux qui ont encore des liens avec les Philippines sont en grande partie des travailleurs étrangers temporaires. Cependant, compte tenu des liens familiaux étroits aux Philippines, et du système de parenté bilatérale qui compte plusieurs degrés de filiation, il n’est pas rare que des familles au Canada qui ont déjà leur famille nucléaire ici continuent d’envoyer de l’argent à leurs nièces, neveux, cousins, cousines, en particulier lors de catastrophes.
J’essaie d’obtenir les statistiques pour vous.
Le sénateur Downe: Lorsque vous les trouverez, dites simplement le nombre et nous poursuivrons.
La présidente: Je vous redonnerai la parole, madame Angeles, pour ces données.
Le sénateur Oh: Ma question porte sur l’Indonésie. Quelles sont les répercussions éventuelles d’élections présidentielles et parlementaires en Indonésie sur le rôle que joue le pays dans la région et dans le monde, surtout sur le marché du Sud-Est asiatique, étant donné que l’Indonésie est le seul membre du G20? Quel est l’avenir de l’ANASE après les élections en Indonésie?
M. Nehru: Comme je l’ai dit plus tôt, si Jokowi est élu président, comme tout indique qu’il le sera, alors il est probable — et c’est de la pure spéculation — que la politique étrangère relèvera d’un technocrate qui sera nommé ministre des Affaires étrangères en Indonésie. Contrairement à ce qui se passait sous l’administration de SBY, Jokowi n’assumera probablement pas un rôle important en politique étrangère.
Cela signifie que l’Indonésie continuera comme par le passé de donner la priorité à l’ANASE, mais pas nécessairement avec l’appui ou le soutien du président comme ce fut le cas au cours des 10 dernières années. Je ne pense pas qu’il y aurait un changement important dans la politique étrangère de l’Indonésie qui, soit dit en passant, est axée essentiellement sur l’ANASE. Il s’agit d’une politique étrangère axée sur l’ANASE et je ne pense pas que cela changera. Je pense que l’Indonésie continuera de jouer un rôle important au sein de l’APEC et qu’elle continuera, bien entendu, de représenter le reste de l’Asie du Sud-Est au sein du G20.
Je ne prévois pas de nombreux changements fondamentaux dans la politique étrangère de l’Indonésie sous Jokowi. Si Prabowo devient président, c’est plus ou moins la même chose, sauf que je crois qu’il y aurait une participation beaucoup plus active du président dans l’avancement des intérêts de l’Indonésie au sein de ces organisations régionales. On verrait un effort beaucoup plus évident de miser sur les organisations et les instances internationales, comme le G20, pour faire avancer les intérêts de l’Indonésie. La politique étrangère sera beaucoup plus active.
Encore une fois, si vous lisez les discours de Prabowo sur la politique étrangère, il voit l’Asie comme devant maintenir sa position entre la Chine et les États-Unis, par exemple, comme étant le pont entre l’Occident et le monde musulman. Il ne prévoit donc pas modifier de façon importante le positionnement du pays, mais sa politique étrangère serait beaucoup plus ferme à cette même fin.
Le sénateur Oh: Qu’en sera-t-il de la protection des droits de la personne en Indonésie à l’arrivée du nouveau gouvernement?
M. Nehru: L’Indonésie, depuis le départ de Suharto, a mis la démocratisation et les droits de la personne au cœur même de sa politique. Ce sont les caractéristiques dont le pays est à juste titre fier, quoique, ces dernières années — ces derniers mois — les épisodes d’intolérance religieuse ont quelque peu terni cette image. Néanmoins, la Commission nationale des droits de la personne de l’Indonésie est une organisation active, mais pas aussi puissante qu’elle pourrait vraiment l’être.
À l’avenir, sous Jokowi, on déploiera probablement plus d’efforts pour appuyer les droits de la personne, car Jokowi a été un champion des causes des pauvres et des causes des personnes qui n’ont pas accès aux services publics, quels qu’ils soient — santé, éducation, et cetera. Sous son administration, je suppose que les droits de la personne seront mis de l’avant.
