Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
OTTAWA, le jeudi 2 décembre 2010
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 10 h 35, pour étudier les faits nouveaux en matière de politique et d'économie au Brésil, les répercussions sur les politiques et les intérêts du Canada dans la région et d'autres sujets connexes.
Le sénateur A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Honorables sénateurs, deux témoins doivent comparaître ce matin. L'un d'eux devait comparaître hier, mais il témoignera plutôt aujourd'hui. Le greffier est en train de s'assurer qu'il n'y a pas eu de malentendu quant à l'heure de comparution ou que le témoin n'a pas éprouvé de difficulté à se rendre ici. Quoi qu'il en soit, je crois que nous pouvons commencer.
La présente séance du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international est ouverte. Nous poursuivons notre étude spéciale sur les faits nouveaux en matière de politique et d'économie au Brésil, les répercussions sur les politiques et les intérêts du Canada dans la région et d'autres sujets connexes.
Comparaissent aujourd'hui devant le comité nos deux témoins : M. Carlo Dade, directeur général de FOCAL : la Fondation canadienne pour les Amériques; et M. Pablo Heidrich, chercheur principal —, Commerce et développement, à l'Institut Nord-Sud.
Comme les sénateurs le savent, nous étudions les répercussions sur les politiques et les intérêts du Canada au Brésil, mais on ne peut toutefois parler de ce pays sans tenir compte de la région. Par conséquent, je crois que les représentants des deux organismes, c'est-à-dire l'Institut Nord-Sud et la Fondation canadienne pour les Amériques, connaissent bien les enjeux concernant le Brésil et la région environnante.
Pablo Heidrich, chercheur principal —, Commerce et développement, Institut Nord-Sud : Je tiens en premier lieu à souligner le grand honneur que ma présence ici même aujourd'hui me confère en tant qu'individu et à titre de chercheur à l'Institut Nord-Sud. Comme vous le savez, l'institut, qui se consacre à la promotion du développement dans le monde, est l'un des groupes de réflexion à but non lucratif, non partisans et indépendants les plus importants du Canada.
Mes observations seront brèves, après quoi je serai à votre disposition pour répondre à vos questions, aujourd'hui ou plus tard. Les points de vue que j'exprimerai aujourd'hui sont les miens. Ils sont aussi fondés sur la recherche empirique sur les politiques que nous menons à l'institut. Ce qui est particulier chez nous, c'est que nous collaborons systématiquement avec des réseaux de chercheurs et, à l'occasion, avec d'anciens décideurs et universitaires de pays du Sud. Nous faisons une synthèse des recherches effectuées dans le Nord et de celles réalisées dans le Sud. C'est ce que nous avons fait dans le cadre de nos récents travaux sur les relations entre le Canada et l'Amérique latine, particulièrement dans le domaine de l'économie. Je formulerai quelques propositions en matière de politiques concernant l'évolution récente de la politique du Brésil à l'égard de la région et aussi ses initiatives de plus en plus nombreuses sur la scène mondiale.
Je parlerai tour à tour du passé récent et de l'avenir probable du Brésil, et de ce que cela pourrait signifier pour les relations canado-brésiliennes.
Comme vous le savez, Dilma Rousseff est la présidente élue du Brésil. Il semble bien qu'elle va suivre la plupart des grandes lignes de la politique étrangère de son pays, tracées par les administrations précédentes de Lula da Silva et de Fernando Cardoso. C'est donc dire qu'elle continuera d'appliquer une politique qu'on qualifie au Brésil de « bon voisinage » à l'égard des pays d'Amérique latine, y compris ceux qui ont adopté des politiques plutôt controversées aux yeux des observateurs extra-régionaux et de certains observateurs interrégionaux, notamment le Venezuela et Cuba, de même que la Bolivie et l'Équateur.
La politique étrangère du Brésil est fondée sur ses propres intérêts économiques et ceux de ses principales entreprises; elle est aussi plutôt pragmatique et respecte la longue tradition brésilienne qui consiste à appuyer les pays d'Amérique latine visés par divers types d'interventions ou de pressions provenant de la communauté internationale. Cela dit, sous le règne de Mme Rousseff, la politique étrangère du Brésil demeurera probablement axée sur le renforcement du MERCOSUR; on cherchera parallèlement à donner plus d'ampleur à une autre initiative brésilienne, c'est-à-dire l'UNASUR, l'union des nations sud-américaines.
Cette stratégie qui cible à la fois le MERCOSUR et l'UNASUR a une portée tant défensive qu'offensive : elle favorise les ambitieux intérêts économiques et politiques du Brésil, en prenant l'Amérique du Sud comme point d'appui pour un rayonnement mondial, et elle constitue un système d'assurance économique face à une concurrence de plus en plus vive de la part d'acteurs extra-régionaux tels que la Chine et l'Inde. Le pays doit préserver des marges de préférence plus grandes au sein du MERCOSUR et peut-être, dans le cadre de certaines initiatives particulières, au sein de l'UNASUR. L'UNASUR réunit tous les pays d'Amérique du Sud.
Pour ce qui est des intentions au chapitre des relations multilatérales — et je tenterai de démontrer qu'il s'agit peut- être du secteur de coopération canado-brésilien le plus prometteur — le Brésil continuera de chercher avant tout à clore le cycle de Doha ou à favoriser d'autres mesures visant à atteindre le même objectif. Le Brésil demeurera aussi un acteur de premier plan au sein du G20, parce qu'il cherche à réduire les déséquilibres mondiaux. Il préconise surtout la conclusion d'un accord international sur les questions touchant les devises.
Par ailleurs, le Brésil continuera, à mon avis, de jouer un rôle de plus en plus important sur le plan de la coopération internationale en Afrique, peut-être aussi au Moyen-Orient, et certainement dans les Caraïbes et en Amérique latine, grâce à ses programmes particuliers de coopération visant à favoriser le développement, qui sont fort distincts de ceux du Canada.
Enfin, je dirais que le Canada et le Brésil diffèrent profondément quant à l'orientation et au style de leur politique étrangère, ce qui peut laisser perplexes les personnes qui souhaitent améliorer les relations bilatérales.
Prenons comme exemple les demandes pressantes du Brésil en faveur de changements au sein de la gouvernance mondiale, particulièrement en ce qui a trait aux questions économiques touchant le FMI, la Banque mondiale et le Conseil de sécurité de l'ONU. Par ailleurs, le Brésil encourage fortement la participation des centrales syndicales de premier plan aux discussions du G20 afin que ce groupe n'accueille pas uniquement des gouvernements nationaux et de puissants regroupements d'entreprises internationales.
Par ailleurs, je dirais que sur le plan international, le Brésil se fait très discret dans des domaines où le Canada est très présent, tels que les droits de la personne. Le Brésil n'est pas du tout porté sur des initiatives qui visent à exercer des pressions sur des pays, à les montrer du doigt ou à les couvrir de honte pour les inciter à améliorer leur bilan en matière de droits de la personne. Il préfère des voies officieuses et des mesures très discrètes.
La très grande collaboration qu'il a offerte aux États-Unis et à divers pays européens pour lutter contre le terrorisme, notamment les problèmes causés par Al-Qaïda, est un autre exemple de la discrétion du Brésil.
Le Brésil est un acteur mondial doté d'une forte vision régionale, d'un programme à l'échelon multilatéral de plus en plus chargé et d'une politique étrangère qui se démarque par la façon dont elle tient compte des intérêts économiques du pays. Pour que ses rapports avec le Brésil soient les plus efficaces possible, le Canada doit comprendre à quel point ce pays est convaincu de la légitimité de ses rôles sur les plans régional et mondial.
À mon avis, la politique étrangère du Canada donnerait les meilleurs résultats si l'on tentait de coopérer plus étroitement avec le Brésil en ce qui concerne les enjeux planétaires. Il faut comprendre que le Brésil demeurera relativement prudent en tentant d'élargir ses relations bilatérales grâce à des moyens classiques tels que les accords de libre-échange.
On ne devrait pas non plus oublier qu'en matière de développement économique, le Brésil préconise des politiques fort différentes dans d'autres régions du monde.
[Français]
Carlo Dade, directeur exécutif, FOCAL : Fondation canadienne pour les Amériques : Je vous remercie madame la présidente et le comité de la permission d'être là. C'est toujours un plaisir de rencontrer des parlementaires du Canada.
[Traduction]
Malheureusement, nous n'avons pas souvent l'occasion de nous adresser au Sénat. Nous arrivons tout juste de la Chambre, où nous avons discuté de l'Accord de libre-échange Canada-Panama et parlé assez longuement de la Colombie. C'est un plaisir d'être parmi vous pour vous entretenir de l'Amérique latine et du Brésil.
En deux mots, FOCAL est le seul groupe de réflexion du Canada qui se consacre exclusivement à l'Amérique latine et aux Caraïbes. Nous avons vu le jour grâce à une décision du cabinet, lorsque le Canada a adhéré à l'Organisation des États américains, il y a une vingtaine d'années. Nous célébrons notre 20e anniversaire et, dans une certaine mesure, le 20e anniversaire officiel du Canada à titre de membre à part entière de l'hémisphère.
En notre qualité de groupe de réflexion sur les politiques, nous cherchons à accroître la compétitivité du Canada dans l'hémisphère. Nous nous concentrons sur notre politique étrangère, notre politique en matière de développement et l'engagement du secteur privé. Pour promouvoir les intérêts du Canada dans la région, nous avons recours à des recherches fondées sur des données probantes, au vaste réseau de groupes de réflexion sur les politiques avec lesquels nous collaborons ainsi qu'à nos collègues et concurrents.
Nous différons quelque peu de l'Institut Nord-Sud en ce sens que nous sommes un peu plus axés sur le Canada; mais nous effectuons le même type de recherches. Nous mettons en commun des ressources et des travaux de recherche, et nous collaborons étroitement.
Si l'on se fie à l'histoire récente des relations canado-brésiliennes, il semble que nous redécouvrons le Brésil à peu près tous les trois ans. C'est un grand pays au sud du nôtre. Il se passe quelque chose, le Brésil fait quelque chose et il redevient populaire. Nous prenons alors conscience de ce géant du Sud — un pays de plus de 200 millions d'habitants, dont l'économie est en croissance. Il évince progressivement plusieurs pays de la liste des 10 plus grandes économies mondiales. L'économie du Brésil justifierait qu'il devienne membre du G8. De temps à autre, tous les trois ans environ, le Brésil en entend parler, mais continue de s'intéresser davantage à d'autres priorités, jetant à peine un coup d'œil sur le Canada.