Sous Prabowo, s’il devient président, sa présidence sera beaucoup plus vigoureuse, il déploiera des efforts pour lutter contre la corruption, et ce, d’une façon beaucoup plus musclée, il déploiera probablement des efforts pour essayer d’affaiblir le pouvoir judiciaire et le Parlement, et c’est ce qui m’inquiète. Cela pourrait être dommageable pour les droits de la personne en Indonésie.
Évidemment, on ne sait trop comment il pourrait le faire, étant donné que le Parlement de l’Indonésie est une entité indépendante, une entité puissante. Il pourrait y avoir une lutte, mais, sous sa présidence, il faudrait s’inquiéter des normes en matière de droits de la personne en Indonésie.
Le sénateur Robichaud: Dans les deux pays dont vous nous parlez, quels efforts sont déployés au niveau de la production d’aliments pour atténuer leur dépendance aux importations?
M. Nehru: Je m’excuse, pourriez-vous répéter la question?
Le sénateur Robichaud: Bien sûr. Quels efforts sont déployés pour produire des aliments de façon à atténuer leur dépendance aux aliments importés?
M. Nehru: L’Indonésie a depuis longtemps une politique agricole raisonnablement bonne. Sous Suharto, par exemple, il y avait le célèbre programme BIMAS, qui accordait du crédit aux agriculteurs. Il y avait un programme d’infrastructure rurale, et il y avait bien entendu un programme très actif visant à introduire des variétés et d’autres cultures à rendement élevé. L’Indonésie a depuis longtemps une politique de production agricole très active.
Le défi pour l’Indonésie n’a pas été les efforts déployés par le gouvernement pour accroître la production alimentaire. Le défi a été l’incitatif visant la production alimentaire, conséquence du taux de change réel, surtout au cours des 10 dernières années.
Ces 10 dernières années, le taux de change réel s’est apprécié en Indonésie, et cette appréciation du taux de change réel a fait en sorte que la production de biens échangeables a été découragée, pas seulement le secteur manufacturier, mais aussi le secteur agricole.
En conséquence, les incitatifs relatifs à la production agricole n’ont pas été aussi significatifs que par le passé. Ce fut donc un défi de taille.
Le second défi a été que les investissements de l’Indonésie dans l’infrastructure ont diminué en pourcentage du PIB. De fait, les investissements dans l’infrastructure en Indonésie représentent une faible portion de ce qu’ils devraient être. À l’heure actuelle, c’est environ 2 à 3 p. 100 du PIB. Ils devraient se situer plus près de 10 p. 100 du PIB. Une partie importante de cette infrastructure est nécessaire dans les régions rurales pour le développement de l’agriculture, des investissements surtout dans le transport rural, mais aussi dans l’irrigation.
Le troisième aspect vise à regrouper les agriculteurs de façon à s’assurer qu’ils ont accès au crédit, aux variétés de semences à rendement élevé et aux services d’appoint. Un tel regroupement des agriculteurs a progressé, en particulier, par exemple, dans Java-Est, mais il pourrait y avoir beaucoup plus de progrès faits en ce sens.
Il se passe beaucoup de choses en Indonésie. Je pense que Mme Angeles a mentionné qu’aux Philippines, la production agricole a posé un défi de taille, et c’est ainsi en raison de la politique foncière agricole, en partie.
Des efforts ont été déployés périodiquement pour réattribuer les terres, pour les redistribuer, mais ces efforts n’ont pas été particulièrement heureux aux Philippines. En conséquence, les rendements n’ont pas tellement augmenté, et la production agricole en a souffert.
Un deuxième défi aux Philippines a été, encore une fois, l’infrastructure, et la connectivité entre les zones de production alimentaire et leurs marchés.
Le troisième défi a été la question traditionnelle de l’accès au crédit, aux semences et aux services d’appoint.
Les Philippines ont un défi particulièrement important à relever dans la production agricole, et je pense que c’est l’une des raisons qui expliquent qu’aux Philippines, la pauvreté n’a pas diminué aussi rapidement, surtout dans les régions rurales, que ce à quoi on aurait pu s’attendre, étant donné la croissance rapide enregistrée ces dernières années. Je suis convaincu que Mme Angeles peut vous en dire davantage à ce sujet.