Permettez-moi de signaler que durant ces accès d'intérêt, il nous arrive de faire des choses. Il existe un cadre de coopération en matière de technologie, et nous avons de bons échanges dans les milieux universitaires. Par conséquent, il nous est arrivé d'accomplir des choses durant ces accès d'intérêt dans le passé, mais nous n'avons jamais fait quoi que ce soit qui puisse vraiment faire avancer notre programme. Nous n'avons rien fait qui puisse attirer l'attention ou frapper l'imagination concernant les énormes possibilités d'échanges entre deux pays qui seront les deux prochaines puissances de l'hémisphère.
Les choses diffèrent quelque peu cette fois-ci, et le changement s'est produit de part et d'autre. Au Canada, nous prenons désormais au sérieux les échanges commerciaux avec la Colombie, le Pérou et le Panama. Au sein de l'hémisphère, nous prenons des mesures que personne d'autre ne prend vraiment. L'UE fait des tentatives, et les Américains sont au point mort; nous nous démarquons grâce aux gestes que nous faisons au chapitre du commerce.
Il y a aussi eu quelques changements du côté du Brésil. Les États-Unis préoccupent le Brésil, et je donnerai plus de détails sur cette question. Sur le plan économique particulièrement, le Brésil constate ce qui se passe aux États-Unis en ce qui concerne la Colombie, la Corée et le Panama; il n'entrevoit pas beaucoup de possibilités de changement en ce qui a trait au commerce avec les États-Unis.
Ces derniers temps, le Brésil ne s'est pas montré très satisfait de ses relations avec la Chine. Je viens de parler au directeur de la Chambre de commerce Brésil-Canada, une personne que je vous recommande d'inviter à témoigner devant le comité pour vous faire une meilleure idée des liens commerciaux. À son avis, les Brésiliens sont insatisfaits de la Chine. La Chine veut ce qu'elle veut, quand elle le veut, de la façon dont elle le veut et à un prix très réduit.
Il est incroyablement difficile de faire des affaires avec la Chine; les Brésiliens, bien que convaincus des possibilités à court terme, comme assurer leur subsistance aujourd'hui et dans l'avenir, ne voient pas vraiment l'intérêt de commercer avec la Chine. Le commerce des denrées de base est important, mais les perspectives ne sont pas très reluisantes en ce qui a trait aux produits finaux de grande valeur, qu'ils aimeraient voir contribuer à la croissance de leur économie.
L'Europe progresse, mais la récente crise qu'elle a traversée n'inspire pas confiance à grand monde.
Tout à coup, le Canada commence à devenir plutôt attrayant. Bien que nous ne soyons ni une grande économie ni un vaste marché, nous sommes un marché riche et sensé, et un pays sensé avec lequel faire des affaires. Compte tenu de l'évolution récente de la situation mondiale, je crois que le Canada vient de piquer l'intérêt du Brésil. Le temps est venu d'envisager quelque chose avec le Brésil.
Lorsqu'on examine le Brésil et les récents changements qui s'y sont produits, il faut prendre note de certaines choses. Le Brésil est une puissance régionale au sein de l'hémisphère. Jusqu'à un certain point, il est vraiment la deuxième puissance de l'hémisphère après les États-Unis. Il a certainement damé le pion aux États-Unis comme principale puissance en Amérique du Sud.
Voyez le sérieux et la considération dont témoignent la politique brésilienne et son élaboration, ainsi que les changements macroéconomiques qui ont débuté sous Cardoso il y a près de 16 ans, qui comprennent des réformes macroéconomiques et des ajustements structurels. Prenez aussi la discipline dont fait preuve ce pays qui affiche maintenant des excédents budgétaires. Le Brésil n'a pas été aussi touché que les États-Unis par le ralentissement économique mondial. En fait, le Brésil s'en est plutôt bien tiré.
Il s'agit d'un virage très marqué, si l'on se souvient de l'histoire récente de l'Amérique du Sud, les États-Unis ayant dû renflouer certains pays de l'hémisphère. La situation est maintenant inversée, et les Brésiliens, plus que quiconque dans l'hémisphère, ne manqueront pas de nous le rappeler.
Sur le plan de la sécurité, le Brésil a produit l'un des livres blancs les plus avisés sur la sécurité dans l'hémisphère. Cet outil a pour but non seulement d'améliorer la sécurité au Brésil pour répondre aux nouveaux types de défis que le pays doit relever — transformer les forces maritimes en forces riveraines, lutter contre la narcoviolence et réaffecter les ressources pour protéger le territoire et les ressources naturelles — mais aussi de favoriser le développement économique du Brésil et de la région environnante.
Les Brésiliens investissent massivement dans des avions, des nouveaux navires et des missiles pour stimuler la croissance économique régionale. Ils confient la construction de certains éléments disparates à leurs voisins pour les intégrer à un processus de sécurité régionale. Ils agissent ainsi de manière très avisée, ce qui témoigne de la force et du savoir-faire de la diplomatie brésilienne.
Le Brésil est aussi l'un des quatre principaux candidats à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Je crois que le pays a obtenu un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité plus souvent que tout autre membre non permanent. Le pays est fort courtisé sur la scène internationale.
Le Brésil possède aussi de solides institutions pour intervenir à l'étranger. Il a créé une nouvelle agence de développement avec laquelle nous avons un peu travaillé au Canada et avec laquelle on peut espérer collaborer à l'avenir. Les ambassadeurs du Brésil au Canada sont toujours très compétents, ce qui n'est pas toujours le cas des membres du corps diplomatique dans ce pays. La qualité des ambassadeurs du Brésil est vraiment exceptionnelle.
Pour ce qui est du Canada, notre pays a lui aussi délégué certains de ses meilleurs et plus brillants éléments au Brésil. Guillermo Rishchynski, probablement notre meilleur ambassadeur, a été en poste au Brésil. Jamal Khokhar, notre actuel ambassadeur, est un grand atout et une autre raison d'avoir confiance en l'avenir et de croire que c'est une occasion à saisir. La présence d'un bon ambassadeur au Brésil nous offre de nombreuses possibilités sur place.
Certains critiques estiment que la réputation du Brésil est un peu surfaite. Cela est important dans le cadre d'une réflexion sur le Canada et le Brésil. Si l'on examine les raisons pour lesquelles le Brésil monte en puissance et défraie la conversation, le rendement économique se démarque. Son rendement approche celui des pays du G8. Avons-nous déjà assisté à un tel phénomène? Oui, dans le cas du Mexique, nos voisins au sud.
Le Brésil, un pays du monde en développement, accueillera les Olympiques. Avons-nous déjà vu cela? Oui, encore là dans le cas du Mexique. Le Brésil accueillera la Coupe du monde. C'est toute une réalisation après l'Afrique du Sud. Avons-nous déjà vu cela dans cet hémisphère? Ai-je besoin de vous dire où?
Lorsqu'on pense au Brésil et au battage dont il fait l'objet, il ne faut pas oublier que bien des choses qui se passent au Brésil se sont aussi passées au Mexique. Cela est révélateur des possibilités qu'offre la relation. Avons-nous tiré parti des possibilités au Mexique? Compte tenu de la proximité géographique, des liens et du cadre procuré par l'ALENA, avons-nous tiré parti de toutes les possibilités de cette relation? Je crois que personne au Parlement ne répondrait par l'affirmative.
Par conséquent, en ce qui a trait au Brésil et au battage dont il fait l'objet, il faut mettre en perspective les possibilités de croissance et d'engagement à la lumière de ce que nous avons et n'avons pas pu faire dans le cas du Mexique.
Toutefois, la principale différence entre le Brésil et le Mexique est la distance qui les sépare des États-Unis, au sens propre et au sens figuré. Cette situation permet au Brésil de jouir de points de vue différents et d'une marge de manœuvre sur la scène internationale. Aujourd'hui, le Brésil ne considère pas qu'un partenariat avec Washington soit essentiel pour exécuter son programme international, bien au contraire. Les Brésiliens considèrent souvent qu'il s'agit d'une entrave à la réalisation de leurs projets. Le Brésil ne se gêne pas pour exprimer ses divergences avec Washington.
La différence entre la réaction du Brésil et celle d'autres pays de l'hémisphère, tels que le Venezuela, face aux États- Unis, c'est que la réaction brésilienne est étonnamment sophistiquée, nuancée, complexe et convaincante. Nous n'avons jamais rien vu de tel dans l'hémisphère. Qu'il s'agisse de l'Iran ou des droits de la personne, les Brésiliens ont une réaction réfléchie. On ne les juge peut-être pas très coopératifs et l'on considère peut-être qu'une intervention en Iran est risquée, mais la réaction brésilienne révèle deux choses : tout d'abord, ils se fichent de ce que nous ou les Américains pensons; et ensuite, ils peuvent formuler une réponse très sophistiquée, nuancée et forte pour motiver leur point de vue et expliquer sa supériorité. Ce point de vue a aussi énormément de poids dans le monde en développement, beaucoup plus que celui des États-Unis, ce dont il importe de tenir compte.
Deux points en terminant à propos de la montée du Brésil. Je me suis rendu à Washington l'été dernier, au Sol Linowitz Forum. C'est notre organisation sœur à Washington, D.C., un dialogue interaméricain qui a lieu tous les deux ans et qui comporte un forum réunissant d'anciens présidents, premiers ministres, ministres des Affaires étrangères et PDG. Joe Clark y était pour le Canada; il est membre du conseil d'administration du dialogue. Barbara McDougall y a déjà assisté. Cette année, on avait organisé une séance sur le Brésil.
Les Brésiliens avaient délégué le sous-ministre chargé des Amériques et leur ambassadeur, tandis que les Américains avaient délégué Arturo Valenzuela, qui entrait en fonction à titre de sous-secrétaire, Tom Shannon, sous-secrétaire qui venait d'être nommé ambassadeur, et quelques personnes du Sénat. On n'a pas tardé à aborder la question de l'Iran et de la politique étrangère brésilienne plus agressive et, point par point, les Brésiliens et les Américains se sont affrontés, une chose que je n'avais vue auparavant. Ils se sont confrontés directement, point par point, et non seulement les Brésiliens s'accrochaient-ils, mais leurs arguments étaient plus convaincants; ils ne reculaient pas et n'étaient pas inquiets du tout.
Une autre chose curieuse, c'est que j'étais assis à côté du chargé d'affaires de l'ambassade du Mexique; nous étions assis là à regarder les Brésiliens et les Américains s'affronter. C'était comme une finale de Wimbledon entre Nadal et Federer. Nous avions l'air de deux perdants de la première ronde, 0-6, 0-6, 0-6, qui regardaient la finale. La dynamique a changé dans la salle ce jour-là et c'est ce que nous voyons survenir de plus en plus dans l'hémisphère : le Brésil est vraiment lancé. Y a-t-il du battage? Oui, mais il n'est pas sans fondement.
En ce qui a trait au Canada et au Brésil, il y a des choses que nous pouvons faire. De toute évidence, il y a le commerce. Si nous arrivons à retirer l'agriculture du programme, on pourra vraiment espérer faire des progrès en ce qui a trait au commerce d'autres produits tels que les minéraux, les automobiles et les pièces d'automobile. Le commerce avec le Brésil offre d'immenses possibilités, et si nous arrivons à mettre l'agriculture de côté, nous pourrons les étudier.
Il y a la possibilité de se tourner vers l'Uruguay pour entrer au MERCOSUR et percer sur le marché brésilien. Si les pays du MERCOSUR signent des accords individuels, cela pourrait être une stratégie, et elle pourrait être susceptible de nous donner un certain poids face aux Brésiliens.
La coopération pour le développement est un autre domaine à envisager. Il y a quelques années, nous avons accueilli des Brésiliens au Canada durant une semaine. L'ACDI nous avait demandé d'animer leur visite et celle de l'Agence de coopération du Chili. Ils ont passé une semaine, du lundi 9 heures au vendredi 16 h 30, à l'ACDI, au CPM, au MAECI; nous leur avons montré tout ce que nous savions au sujet de l'aide au développement. L'offre était sur la table : « Si quoi que ce soit vous intéresse, dites-le-nous et nous collaborerons avec vous. » Dans le cas des Brésiliens, je pense que nous pouvons continuer sur cette lancée avec détermination. Ils possèdent leur propre agence de développement, qui prend de plus en plus d'ampleur, mais nous pouvons faire plein de choses avec eux dans ce domaine. Il y aura de la concurrence dans d'autres domaines, mais en voilà un où nous pouvons entretenir des relations fructueuses; il vaudrait peut-être la peine d'essayer.
Enfin, en ce qui a trait aux priorités canadiennes dans la région, le Brésil est important. C'est un immense marché. C'est une puissance. Pourtant, pour ce qui est de l'ordre de priorité des intérêts canadiens, je le placerais au deuxième rang. Le principal enjeu dans l'hémisphère, celui dont nous ne nous sommes à peu près pas préoccupés, et qui nous a valu d'être marginalisés et laissés pour compte, c'est le commerce transpacifique. Il existe deux mouvements très puissants dans l'hémisphère, pour mettre en rapport les pays du littoral du Pacifique — le Chili, le Pérou, le Panama, la Colombie, le Mexique et les États-Unis avec la Nouvelle-Zélande, l'Australie, la Chine, le Japon et Singapour. Le Canada a été, à toutes fins utiles, complètement tenu à l'écart de ces négociations. Je parle ici du Partenariat transpacifique, dirigé par les États-Unis, et l'Arco del Pacifico, dirigé par l'Amérique latine. Les deux initiatives sont actuellement au point mort, celle des États-Unis pour des raisons évidentes; si vous avez suivi les débats au Congrès récemment, vous avez pu constater que le commerce est la dernière chose dont on veut parler. Il faudra environ trois années et demie avant que les Américains remettent ce dossier à l'ordre du jour. C'est une occasion qui s'offre à nous, compte tenu des accords de libre-échange antérieurs conclus par les États-Unis, des administrations qui sont des canards boiteux et des élections de mi-mandat et de la période qui s'ensuit. Les pays d'Amérique latine s'organisent eux aussi. Le Nicaragua et l'Équateur ont saboté leur initiative et les pays d'Amérique latine qui prennent le commerce au sérieux cherchent à la relancer. Le Canada n'est pas intervenu du tout dans cette démarche et on nous laisse de côté. Nous ne participons à aucune des deux négociations. Notre invitation à la dernière rencontre de l'Arco del Pacifico a été annulée.
Quant aux priorités, va pour le Brésil; je crois que nous possédons suffisamment de ressources pour nous occuper du Brésil et du Partenariat transpacifique, mais pas beaucoup plus. Je mettrais ça sur la table comme point de repère pour les relations avec l'Amérique latine et l'engagement du Canada à l'échelle de l'hémisphère.
La présidente : Nous avons couvert beaucoup de points, et de nombreux sénateurs souhaitent poser des questions, en commençant par le sénateur Fortin-Duplessis.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : En tout premier lieu, messieurs Heidrich et Dade, je tiens à vous féliciter pour vos rapports qui sont vraiment très intéressants et très fouillés. J'ai deux questions à vous poser.
En 2010, le Brésil se situe au 129e rang du classement du groupe de la Banque mondiale pour ce qui est de la facilité de faire des affaires, de sorte qu'il se situe derrière des pays comme les îles Fidji, l'Azerbaïdjan, la Mongolie, le Kazakhstan et le Botswana. Selon vous, pourquoi est-il si difficile de faire des affaires au Brésil?
[Traduction]
M. Heidrich : Selon la méthodologie de la Banque mondiale, il est effectivement difficile de faire des affaires au Brésil. Par ailleurs, c'est l'une des principales destinations de l'investissement étranger direct dans le monde. Cet investissement ne provient pas uniquement d'une industrie en particulier, mais d'un peu partout. Le pays reçoit énormément d'investissements dans les secteurs des services et des ressources naturelles, mais aussi de la fabrication, et ce n'est pas parce qu'il offre un traitement fiscal préférentiel ou des avantages sur le plan de la main-d'œuvre, comme ce pourrait être le cas en Chine.
Cela dit, il est effectivement très difficile de faire des affaires au Brésil, notamment parce qu'en raison de sa nature fédérale, le pays possède de multiples niveaux de réglementation qui se chevauchent souvent. Il y a aussi le fait que la plupart des partis politiques du Brésil ont, je dirais, tout un système de répartition de faveurs, en nature ou autrement. C'est pourquoi il est plutôt difficile de prendre des règlements et de les faire respecter.
Enfin, le Brésil possède une tradition coloniale héritée du Portugal voulant que l'administration, et non nécessairement la croissance, soit le principal objectif des politiques.
[Français]
M. Dade : Je suis d'accord avec la plus grande partie de ce que vient de dire M. Heidrich.
[Traduction]
J'insiste sur le fait que la structure fédérale change la donne, surtout en ce qui a trait aux questions financières et fiscales. Au Brésil, les États possèdent passablement de pouvoirs et les différences dans les réglementations constituent un problème. C'est un phénomène qu'on peut observer ici aussi, jusqu'à un certain point. Ce phénomène crée une concurrence entre les États qui n'est peut-être pas bénéfique, mais qui néanmoins peut être utile, dans une certaine mesure, mais cela n'apparaîtrait malheureusement pas dans un indice sur la facilité de faire des affaires.
Je vous propose d'inviter des représentants de la Chambre de commerce Canada-Brésil. Ils estiment qu'il vaut vraiment la peine d'investir au Brésil et d'y faire des affaires. Ils parlent au nom d'un certain nombre de sociétés canadiennes; de grandes entreprises, telles que SNC-Lavalin et d'autres, qui cherchent à profiter des investissements qui seront faits dans l'infrastructure. Le Brésil pourrait investir des sommes colossales dans l'infrastructure à l'avenir; nous l'avons vu dans le cas du canal de Panama. Si on prend en considération le type d'investissement que chacun des États brésiliens qui accueilleront les Olympiques et la Coupe du monde pourra faire, on constate que les investissements dans l'infrastructure seront énormes. Les sociétés canadiennes manifestent de l'intérêt et s'apprêtent déjà à se lancer; c'est donc dire que l'indice ne les inquiète pas beaucoup. Certaines petites et moyennes entreprises font des affaires au Brésil. Une histoire remarquable circule au sujet d'une hôtesse d'Air Canada qui fait des affaires avec le Brésil dans le domaine de la mode.
Oui, l'indice révèle certains problèmes, mais les Canadiens qui font des affaires au Brésil peuvent les surmonter. Je vous propose d'inviter la Chambre de commerce à venir témoigner ici si vous souhaitez obtenir une réponse à cette question.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : Ma deuxième question est différente. On sait que le Brésil déploie des efforts pour se doter de son propre programme d'aide au développement et passer ainsi du rôle de bénéficiaire à celui de donateur.
Cependant, l'aide canadienne au développement se poursuit au Brésil. Les décaissements de l'ACDI ont totalisé 14,5 millions de dollars pour 2008 et 2009. Dans un contexte où le Brésil se classe au dixième rang parmi des puissances économiques et que son économie présente une croissance avoisinant les 10 p. 100 pour le deuxième trimestre, croyez- vous que les décaissements de l'ACDI au Brésil sont toujours justifiables?
M. Dade : Oui, mais pas de la façon dont le Canada a toujours apporté l'aide au Brésil. Le Canada a l'opportunité de changer sa relation avec le Brésil en lui apportant son aide comme il le fait en Haïti. Il y a une ONG brésilienne appelée Viva Rio qui s'implique dans le développement d'initiatives de prévention et de réduction du crime. C'est un projet brésilien mais qui est financé par l'ACDI.
Il y a moyen d'utiliser notre aide au Brésil, soit en améliorant le système d'aide brésilien ou en cofinançant des projets de développement pour aider le Brésil à développer les qualifications des fonctionnaires du département de ABC, l'équivalent de l'ACDI au Brésil. C'est quelque chose de très intéressant.
Plus que cela, je crois que nous avons besoin d'instaurer le programme de développement avec le Mexique pour affronter les problèmes de la criminalité et de la violence. Il y a donc beaucoup de nouvelles façons d'utiliser l'aide au Brésil.
[Traduction]
Le sénateur Segal : Monsieur Heidrich, j'admire beaucoup l'Institut Nord-Sud. Je crois qu'il fait un travail exceptionnel et qu'il a aidé à régler plus de problèmes de développement international qu'il en a exacerbés, ce qui est tout à son honneur.
Ma question porte sur la relation entre le Brésil et ce que j'appellerais les pays qui pourraient faire problème, comme le Venezuela, et sur l'effet que pourrait avoir cette dynamique sur l'équilibre stratégique dans cette partie de l'hémisphère.
Je demanderai à M. Dade si ce match de Wimbledon sert nos intérêts ou si nous n'avons pas plutôt tout intérêt à centrer notre approche de l'hémisphère sur les États-Unis parce que ce pays partage en grande partie nos valeurs concernant des questions telles que la démocratie, la liberté, l'égalité des chances, l'égalité des sexes et ainsi de suite.
J'aimerais tout d'abord connaître l'opinion de M. Heidrich sur la dynamique de ce que j'appellerais les relations problématiques et le meilleur conseil qu'il puisse nous donner sur la façon dont le Canada devrait aborder le Brésil à cet égard. Dans le dossier de l'Iran, prenons ce que le Brésil a tenté de faire, sûrement avec des intentions fort louables et probablement, comme les Turcs, avec quelques encouragements des États-Unis en faveur d'un certain engagement avant l'application du nouveau cadre de référence relatif aux nouvelles négociations. Il n'est pas du tout évident que leur position actuelle soit aussi constructive qu'on pourrait l'espérer. Ils souhaitent tout comme nous prévenir la prolifération nucléaire. Auriez-vous des conseils à nous donner à ce sujet?