Mme Angeles: Je suis d’accord; le gouvernement des Philippines a principalement recours à deux genres de politiques — des politiques indirectes, qui concernent l’imposition globale du secteur agricole par rapport au secteur industriel, et des politiques plus directes qui sont relativement infructueuses, comme l’a mentionné M. Nehru.
La politique de réforme agraire a été un échec. Nous avons une infrastructure rurale vieillissante qui n’a pas reçu de soutien adéquat au fil des ans, et nous avons observé une diminution dans les investissements du gouvernement dans l’agriculture, en grande partie parce que ce n’est pas vraiment considéré comme une priorité, même s’il dit être sensible à la question des pauvres en milieu rural et du secteur agricole. Nous avons été témoins d’une diminution des investissements pour s’attaquer au vieillissement et à la dégradation de l’infrastructure rurale, de l’irrigation et des barrages, comme le barrage de la rivière Angat dont j’ai parlé plus tôt, qui fournit toute l’eau nécessaire à l’irrigation de la province productrice de riz de Bulacan, et en partie de celle de Pampanga. Le barrage fait face à une catastrophe imminente s’il n’est pas réparé. Nous avons des régions qui ont un immense besoin de chemins menant de la ferme au marché, pour transporter rapidement les produits agricoles au marché, et nous avons un énorme problème de taux usuraire en milieu rural. L’accès au crédit agricole n’est pas facile pour les agriculteurs et ils sont donc la proie d’usuraires qui exigent des taux d’intérêt épouvantablement élevés. D’après nos recherches dans la province de Bulacan, où se trouvent le barrage Angat et la rivière Angat, nous constatons des taux d’intérêt annuels de l’ordre de 360 à 500 p. 100 pour le crédit aux agriculteurs parce qu’ils n’ont aucune garantie à donner, si ce n’est leurs terres. De nombreux agriculteurs sont très endettés.
Ensuite, les changements climatiques sont un facteur important qui a entraîné une diminution de la productivité agricole.
Dans Bulacan et ailleurs, nous voyons les cycles de sécheresse et d’inondation. Les agriculteurs sont fortement touchés. À certains endroits où il y avait habituellement trois cycles d’ensemencement et de récolte, il y en a maintenant deux. Avec les changements climatiques, nous constatons le retour de certains ravageurs et de rats que l’on n’avait jamais vus auparavant.
Voilà quelques-unes des tendances que nous observons. Le gouvernement a investi davantage dans le secteur des services et le secteur qui dépend énormément de l’envoi d’argent, et l’économie de la prestation de soins prend de plus en plus d’importance aux Philippines. Nous avons aussi l’industrie des centres d’appels, qui fait partie du secteur des services.
Les Philippines sont devenues un véritable paradis pour les retraités, non seulement d’Amérique du Nord, mais aussi d’Europe et d’Asie de l’Est.
Étant donné que le gouvernement construit des infrastructures, l’agriculture est du fait même négligée. Ce qui maintient l’économie à flot, c’est l’envoi d’argent, notamment 2,1 milliards de dollars US du Canada en 2011 et une petite baisse en 2012, soit 1,9 milliard de dollars. Mais remarquez l’augmentation par rapport à 600 millions de dollars uniquement en 2006. C’est l’ampleur de l’augmentation que nous avons observée dans l’envoi d’argent aux Philippines entre 2006 et 2012 seulement.
Le sénateur Downe: J’ai une question à propos de vos données. Quelle est la source de vos renseignements?
Mme Angeles: Nous avons un réseau de chercheurs au York Centre for Asian Research, dirigé par Phil Kelly, un de mes collègues de géographie, qui examine les pays de provenance des migrants transnationaux en Asie. À l’origine, nous examinions trois pays dans la région, et nous nous concentrons sur les Philippines. Les données issues de cette recherche sont venues de la Banque centrale des Philippines.
Le sénateur Demers: Merci beaucoup de vos réponses.