M. Heidrich : Globalement, la relation entre le Brésil et le Venezuela comporte plusieurs niveaux, mais il reste que le Brésil tente de jouer un double rôle au Venezuela et aussi dans le contexte de l'Amérique du Sud et de l'Amérique latine, où M. Chávez tente lui aussi de jouer un rôle. Le Brésil cherche à tempérer certaines des politiques extérieures de l'administration Chávez, particulièrement son ton très agressif à l'endroit de la Colombie. Le Brésil a déployé beaucoup d'énergie pour calmer le jeu même lorsque la Colombie a conclu avec les États-Unis un accord portant sur plusieurs bases militaires, qui a indisposé le Brésil.
Le sénateur Segal : Pourquoi le Brésil aurait-il été indisposé? Considère-t-il la Colombie comme un ennemi; estime-t- il que les États-Unis et leur présence pour assurer la sécurité dans l'hémisphère menacent le Brésil? Pourquoi cela le contrarierait-il?
M. Heidrich : Les Brésiliens craignaient que cela n'exacerbe les tensions entre la Colombie et le Venezuela, et la Colombie et l'Équateur. Le document que j'ai cité, ce livre blanc sur la défense rédigé par les forces armées brésiliennes, laisse entendre que leur politique de défense est fortement axée sur la protection des ressources naturelles, particulièrement celles de l'Amazonie. Quelques-unes de ces bases étaient situées dans la région amazonienne de la Colombie et constituaient une certaine concurrence.
Pour revenir à la relation entre le Brésil et le Venezuela, le Brésil tente d'une part de calmer le Venezuela lorsque Chávez y va de ses propos les plus incendiaires, mais il appuie d'autre part l'administration Chávez, particulièrement ses politiques sociales et sa coopération avec les autres pays de l'Amérique latine pour les politiques sociales. Le Brésil agit ainsi en raison de l'identité du parti politique qui gouverne le pays, le Partido dos Trabalhadores, ou le parti des travailleurs, et de M. Lula et Mme Rousseff. De plus, cela permet au Brésil d'exercer une certaine pression sur d'autres pays latino-américains pour qu'ils adoptent eux aussi des politiques économiques à plus fort contenu social.
En d'autres mots, en évitant de condamner M. Chávez, le Brésil se positionne au centre et utilise M. Chávez comme un faucon gauchiste par rapport à d'autres pays tels que la Colombie, le Chili ou le Mexique, dont les politiques économiques sont moins axées sur le volet social.
Le sénateur Segal : À votre avis, est-ce que les ministères des Affaires étrangères et de la Défense du Brésil resteraient indifférents si le Venezuela appuyait des insurrections et des groupes terroristes dans d'autres régions de l'Amérique du Sud? Diraient-ils que cela n'a pas d'importance?
M. Heidrich : Non, sûrement pas. Il s'agit d'un très grave problème et, en fait, je crois qu'ils ont modéré leur coopération avec Chávez depuis qu'on a mis au jour d'autres preuves à ce sujet.
Il faut aussi mentionner que certains des plus importants contrats étrangers de Petrobras, une société pétrolière du Brésil appartenant à l'État mais gérée par le secteur privé, portent sur les réserves de pétrole du Venezuela; il en va de même de certains des plus grands projets d'infrastructure matérielle d'Odelbrecht, l'une des principales sociétés de construction du Brésil. M. Chávez a octroyé ces contrats et Odelbrecht est l'un des plus importants donateurs du parti des travailleurs.
Il existe de nombreux liens entre les entreprises et les gouvernements, même dans le cas de certaines activités de Vale au Canada ou de Gerdau. Beaucoup des contrats étrangers des sociétés brésiliennes sont aussi financés par la Banque nationale de développement du Brésil, d'où les liens étroits entre l'État et l'entreprise.
M. Dade : En ce qui a trait au Venezuela, il est toujours difficile de ne pas tenir compte de ce pays lorsqu'il est question de l'Amérique latine. Toutefois, on traite avec le Venezuela de deux façons, à l'américaine et à la brésilienne. Les États-Unis ont choisi d'essayer de ne pas traiter avec Chávez, de ne pas lui donner de munitions, de ne pas jouer son jeu. Les Américains prennent le contre-pied de Chávez dans la pièce de théâtre politique qu'il met en scène dans l'hémisphère.
Le Brésil a choisi de dialoguer avec le Venezuela, un dialogue d'où semblent être évacuées les choses ou les initiatives qui importent à Chávez. Bref, on soumet presque tout à un comité pour une étude plus approfondie et on n'en entend pour ainsi dire plus parler ou encore on en perd la trace.
L'idée de création d'une station de télévision latino-américaine, de type UNASUR, défendue avec vigueur par le Venezuela, a soulevé des inquiétudes sur l'influence des médias. Les Brésiliens l'ont immédiatement adoptée et ont affirmé que c'était une brillante idée; étudions-la, ont-ils proposé. Nous n'en avons plus entendu parler.
À maintes reprises, les Brésiliens ont pu dialoguer avec Chávez, et écarter certaines de ses idées les plus extravagantes; cela a donné d'assez bons résultats pour l'hémisphère. La diplomatie brésilienne face à Chávez s'est révélée brillante. Il reste à savoir si cela durera en l'absence de Lula, qui savait faire bonne figure. Dilma Rousseff n'est pas aussi charismatique et ne se comportera pas sur la scène internationale de la même façon que Cardoso et certainement pas de la même façon que Lula.
L'Itamaraty, le ministère des Affaires étrangères du Brésil, est tout à fait capable de poursuivre cette politique de dialogue. Il s'agit de savoir si le Brésil peut le faire sans Lula aux commandes comme président.
Quant aux bases militaires, l'histoire récente de l'Amérique latine a été marquée par des gouvernements dirigés par des personnes qui ont pris le pouvoir à la faveur de dictatures militaires soutenues par les États-Unis et qui ont permis aux États-Unis d'exercer une influence dans la région, ce que de nombreux habitants de l'hémisphère ne jugent ni constructif ni utile. Ces souvenirs persistent. Nous pouvons le constater dans la réaction véhémente de tous les pays de l'hémisphère face au Honduras : le Chili, Insulza, le directeur de l'OEA et le Brésil. Dans une certaine mesure, ce souvenir est encore présent, et les plaies sont encore vives.
Les États-Unis s'y sont mal pris. Ils ne croyaient pas que l'affaire susciterait une telle opposition; ils n'ont pas fait les démarches diplomatiques nécessaires au préalable pour atténuer les préoccupations et réduire les éventuelles tensions. C'était une catastrophe annoncée. Il n'est donc pas surprenant que le Brésil ait agi comme il l'a fait.
Le sénateur Mahovlich : Le Canada est très présent dans le secteur bancaire. Nous sommes présents dans les Caraïbes et aux États-Unis. Nos banques sont-elles présentes au Brésil?
M. Dade : Jusqu'à un certain point, mais pas autant qu'ailleurs. Le Brésil est un immense marché qui a des exigences particulières. Le pays étant un État fédéral, les choses y sont plus complexes et difficiles que dans d'autres régions.
Que je sache, les banques canadiennes lorgnent le Brésil. Toutefois, je ne saurais dire dans quelle mesure elles y sont vraiment engagées. Ce n'est pas la même chose que, disons, la Colombie ou les Caraïbes, où nos banques occupent respectivement le premier et le deuxième rang. Nous ne sommes pas complètement absents, mais je ne saurais dire où nous nous situons exactement entre ces deux extrêmes.
Le sénateur Mahovlich : Est-ce l'État qui régit le système bancaire au Brésil? Le gouvernement fédéral joue-t-il un rôle?
M. Dade : Oui, sur le plan de la réglementation. Je crois que la banque de développement est toujours en activité.
M. Heidrich : Le système bancaire du Brésil est un secteur énorme et très rentable. Il a récemment traversé une période de consolidation; cinq ou six banques contrôlent désormais la plupart des éléments d'actif. En fait, l'une d'elles appartient à l'État, deux sont des banques brésiliennes privées, deux sont américaines et l'autre est espagnole.
La Banque Scotia est la banque canadienne qui possède le plus d'expérience en Amérique latine. Elle a un vaste réseau au Pérou et au Chili, et a récemment pris de l'expansion en Colombie. Je sais qu'elle cherche une banque à acheter. Je crois que la RBC y pense aussi.
Il est extrêmement difficile d'entrer au Brésil si l'on n'y possède rien et de partir de zéro; il faut acheter des éléments d'actif. Il en est ainsi parce que lorsque vous êtes un nouvel établissement sur un nouveau marché, vous vous heurtez à beaucoup de problèmes d'information. Vous ne connaissez pas vos clients, de sorte qu'il est difficile de décider à qui prêter et combien. La Banque Scotia ou la RBC devront probablement acheter une banque, mais puisque les banques qui sont les plus intéressantes à acheter ont grossi, et que le real s'est énormément apprécié, les sommes en cause seraient considérables. Il serait difficile de s'implanter avec moins de 5 à 7 milliards de dollars.
M. Dade : Nous sommes aussi absents de l'Argentine ou de l'Uruguay, des marchés voisins. Nous ne sommes pas en mesure de profiter des fuites de renseignements provenant de pays frontaliers qui faciliteraient les choses.
Le sénateur Wallin : Nous avons entendu un bref témoignage hier d'une personne qui disait qu'à certains égards, peut-être dans l'optique du Canada, nous devrions nous concentrer davantage sur les nations andines et que le Chili est plus prometteur.
Vous avez tous deux aujourd'hui dit des choses qui vont dans ce sens, c'est-à-dire faire du travail de développement en collaboration avec le Brésil. Je ne vois pas vraiment ce que cela peut nous donner. On ne sait pas vraiment s'ils veulent conclure des ententes commerciales bilatérales, ce qui se ferait, de toute évidence, dans le cadre du MERCOSUR.
Comme l'a fait remarquer le sénateur Segal, la relation avec les États-Unis est un peu difficile; or, il s'agit invariablement de notre principal partenaire commercial. Les Américains privilégient quelque peu la sécurité et les affaires militaires, mais dans une optique différente de la nôtre. Y a-t-il quelque chose qui puisse favoriser un rapprochement et, le cas échéant, quoi?
M. Dade : Je dirais qu'en matière commerciale, on a récemment pris un virage prononcé. Ce nouveau point de vue du Brésil voulant que le temps et l'effort nécessaires pour investir au Canada en valent peut-être la peine nous offre une rare occasion. Nous devons approfondir la question et mettre cette hypothèse à l'épreuve.
Selon mes relations à Washington et dans la région, il semblerait que les Brésiliens commencent effectivement à juger que le jeu en vaut la chandelle. C'est un petit marché, mais vous pouvez vendre à deux cents Chinois ou à un Canadien; ils aimeraient nous vendre à nous le type de choses qu'ils souhaitent vendre. Il se produit peut-être un changement chez les Brésiliens qu'il vaut la peine d'examiner et dont on pourrait tirer profit.
En ce qui a trait au programme de développement commun, nous pouvons en retirer beaucoup. Nous avons la chance de nous associer dès le départ à une puissance émergente dans le domaine du développement. Le Brésil finira par faire plus de développement. L'ABC, l'Agence brésilienne de coopération, est intervenue en Afrique et elle intensifie ses activités. Nous avons la chance de voir un nouvel organisme de développement adopter des idées canadiennes, notre façon de faire et les enseignements que nous en avons tirés.
À plus long terme, particulièrement en ce qui a trait à la coopération, il serait opportun qu'il y ait un organisme qui partage nos systèmes et nos points de vue, un partenaire pour l'avenir.
Le sénateur Wallin : J'essaie de comprendre pourquoi nous tenons à ce que quelqu'un pense que l'ACDI fait du bon travail et veuille l'imiter, et que nous devrions donc lui envoyer un chèque.
M. Dade : C'est un investissement en vue d'une coopération future. La présence de quelqu'un qui partage nos systèmes et nos valeurs facilitera la coopération.
Le Brésil est déjà présent et sa présence prendra de l'ampleur. Nous nous croiserons dans des activités de développement à des endroits comme Haïti. Il serait utile d'avoir quelqu'un avec qui nous pouvons travailler. La collaboration coûterait alors bien moins cher.
De plus, c'est un investissement qui nous permettrait de réduire l'aide que nous aurons à consentir dans l'hémisphère. Si le Brésil et le Chili deviennent nos partenaires dans l'aide au développement, ils commenceront à intervenir plus activement, ils pourraient notamment accroître leur présence à Haïti. Ils dirigent la mission militaire à Haïti. Nous avons deux ou trois personnes sur place en comparaison. Nous voulons que ces pays en fassent davantage. Nous voulons qu'ils assument plus souvent une plus grande part des responsabilités dans l'hémisphère et qu'ils paient une plus forte proportion de la facture. C'est un investissement dans l'avenir.
M. Heidrich : Je suis plutôt d'accord. Essentiellement, cela dépend du rendement que vous prévoyez ou que vous souhaitez obtenir d'une telle politique.
La collaboration avec le Brésil coûte littéralement plus cher qu'une collaboration avec des pays andins et les risques sont peut-être plus élevés. Mais je suis d'accord avec M. Dade. Actuellement, la collaboration avec le Brésil coûte cher, mais elle coûtera encore plus cher à l'avenir. Il faudrait en tenir compte dans les calculs.
En ce qui a trait au commerce, il est vrai que le Brésil sera très prudent. Par ailleurs, cela dépend de la qualité de l'accord. Si on tente de conclure un accord commercial bilatéral avec le Brésil, avec le MERCOSUR, en excluant le secteur agricole, on ne parle pas le même langage. Les Brésiliens mettront fin aux négociations.
Il faut par contre savoir que le MERCOSUR, malgré ses problèmes, a lui-même un vaste programme commercial. Il négocie avec l'Inde, avec laquelle il s'est déjà entendu sur certains éléments. Le MERCOSUR négocie avec la Chine et il est sur le point de conclure un accord de libre-échange avec l'UE après 15 cycles de négociation qui ont débuté il y a neuf ans. Il a aussi conclu plusieurs accords sectoriels avec le Mexique.
Comme je l'ai dit, la conclusion d'un accord de libre-échange avec le Brésil coûterait cher, mais pourrait être fort rentable. Nous parlons d'une économie de 1,5 milliard de dollars. Ils consomment, par exemple, une énorme quantité de pièces d'automobile. Le pays est un importateur net de blé. Il importe du blé de l'Argentine, mais l'Argentine veut aussi vendre son blé ailleurs. Il y a donc là un autre marché.
Quant à la coopération pour le développement, il importe de noter que cette expression ne signifie pas la même chose pour le Brésil et le Canada. Elle confère, évidemment, une légitimité politique internationale et s'apparente à un rite de passage. Par exemple, ce que fait le Brésil en Afrique, dont Lula fera activement la promotion après sa présidence, est un modèle fondé sur l'accroissement de la productivité agricole, et sur une réforme agraire assortie de transferts de technologie appropriée. Le pays transfère aussi de l'expertise en politique sociale, portant par exemple sur la façon de concevoir des transferts de fonds et des transferts conditionnels aux pauvres. Ces méthodes diffèrent énormément de celles du Canada ou d'autres pays de l'OCDE. Comme vous pouvez le voir, le marché de l'aide dans le monde est devenu plus concurrentiel. Au même moment, le Canada et d'autres pays développés ont davantage de contraintes budgétaires pour fournir l'aide.
Je reviens à l'un de mes premiers points. Même si cela coûte cher et que nous pourrions utiliser l'argent à d'autres fins, nous devons tenir compte de ce qu'il nous en coûterait d'avoir à reprendre le dialogue.
Le sénateur Wallin : J'ai lu hier quelque part qu'on avait suggéré à Bono d'organiser un concert-bénéfice en Éthiopie à l'intention de l'Irlande. Peut-être que les rôles s'inversent sur ce marché de l'aide.
Pour revenir brièvement sur ce que vous avez dit au sujet de l'aide au développement, nous adoptons, avec raison, une ligne dure pour l'agriculture. Y a-t-il une idée de contrepartie ici? Y a-t-il un compromis à faire?
M. Dade : Parlez-vous du programme commercial concernant l'agriculture?
Le sénateur Wallin : Avec le programme commercial. Si nous entendons faire des affaires, d'une part, et s'associer avec eux pour le développement, d'autre part, se montreront-ils plus réceptifs ou, compte tenu de l'enjeu de l'agriculture au Canada, est-ce voué à l'échec dès le départ, point à la ligne, peu importent les autres affaires que nous faisons?
M. Dade : Je ne crois pas que les Brésiliens accepteraient une contrepartie pour le développement. Évidemment, ils accepteraient volontiers de discuter d'assistance dans le domaine de l'aide. Ils ont délégué le directeur adjoint de l'ABC ici durant une semaine, de sorte qu'il y a un certain intérêt. Je ne crois pas qu'ils soient prêts à faire des échanges.
Toutefois, si nous voulons avoir le moindre espoir, il faut régler la question de l'agriculture. Je ne suis pas certain que les Brésiliens quitteront tout simplement la table. Vous avez peut-être raison; ils pourraient se retirer. Il y a quelques années, j'en aurais été convaincu, mais étant donné les changements sur la scène internationale, l'attrait que présente le marché canadien, les liens avec le secteur des minéraux et le désir de vendre des produits manufacturés et étant donné qu'ils achètent du blé au Canada parce qu'il est plus concurrentiel que le blé de l'Argentine, je crois qu'il vaut la peine de poser la question.
Le sénateur Di Nino : Monsieur Dade, la comparaison que vous avez faite entre le Brésil et le Mexique m'a frappé. Je crois que vous avez terminé par une mise en garde. Vous avez aussi indiqué que nous n'avions probablement pas tout fait comme il le fallait dans notre relation avec le Mexique. Pouvez-vous préciser?
M. Dade : Il y a plusieurs façons d'exposer cette situation. C'est comme lorsqu'on touche un éléphant — on obtient une réaction différente selon la partie qu'on touche. Je dirais que la relation avec le Mexique est très prometteuse dans le cas des marchés et de l'ALENA. Nous ne pouvions jamais aller au-delà des États-Unis. De toute évidence, le commerce avec le Mexique est en croissance, mais, compte tenu des conditions, a-t-il pris assez d'ampleur? Nous coopérons avec le Mexique, mais avons-nous assez insisté pour qu'il s'engage davantage en Haïti? Avons-nous encouragé le Mexique à s'engager davantage dans les Amériques? La relation avec le Mexique offre beaucoup de possibilités que nous n'avons pas sondées ou dont nous n'avons pas tiré parti. Toutefois, si l'on devait comparer le Brésil et le Mexique, on trouverait des ressemblances, comme une classe moyenne très importante et en pleine croissance dans les deux pays. Au Brésil, la classe moyenne est désormais plus nombreuse que la classe qui arrive au quatrième rang. La situation est semblable au Mexique. Nous n'en avons jamais tiré parti pour augmenter nos ventes ou favoriser l'implantation d'entreprises canadiennes.
Il existe un excellent livre au sujet des entreprises canadiennes en Amérique latine intitulé Why Mexicans Don't Drink Molson : Rescuing Canadian Business From the Suds of Global Obscurity, d'Andrea Mandel-Campbell. Il résume en quelque sorte ce qui s'est passé. Le Canada n'a pas su voir plus loin que les États-Unis pour saisir les occasions offertes par le Mexique. Ce n'est qu'une mise en garde. Le gouvernement peut bien signer des accords et des ententes de libre-échange, mais le secteur privé doit lui aussi être prêt à agir. Nous devons aussi être prêts à agir face à des enjeux tels que la coopération pour le développement.
Le sénateur Di Nino : Si nous n'avons pu le faire dans le cas du Mexique, pouvons-nous le faire dans celui du Brésil? Où avons-nous fait fausse route? Est-ce parce que le gouvernement n'a pas affecté suffisamment de ressources ou qu'il les a mal réparties? Est-ce parce que les entreprises canadiennes sont paresseuses et qu'elles n'ont pas voulu aller aussi loin?
M. Dade : Je vais me faire un ennemi si je réponds à cette question. Je préfère donc m'abstenir.
Le sénateur Di Nino : C'est une question à laquelle nous tentons de répondre depuis un certain temps déjà.
M. Dade : Ce n'est pas que les choses aient mal tourné au Mexique; c'est tout simplement qu'elles auraient pu aller mieux. Jetons un coup d'œil à ce qui est encore sur la table. Nous avons connu du succès avec le Mexique pour l'accroissement des échanges et des liens, et l'instauration d'une coopération avec les Mexicains dans certains dossiers. Toutefois, pour chaque réalisation, il y a eu deux occasions ratées.
Peut-être est-ce parce que nous n'étions pas prêts à aller au-delà des États-Unis. Bien sûr, il y a le partenariat Canada-Mexique. Affaires étrangères Canada et le Secrétariat des relations extérieures du Mexique se penchent sur divers dossiers à un niveau inférieur. Bien que nous les connaissions très mal, les relations entre les États mexicains et les provinces canadiennes sont, jusqu'à un certain point, le véritable moteur de la relation.
Je tiens à être clair : la relation avec le Mexique est profonde. C'est tout simplement qu'on pourrait en faire tellement plus. Prenons le programme transpacifique : le Mexique serait un partenaire naturel pour mettre à profit nos relations avec les pays de l'hémisphère sud; mais nous n'en profitons pas.