Madame Angeles, le potentiel économique des Philippines est en partie relié aux tendances de l’investissement étranger direct dans le pays, au commerce et à la coopération économique. Quels sont les plus importants partenaires commerciaux de l’Indonésie, et dans quels secteurs?
Mme Angeles: Fait intéressant, les États-Unis ont perdu du terrain au fil des ans. En ce qui concerne l’investissement direct étranger, je ne suis pas au fait de ces recherches. Je peux vous donner une mise à jour si vous le voulez, mais la dernière fois que j’ai vérifié, il y a beaucoup plus d’investissements directs étrangers venant du Japon, de Taiwan, de la Corée et de la Chine, qui éclipsent les États-Unis à ce chapitre. Les États-Unis sont toujours un partenaire économique important. Pour ce qui est des secteurs, nous en avons toujours beaucoup, c’est-à-dire les industries de base, les industries en dehors du secteur manufacturier.
La présidente: Étant donné que le temps nous est compté, je me demande si vous pourriez faire parvenir ces renseignements au greffier une fois que vous serez en mesure de les compiler.
Mme Angeles: Oui.
La présidente: Ils nous seraient très utiles.
Mme Angeles: Je demanderai à mon collègue qui fait cette recherche de me fournir des renseignements plus à jour.
La présidente: Merci beaucoup. Nous vous en saurions gré.
Le sénateur Housakos: J’essaierai d’être bref. Mes commentaires concernent la région de l’Asie du Sud-Est, et je suppose que cela s’applique à tous les pays de la région de l’Asie-Pacifique. Si nous prenons toute la région et les divers pays qui la composent sous l’angle du développement politique, social et économique, conviendriez-vous qu’il y a une divergence dans ces régions? Il me semble que la vaste majorité des pays de la région de l’Asie-Pacifique et de l’Asie du Sud-Est ont des vitesses différentes. Lorsqu’il est question de leur développement économique, ils ont une vitesse; lorsqu’il est question de leur développement social, ils ont une autre vitesse; et lorsqu’il est question de leur développement politique, ils en ont une autre.
Quelle sorte d’entrave cela a-t-il été pour l’élargissement des relations canadiennes avec ces pays? Le Canada a aussi une propension, peu importe où nous allons dans le monde, à être axé sur le commerce. Notre potentiel pour entretenir des relations dans cette partie du monde n’est peut-être pas nécessairement sur le plan commercial seulement; nous pouvons peut-être élargir nos relations dans le sens du développement politique et du développement social.
Le Canada serait un exemple, étant donné qu’il a une fonction publique indépendante réputée et très respectée. Il s’agit d’un savoir-faire que nous avons développé avec les années. C’est peut-être un savoir-faire que nous pouvons transférer à des pays comme ceux-là, et avoir quelque chose en plus des relations commerciales par lesquelles nous essayons de vendre nos ressources et où nos compagnies canadiennes essaient de trouver une main-d’œuvre à bon marché.
Je sais que j’ai posé plusieurs questions. Pourriez-vous parler des obstacles à l’établissement de relations entre le Canada et certains de ces pays, compte tenu des trois ensembles de valeurs qu’ils ont lorsqu’il s’agit de développement économique, de développement social et de développement politique? De plus, sur quelle région précise le Canada devrait-il se concentrer, en sus des échanges économiques avec ces pays?
M. Nehru: Je pense qu’il est important de reconnaître que l’Asie du Sud-Est se compose en réalité de pays très disparates. Nous avons quatre pays à revenu intermédiaire: Thaïlande, Indonésie, Philippines et Malaisie. Nous avons quatre pays à faible revenu: Cambodge, Laos, Myanmar et Vietnam. Vous avez ensuite deux petits pays de transit: Singapour et Brunei.
Ils sont vraiment très différents. Les caractériser et les mettre tous dans le même panier ne serait pas en réalité très utile.
Toutes ces économies ont une caractéristique en commun, et c’est la croissance rapide des échanges, comme vous l’avez dit. Cette croissance rapide du commerce est à l’origine de la croissance économique de ces pays depuis 35 à 40 ans.