Il faut prendre soin de ne pas nourrir de trop grandes ambitions à l'endroit du Brésil. Nous allons signer un accord de libre-échange avec le Brésil et ses 250 millions d'habitants et, en un clin d'œil, des banques canadiennes ouvriront dans ce pays. Nous ferons du commerce sans nous soucier du lendemain. Comme précaution élémentaire, même si les possibilités sont immenses, n'oublions pas l'expérience acquise et rajustons notre perspective et nos attentes. C'est important parce que le commerce prendra de l'ampleur, mais faisons les rajustements à la lumière de ce que nous avons vu au Mexique.
M. Heidrich : Permettez-moi d'ajouter que bon nombre des attentes suscitées par les accords commerciaux bilatéraux appellent deux considérations fondamentales. Tout d'abord, aucun pays n'est systématiquement concurrentiel dans tous les secteurs; et cela vaut certainement pour le Canada. Le Canada excelle dans la production de certains biens et services, mais pas de tous. Il se peut que le Brésil ou le Mexique n'aient pas besoin de certaines des meilleures exportations du Canada. Ensuite, nous ne devrons pas être déçus si nous n'obtenons pas les niveaux de préférence que nous avons eus, par exemple dans le cas de l'ALENA.
Un accord de libre-échange nous renvoie une image de nos forces qui n'est pas très flatteuse. En quoi excellons- nous? J'ai mentionné que si une banque canadienne voulait acheter une banque brésilienne, elle devrait réunir 7 milliards de dollars.
Combien de banques canadiennes croyez-vous capables de réunir 7 milliards de dollars pour une opération au Brésil? À quand remonte la dernière fois qu'une banque canadienne a payé 7 milliards de dollars pour quelque chose? C'est très révélateur. Le Canada est ce qu'il est, et nous devons le comprendre.
Cela dit, les possibilités sont nombreuses. Regardez ce que fait le Brésil dans le cadre du MERCOSUR. Le MERCOSUR est une union douanière, ce qui n'est pas la même chose qu'un accord de libre-échange. Dans le cas d'une union douanière, les membres ne peuvent négocier séparément. Par exemple, c'est ainsi qu'on a empêché l'Uruguay de négocier avec les États-Unis un accord de libre-échange auquel le pays tenait beaucoup, et que les États- Unis étaient prêts à conclure.
Toutefois, il y a d'autres possibilités. On peut conclure des ententes sectorielles portant sur des secteurs industriels particuliers : pièces d'automobile ou certains volets des services liés aux minéraux. Ce sont des occasions prometteuses, mais pour en profiter, il faut un examen plus profond que celui auquel on se livre habituellement lorsqu'on négocie un accord de libre-échange portant sur tous les domaines.
Le sénateur Jaffer : J'ai beaucoup aimé vos exposés. J'abonde dans le sens de M. Dade au sujet de la présence de Jamal Khokhar au Brésil; il est certainement un atout de taille pour notre corps diplomatique dans ce pays.
J'aimerais revenir sur le Brésil d'après le mandat du président Lula. Vous avez tous les deux parlé de la compétence de la diplomatie brésilienne. Évidemment, il faut une personne compétente à la direction. La nouvelle présidente l'est peut-être, mais elle n'a peut-être pas suffisamment de rayonnement international.
M. Heidrich : Commençons par Mme Rousseff. Elle n'a jamais occupé de charge élective. Sans compter que le Brésil est en Amérique latine et qu'elle est une femme. Ce n'est vraiment pas facile.
Je dois dire qu'au cours de sa carrière, les deux plus importants postes qu'elle a occupés, outre celui de chef de cabinet du président Lula, ont été ceux de ministre de l'Énergie et des Mines et ensuite de ministre de l'Infrastructure. Dans ces deux postes, elle a été appelée à élaborer des politiques durant le mandat de Lula. En ce qui a trait à l'énergie et aux mines, elle a réglementé l'administration des gigantesques découvertes de pétrole au Brésil. Elles ne seront pas administrées comme d'habitude, mais plutôt de manière à ce que le gouvernement et l'État puissent exercer un contrôle beaucoup plus rigoureux qu'auparavant.
Quant aux infrastructures, elle a affecté énormément de fonds à l'expansion de l'infrastructure matérielle partout dans le pays, ce qui a mené à de nombreuses confrontations avec les intérêts en place, mais aussi avec, par exemple, des groupes environnementaux. Il faut comprendre que, pour la première fois au Brésil, un parti écologique est devenu le plus important parti lors des élections présidentielles en recueillant près de 15 p. 100 des voix à cause de certaines politiques de Mme Rousseff.
À mon avis, son gouvernement a été qualifié, et cela n'a rien de flatteur, de « gouvernement des intellos » parce que tous les postes clés seront occupés par des intellectuels ou des professionnels de la bureaucratie et non par des politiciens. Une personne issue de la bureaucratie, Alexandre Tombini, dirigera la banque centrale; une autre femme, Miriam Belchior, elle aussi une ancienne bureaucrate, sera ministre de la Planification; Guido Mantega, qui sera le nouveau ministre des Finances, est un ancien bureaucrate. Le conseiller principal du président Lula pour les affaires étrangères conservera son poste.
Avec la présidente Rousseff à sa tête, le gouvernement du Brésil continuera de privilégier le développement social et l'étroite collaboration entre le gouvernement et la grande entreprise. Si l'on compare le Brésil à l'Inde, à la Chine et à la Russie, on constate qu'il s'apparente beaucoup plus à la Chine qu'à l'Inde en raison des très étroites relations entre le gouvernement et les grandes sociétés du secteur privé. Par ailleurs, il se démarque nettement de la Chine parce qu'aucun membre du gouvernement de Mme Rousseff ne préconise sérieusement le socialisme. À bien des égards, les apparences sont plutôt trompeuses. Le Brésil semble être le plus occidentalisé des pays du BRIC, mais est-ce vraiment le cas?
La présidente : Monsieur Heidrich, vous avez comparé la Chine et l'Inde. L'Inde est une démocratie, mais sa bureaucratie est très puissante. Les politiciens vont et viennent et se font voir, mais à moins de changer la bureaucratie, comme on l'a fait au début des années 1990, rien ne change. Voulez-vous dire qu'il existe au Brésil un bureaucratie qui reste en place malgré un Lula, un Cardoso ou une Rousseff?
M. Heidrich : Non, je dirais que les deux administrations dirigées par Lula da Silva ont engendré, avec le temps, le passage d'un gouvernement dirigé davantage par un parti à un gouvernement dirigé davantage par une bureaucratie. Il existe divers genres de bureaucrate, et ceux qui se retrouvent au sommet grâce à l'administration Rousseff sont des personnes proches, sur le plan idéologique, du parti des travailleurs; mais ils demeurent des bureaucrates, des fonctionnaires.
M. Dade : Que Mme Rousseff fera-t-elle? À Washington, les experts se bousculent pour essayer de jouer aux augures. Actuellement, quiconque a une connaissance approfondie de cette question fait énormément d'argent et passe à la télévision toutes les cinq minutes.
Nous savons que le Brésil a profité durant 16 années d'un bon leadership. Il y a eu le président Lula, mais aussi le président Cardoso avant lui. Au Brésil, récemment, Cardoso a fait savoir que les gens ne devaient pas oublier le rôle qu'il a joué en jetant les bases de ce que le président Lula a pu accomplir, et en lui préparant le terrain. Maintenant, ce que Lula a fait permettra à Dilma Rousseff de maintenir les politiques et d'aller plus loin. Il importe de ne pas l'oublier. Il ne s'agit pas que de Lula. Le Brésil a traversé une longue période non pas de bonne gouvernance, mais d'extrêmement bonne gouvernance. Il n'y a aucune raison de croire que cela prendra fin. Il y aura peut-être moins de charisme, mais la compétence, comme l'a mentionné M. Heidrich, sera au rendez-vous.
Dès le départ, la nouvelle présidente devra réussir une épreuve intéressante : le débat sur une nouvelle loi sur le salaire minimum. Il sera intéressant de voir comment elle se comportera face à certains éléments du parti des travailleurs, le PT. Le PT veut une forte augmentation du salaire minimum et des avantages sociaux; il sera intéressant de voir si Mme Rousseff arrivera à maintenir le cap.
La productivité brésilienne n'est pas fameuse. Le pays possède une classe intellectuelle et une classe professionnelle de haut calibre, mais, à la base, l'éducation est l'une des grandes faiblesses du Brésil, même lorsqu'on le compare à d'autres pays de l'hémisphère. Sa productivité ne saurait justifier une forte augmentation du salaire minimum. La gestion de ce dossier sera sa première épreuve, et c'est ce qu'il faudra surveiller.
Enfin, je signale que Cardoso était le parfait ex-président à avoir dans les parages — il est plutôt discret et modeste —, mais, à moins qu'il obtienne un emploi quelque part, pour l'ONU en Haïti, M. Lula continuera de faire la manchette au Brésil et de suivre l'évolution des choses. C'est à surveiller.
Le sénateur Jaffer : En écoutant le témoin hier et vous deux aujourd'hui, je crois comprendre que le Brésil ne manque pas d'estime de soi. J'ai entendu M. Heidrich dire que le pays romprait les négociations, et M. Dade a parlé de l'affrontement verbal entre les États-Unis et le Brésil. L'impression que vous m'avez donnée, c'est que les deux pays discutaient presque d'égal à égal.
J'en conclus que le Brésil est à bien des égards beaucoup plus puissant que nous sur la scène internationale. Ai-je raison? Pourquoi le Brésil agit-il avec autant d'assurance sur le plan international?
M. Dade : À mon avis, c'est une question à la fois de perception et de réalité. Le Brésil est certainement perçu comme étant plus fort. Il s'agit en partie d'une question de nouveauté. Tout le monde aime quelque chose de neuf — une nouvelle idée, une nouvelle marque ou un nouveau partenaire. Le Brésil profite jusqu'à un certain point de ce phénomène.
Nous en sommes aussi rendus à une époque où l'hyperpuissance est en perte de vitesse. Les États-Unis ont laissé un vide dans l'hémisphère. Haïti en est l'illustration. Des pays comme le Brésil comblent maintenant ce vide. Il s'agit d'être au bon endroit au bon moment; c'est aussi un peu une affaire de perception.
En importance, nous sommes encore le deuxième bailleur de fonds de l'OEA et le deuxième donateur en Haïti, mais cela est bien connu et n'attire pas l'attention. En ce qui a trait à la nature de notre engagement et de nos investissements, ils sont solides et ils nous donnent une certaine marge de manœuvre. Toutefois, comme nous l'avons constaté lors du vote sur le siège au Conseil de sécurité de l'ONU, il arrive aujourd'hui que les perceptions pèsent un peu plus dans la balance.
M. Heidrich : Je suis plutôt d'accord. Cela varie aussi selon l'époque. Regardez ce qu'on écrit sur la Chine, ce qu'ont dit d'elle. Songez à la situation dans les années 1980. Vous constaterez qu'on disait alors la même chose au sujet du Japon, et aujourd'hui, personne ne tiendrait les mêmes propos au sujet du Japon.
Il en va de même du Brésil : une bonne partie de la situation économique du Brésil s'explique par l'énorme surévaluation de sa monnaie. Le pays souffre épouvantablement du fait que son économie est fondée sur les matières premières. Au cours des années 1990, le pays exportait surtout des produits manufacturés; aujourd'hui, ses deux plus importants produits d'exportation sont le minerai de fer non transformé et le soya. Cette situation transforme l'économie et pose de nombreux problèmes aux responsables des politiques. Le gouvernement de Dilma Rousseff devra certainement s'y attaquer.
En fait, c'est à ce titre que le Canada et le Brésil peuvent coopérer, face aux problèmes d'appréciation et de déséquilibre des devises dans le monde, et à la spéculation sur les prix du pétrole et des minéraux, et cetera. Les économistes parlent du « syndrome hollandais » : il s'agit essentiellement de l'appréciation de la devise et de la perte de compétitivité sur le plan de la fabrication, de la perte d'emplois. Ce sont des caractéristiques que partagent le Canada et le Brésil.
Je ne crois pas que le Brésil soit aussi puissant, en partie à cause de ce que je viens de dire. Si l'on ne tient pas compte de la surévaluation de la devise, l'économie du Brésil n'est pas plus grande que celle du Mexique, même si elle semble aujourd'hui deux fois plus grande. Si vous allez au Brésil aujourd'hui, vous constaterez que les salaires sont élevés, mais que les prix sont encore plus élevés; et si vous ne tenez pas compte de l'enthousiasme de Wall Street à l'endroit des taux d'intérêt extrêmement élevés au Brésil, qui découlent des déficits financiers du gouvernement, une bonne partie de l'enthousiasme des étrangers à l'égard du Brésil s'atténue. Je crois qu'on exagère un peu. Par ailleurs, le Brésil est un acteur important et il vaut mieux ne pas attendre pour engager le dialogue.
[Français]
Le sénateur Robichaud : Lorsque vous avez parlé de commerce, vous avez tout de suite mentionné l'agriculture comme étant un obstacle qui pourrait les empêcher de s'asseoir à une table des négociations. Quelle est l'ampleur de cet obstacle de l'agriculture?
[Traduction]
M. Heidrich : C'est un assez gros obstacle, surtout en ce qui a trait à l'industrie laitière et peut-être l'industrie avicole. Dans le cas de l'industrie laitière, il serait à peu près impossible de négocier uniquement avec le Brésil; il faut négocier avec le MERCOSUR. L'industrie laitière est l'une des plus grandes industries de l'Uruguay; c'est une assez grande industrie en Argentine aussi, de même qu'au Brésil. À l'échelle internationale, ce n'est pas une petite industrie. L'industrie avicole est énorme au Brésil, qui est l'un des plus gros producteurs et exportateurs de volaille au monde. Cela est très important.
En ce qui a trait à l'élaboration des politiques et au commerce au Brésil, le pays a tendance à opter pour des accords commerciaux qui procurent des avantages à des industries intimement liées à l'économie locale. On préfère conclure des accords commerciaux qui englobent l'agriculture et l'agroalimentaire parce qu'ils créent beaucoup d'emplois au pays. Le Brésil s'intéresse moins à des accords sur la technologie nucléaire parce qu'il n'y a que 3 000 emplois dans ce secteur au Brésil. Cela n'a pas vraiment d'importance.
Il y a un autre dossier à surveiller. Si le Brésil et le reste du MERCOSUR concluent un accord avec l'UE et que cet accord renferme certaines dispositions sur l'agriculture et l'agroalimentaire, et ce, malgré la résistance des Français, des Italiens et des Espagnols, les Brésiliens diront : « Regardez, l'UE nous a donné ceci; vous êtes le Canada et vous refusez de nous donner la même chose que l'UE? Désolés. »
Il existe une certaine libéralisation concurrentielle. Une fois qu'un pays a conclu un accord avec la grande économie et qu'il a obtenu des avantages, il veut à tout le moins la même chose de la plus petite économie, jamais moins. J'espère que j'ai répondu à votre question.
M. Dade : Dans le cadre des négociations commerciales, l'agriculture est pour nous un dossier plus global. Compte tenu des réussites que nous avons connues grâce au programme actuel, on peut dire que nous avons presque atteint les limites de ce que nous pouvons obtenir grâce à des accords bilatéraux sans faire intervenir la question du commerce au Canada. Les trois plus importantes ententes éventuelles que nous négocions — avec l'UE, le Brésil et les membres du Partenariat transpacifique — nous obligeront toutes à traiter, d'une façon ou d'une autre, de la question de l'agriculture. Je suppose que la question est de savoir lequel des accords choisir pour entreprendre la bataille sur le soutien des prix ici même au Canada. Nous devrons bouger.
L'article publié la semaine dernière dans le Globe and Mail au sujet de l'étude de la Commission canadienne du lait était une première salve intéressante pour lancer cette bataille. Il faudra, à un moment ou l'autre, décider combien nous avons au juste de producteurs laitiers dans ce pays, combien de collectivités et quelle sera la gravité de l'impact par rapport à la conclusion d'un accord commercial transpacifique, peut-être l'accord commercial le plus englobant dans le monde. Ou voulons-nous tenir ce débat avec le Brésil, un marché qui offre d'énormes possibilités dans tous les domaines — dans le financement de l'exploration minérale, dans beaucoup de secteurs?
Nous devrons en arriver là. La question est de savoir quelle bataille nous voulons livrer, et quand nous voulons engager les hostilités au Canada sur cette question?
Le sénateur Robichaud : Vous n'êtes pas en train de dire que nous devrions négocier avec un secteur ou le sacrifier aux dépens d'un autre, n'est-ce pas? C'est ce que j'entends.
M. Dade : On y arrive. Dans le cas du Panama, la question ne se posait pas vraiment. Dans le cas de la Colombie, nous lui envoyons des légumineuses à grains et il nous envoie des fleurs; il n'y a pas vraiment de problème.
M. Heidrich : Toute politique commerciale doit comporter des mécanismes de compensation pour tenir compte de ceux qui subiront des pertes en raison de ces accords commerciaux. Il est très naïf de croire que le libre-échange n'implique que des avantages. Il profite évidemment à un grand nombre de personnes, mais il peut aussi affecter un plus faible nombre de personnes hors de toute proportion. La politique publique doit tenir compte de tout, y compris de cela.
M. Dade : Grâce à l'équivalence ricardienne, nous y trouverons quand même notre compte, peu importe, non?
M. Heidrich : Oui, mais ce sera difficile à dire...
Le sénateur Robichaud : Monsieur Dade, auriez-vous l'obligeance de répéter? Je n'ai pas entendu votre commentaire.
M. Dade : Grâce à l'équivalence ricardienne, nous y trouverons notre compte. La théorie de David Ricardo veut que, même si vous êtes perdants, vous renoncez à une activité que vous ne faites pas de manière efficace. Par conséquent, les ressources sont mieux utilisées, même si vous êtes perdants. C'est un argument théorique qui n'a pas beaucoup de poids sur le plan politique. C'est le type de chose qui vous fera perdre des élections plus vite que vous ne pouvez dire « David Ricardo ».
Le sénateur Segal : C'est tout comme ce qui est arrivé lorsqu'on a appuyé la TPS et qu'on a perdu tous nos sièges sauf deux.
Le sénateur Downe : Nous aborderons plus tard l'importance de la sécurité alimentaire et de ne pas la laisser aux soins de pays étrangers.
Ma question porte sur le rôle de l'OEA. Nous avons entendu des témoignages selon lesquels le gouvernement brésilien n'accorde qu'un intérêt de pure forme à l'OEA et qu'il souhaite forger des associations qui excluent le Canada et les États-Unis. Qu'en pensez-vous?
M. Dade : Nous avons approfondi cette question. L'un des rares volumes en langue anglaise sur le multilatéralisme latino-américain est affiché sur le site web de FOCAL. C'est une question que nous suivons depuis fort longtemps, dont nous discutons avec les Affaires étrangères notamment, et qui a préoccupé l'hémisphère.
L'analyse révèle en fin de compte que les efforts déployés pour créer de nouveaux groupes, comme le Sommet de l'Amérique latine et des Caraïbes qu'ils ont organisé et le renforcement de l'UNASUR, sont une réponse aux vides que laissent les États-Unis dans l'hémisphère. Les Brésiliens et les Mexicains diront qu'ils n'agissent pas contre le Canada ou les États-Unis, mais qu'ils préfèrent discuter de certaines questions entre eux. La plupart des autres régions ont des tribunes régionales, de sorte qu'il n'est pas surprenant qu'ils en aient une fondée à la fois sur la langue et la géographie.
Le fait est que, tant qu'ils n'investiront pas de sommes importantes dans ces tribunes, elles demeureront probablement des réactions idiosyncratiques à des problèmes ponctuels. Lorsque les Brésiliens prendront des mesures concrètes pour structurer et pérenniser une telle organisation, le moment sera venu de craindre une réelle contestation de l'OEA.
Les problèmes auxquels fait face l'OEA ne viennent pas de ces groupes, mais du dysfonctionnement de l'organisation. L'organisation a besoin d'une réforme en profondeur. Les États-Unis sont incapables de la faire. Les pays d'Amérique latine poursuivent chacun leurs propres intérêts au sein de l'OEA. La réforme de l'institution devra venir d'ailleurs; c'est probablement nous qui exercerons des pressions en faveur d'un programme de réformes.
Dans le cas de l'OEA, la menace vient tout autant de l'intérieur que de l'extérieur. De l'extérieur, il est bien d'organiser une réunion ou de convoquer un sommet, mais le suivi à long terme exige une présence institutionnelle, et les Brésiliens n'ont pas encore assuré une telle présence à l'échelle de l'hémisphère.
Le sénateur Downe : Que je sache, nous sommes le deuxième bailleur de fonds de l'OEA.
M. Dade : Oui, les États-Unis et nous représentons 75 p. 100 du budget. Le Brésil arrive au troisième rang. Ces chiffres ne sont pas parfaitement précis, mais nous payons environ 16 p. 100 du budget tandis que la contribution du Brésil n'atteint pas encore 10 p. 100 — elle est de 9 ou 8 p. 100, je crois. Je parle de 16 p. 100 du total du budget.
Le sénateur Downe : Quel est le coût réel?
M. Dade : Il est de 30 millions de dollars, y compris le financement spécial, mais la très grande majorité de ce que nous versons est sous forme de fonds spéciaux. La contribution de base est d'environ 10 millions de dollars tandis que les fonds spéciaux atteignent 20 millions de dollars, mais je vous ferai parvenir des chiffres plus précis. C'est notre contribution approximative.