Au cours des 30 dernières années, il y a eu une forte augmentation des échanges entre ces pays et la Chine. Le taux de croissance annuel moyen des échanges entre l’Asie du Sud-Est et la Chine a été de 20 p. 100. Ce pourcentage éclipse de loin la croissance dans les échanges entre les pays de l’Asie du Sud-Est, qui avoisine davantage 12 p. 100 par année.
De plus en plus, ces pays sont attirés dans l’orbite gravitationnelle, si vous me permettez l’expression, de l’économie chinoise et font de plus en plus partie de la chaîne de production asiatique. De fait, le commerce avec l’Europe, les États-Unis et les Amériques a diminué en tant que part du commerce total au cours des 30 dernières années, et il ne faut pas l’oublier.
Vous avez tout à fait raison de dire que les indicateurs sociaux posent un grave problème dans les économies à faible revenu: Cambodge, Laos, Myanmar et Vietnam. Ils s’améliorent rapidement dans les pays à revenu intermédiaire. Évidemment, ils dépassent probablement quelques-unes des économies avancées à Singapour. Encore une fois, ils sont très différents entre ces 10 pays.
Pour ce qui est du développement politique, effectivement, je pense que ces 10 pays ont des régimes politiques très différents. L’Indonésie se démarque comme étant un pays remarquablement démocratique doté d’un système électoral qui semble, du moins jusqu’à maintenant, être au-delà de tout reproche.
Il y a des préoccupations en Malaisie. Il y a eu des allégations de manipulation des limites électorales à des fins partisanes et d’autres choses en Malaisie.
La Thaïlande fait face à une énorme crise politique, et je ne suis pas certain de quelle façon elle s’en sortira. Je pense que c’est la démocratie à l’œuvre en Thaïlande, mais ces forces démocratiques sont potentiellement sapées.
Les Philippines sont un exemple intéressant de système politique qui commence maintenant à donner des résultats sous le président Aquino. Il faudra voir ce qu’il en ressort.
Je vois des régimes politiques très différents dans tous ces pays, mais si je devais caractériser la région dans son ensemble, je dirais qu’il y a eu une progression constante vers la démocratie, avec des reculs occasionnels. Par exemple, l’ouverture du Myanmar a été très encourageante. Nous devrons attendre de voir ce qui survient aux élections de 2015, à savoir si elles seront libres et justes; à mon avis, elles le seront et nous pourrions voir un changement de gouvernement.
Tout compte fait, je suis encouragé sur la scène démocratique. Je vois la croissance économique et la montée de la classe moyenne en Asie du Sud-Est comme un facteur qui amènera les gouvernements à l’ouverture, à devenir plus démocratiques, à respecter les droits de la personne et à offrir de meilleurs services publics. Je vois un résultat positif dans le fait que la croissance économique améliore les indicateurs sociaux et le fonctionnement démocratique de ces pays. Merci.
La présidente: Je pense que notre temps est écoulé. Je vous laisse conclure rapidement. Merci.
Mme Angeles: Il y a trois domaines auxquels le Canada peut contribuer. Un premier est l’éducation et le perfectionnement des ressources humaines; le deuxième est l’entreprenariat, surtout dans le développement du secteur privé pour l’expansion économique intérieure; et le troisième, là où le Canada est bien connu, dans le leadership environnemental et la gestion des ressources, où tous les pays de l’Asie du Sud-Est pourraient vraiment profiter du savoir-faire canadien. L’objet global est d’élargir la classe moyenne dans ces pays et de l’asseoir sur une base solide. Ce sont les trois domaines auxquels le Canada, à mon avis, peut contribuer.
La présidente: J’aimerais remercier nos deux témoins de leurs observations, et de leur indulgence concernant notre retard. Vous avez parlé de dimensions que nous n’avions pas abordées depuis le début de notre étude. Nous vous remercions de ces renseignements et du temps que vous nous avez consacré.
Honorables sénateurs, nous avions d’autres témoins, mais nous devrons remettre leur comparution à un autre jour.
(La séance est levée.) |