Le sénateur Downe : C'est de l'ordre de 30 millions de dollars donc.
M. Dade : Oui.
La présidente : On nous a beaucoup dit que l'OEA n'était pas efficace et que c'était à cause des États-Unis et de Cuba. Plus récemment, on y a ajouté le Venezuela. Est-ce que ces deux pays influent sur l'efficacité et le fonctionnement de l'OEA comme on l'a imaginé?
M. Dade : Non, ils ont fait la manchette, mais le vrai problème de l'OEA, c'est son mandat, qui englobe à peu près tout ce qu'il est possible d'imaginer. Elle a un organisme de développement et un programme de développement. On se demande pourquoi, alors que la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement sont situées littéralement à trois rues d'elle? Les Caraïbes veulent avoir accès à des fonds de développement et ils ne laisseront personne les en empêcher. L'OEA s'intéresse aussi à la démocratie, à la gouvernance, à la criminalité et à l'environnement.
L'OEA essaie de trop en faire; c'est là le principal problème. Il faut aussi que 32 pays s'entendent sur les diverses questions, ce qui n'est jamais facile, surtout lorsqu'il est question de réforme. C'est pourquoi le programme de réformes est au point mort. Les pressions exercées par les Caraïbes pour qu'on continue à financer le développement sont un parfait exemple des types de problèmes politiques qu'éprouve l'OEA.
Je suis convaincu que je n'ai pas à vous évoquer la nécessité de tenir compte de la dimension politique de l'aide et de l'apport de fonds. Cela peut entraver la réforme.
La présidente : Nous ne sommes pas devenus membres de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Est-ce que cela atténue notre influence au sein de l'OEA ou, par l'entremise de l'OEA, en Amérique du Sud?
M. Dade : Cela nuit jusqu'à un certain point à notre capacité de nous prononcer sur certaines questions. Toutefois, je dirais qu'en pratique, cela ne nous a pas empêchés de défendre les droits de la personne, d'intervenir au Honduras et cetera.
La présidente : Vous dites que le Brésil ne tient pas les mêmes propos que nous concernant de nombreuses questions et qu'il se peut que nous n'ayons pas d'influence sur eux et vice versa; il se montre plus discret en ce qui a trait aux droits de la personne, notamment. N'est-il pas vrai que bon nombre des questions qui ont causé des ennuis aux Brésiliens, telles que les droits de la personne, les libertés et l'égalité des sexes, sont justement celles que nous avons défendues? Ce sont peut-être les mêmes valeurs, mais elles sont présentées de manière différente, sur le plan pratique et dans le discours.
M. Dade : En ce qui a trait à la responsabilité sociale des entreprises dans l'hémisphère, les Brésiliens et les sociétés brésiliennes font des choses étonnantes : ils sont des chefs de file et des promoteurs en matière de RSE. Qu'on pense aux programmes de DaimlerChrysler, qui intervient auprès des collectivités locales pour les intégrer à la chaîne d'approvisionnement. Les valeurs se manifestent de façons intéressantes et différentes.
Je crois que le Brésil possède une perception différente, lui qui a connu une période de dictature militaire et qui collabore très étroitement avec des pays du monde en développement. Son point de vue diffère quelque peu du nôtre. Le point de vue que nous adoptons sur une question donnée est souvent dicté par notre situation, et le Brésil n'est pas dans la même situation que nous; il n'est donc pas surprenant qu'il y ait des différences.
Dans le cas des enjeux qui sont davantage liés à la mondialisation, comme la responsabilité sociale des entreprises et les bonnes pratiques commerciales, je crois que nous avons beaucoup de choses en commun et que cela ouvre des possibilités.
M. Heidrich : J'aimerais ajouter certaines choses. En ce qui a trait aux droits de la personne, je crois effectivement qu'il pourrait y avoir de très bonnes possibilités. Il reste qu'il faut comprendre que l'écart avec le Brésil est assez prononcé. Toutefois, nous ne devrions pas considérer que le Brésil est un genre de « boîte noire » et qu'il est le fidèle reflet du gouvernement actuel ou de celui de Cardoso ou de Lula.
Il y a de nombreuses tendances au Brésil, notamment une très puissante tendance à critiquer systématiquement et implacablement la discrétion affichée par le gouvernement du Brésil concernant les violations des droits de la personne à l'échelle mondiale. On critique aussi la politique de deux poids deux mesures qu'a pratiquée le gouvernement du Brésil en ce qui a trait à la démocratie en Amérique latine, par exemple le fait qu'il ait adopté une approche aussi militante dans le cas du Honduras en disant : « Eh bien, nous critiquons toujours les autres parce qu'ils interviennent dans des pays d'Amérique latine, et nous intervenons dans un pays d'Amérique latine. Nous avons le droit de faire ce qu'il leur est interdit. » En vertu de quelle loi? D'autres pays de l'Amérique latine indiquent que cette approche du Brésil suscite un certain malaise, même s'ils sont d'accord avec lui.
Il y a beaucoup de nuances. Je crois que cela dépendrait des partenaires avec lesquels le Canada choisirait de travailler au Brésil, du plan d'action et du terrain d'entente éventuel.
Quant à l'Organisation des États américains, je crois que l'UNASUR et d'autres institutions en voie de création dans le Sud modifieront la donne, principalement du fait de la concurrence entre les tribunes où discuter des divers enjeux. L'OEA doit lutter pour conserver sa place. Il se pourrait que l'UNASUR ou d'autres organisations abordent dans ses séances des questions relevant de l'OEA, empiétant ainsi sur une partie de son mandat.
Il ne faut jamais sous-estimer la tradition en place en Amérique latine : les discussions de l'OEA sont loin d'avoir le même poids qu'une rencontre entre le président du Honduras et son homologue du Guatemala, car ce sont eux qui brassent les « vraies affaires ».
Prenons les discussions au sein de l'UNASUR sur une clause démocratique : on constate que cette organisation s'est donné une définition de la clause démocratique fort différente de celle de l'OEA; la définition de cette clause est purement sud-américaine et est issue d'un consensus purement sud-américain. On parle ici de l'élaboration d'un cadre, de définitions qui s'appliqueront lorsqu'on voudra condamner notamment l'effondrement de la démocratie au Venezuela, en Équateur ou en Colombie.
Le sénateur Segal : Monsieur Dade, j'aimerais revenir sur le leitmotiv, si je peux m'exprimer ainsi, de votre exposé, c'est-à-dire la comparaison entre le Brésil et le Mexique.
Il m'apparaît que nous avons un accord commercial avec le Mexique et les États-Unis, qui intervient à un certain niveau. Nous avons imposé certaines contraintes en matière de visas à nos amis mexicains ce qui, à mon avis, est fort répréhensible de la part du gouvernement du Canada et ce que je considère comme problématique. Un président du Sénat mexicain a dû prouver qu'il avait une maison et un revenu et qu'il n'essayait pas d'entrer au pays pour conduire un taxi à Toronto ou quelque chose du genre, tout cela à cause notre ministère de l'Immigration. Ces types de relations bilatérales peuvent soulever d'énormes problèmes et elles ont à certains égards des répercussions sur les deux pays, les Mexicains ayant éprouvé des problèmes dans le cas de consultants en immigration qui faisaient faire à des gens des voyages sans grande valeur ni grand intérêt.
À votre avis, y a-t-il, entre nous et les Brésiliens, de tels problèmes à l'égard desquels nous pouvons prendre des mesures constructives? Y a-t-il des questions dont nous pourrions traiter dans les recommandations que notre comité élaborera et qui pourraient aplanir ce type de problèmes, tout en sachant que notre situation de concurrent soulèvera toujours des questions plus globales? Y a-t-il de tels problèmes qui vous viennent à l'esprit?
M. Dade : Assurément. Au fil de nos relations avec le Mexique, certaines institutions, comme le Partenariat Canada- Mexique, ont vu le jour et nécessiteraient d'être modifiées. Toutefois, certaines des questions qui sont devenues, comme vous le dites, problématiques, telles que la circulation transfrontalière des personnes, pourraient être réglées au préalable. En ce qui a trait au régime de visas, nous avons une initiative conjointe sous la coprésidence de Bill Graham, du Canada, et de Rosario Green, du Mexique, ancienne ministre des Affaires étrangères. On a proposé entre autres la création d'un programme NEXUS entre le Canada et le Mexique pour régler le problème des visas, une solution plus éclairée et plus dynamique pour faciliter la circulation des personnes à la frontière que l'imposition d'un visa d'affaires, qui oblige l'ambassade à demander la participation de l'entreprise en question. Dans le cas du programme NEXUS, c'est le particulier qui fait les démarches. On peut étudier ce genre de choses.
Lorsque les États-Unis ont obligé les visiteurs à faire prendre leurs empreintes digitales et à se faire photographier, le Brésil a été l'un des premiers pays à répliquer en obligeant les Américains à faire prendre leurs empreintes digitales et à se faire photographier en entrant au Brésil; on a relevé plusieurs cas d'Américains qui étaient très vexés en entrant au Brésil. Il y a le cas célèbre d'un pilote d'American Airlines qui a fait un doigt d'honneur à la caméra et s'est retrouvé en prison.
Le Brésil ne réagira pas tout à fait de la même façon à ces problèmes, et vous devrez vous pencher sur l'histoire de nos relations avec le Mexique et adopter des initiatives proactives, et vous avez l'embarras du choix.
La présidente : Vous avez parlé de leur statut dans votre dernier exemple et de la grande importance qu'ils attachent à leur image, à laquelle ils sont encore plus sensibles aujourd'hui. Vous avez certainement élargi la portée de notre débat et vous nous avez permis de mieux comprendre le Brésil et la région, ainsi que les possibilités qui s'offrent au Canada.
J'ose espérer que nos témoins et nos sénateurs feront preuve d'un peu plus d'imagination. Le Brésil, depuis Cardoso et Lula, se perçoit aujourd'hui différemment et s'est donné de nouveaux leviers et de nouvelles méthodes plutôt que de modifier ceux qui existaient déjà.
Nous avons examiné le BRIC. Il y a aussi l'approche américaine à l'égard de l'Inde. Les États-Unis ont commencé beaucoup plus tôt que nous à percevoir l'Inde de façon différente et à modifier entre autres leur politique et leur position sur le nucléaire. Ils ont réagi à la Chine plus tôt au lieu de prendre du recul et de l'observer.
Notre comité veut évaluer notre relation avec le Brésil, évaluer les forces du Canada et celles du Brésil pour voir s'il y a de nouvelles options et de nouvelles façons d'aborder les enjeux plutôt que de nous en tenir à celles qui existent déjà.
Quelqu'un a créé NEXUS après l'échec de cette politique de l'œil pour œil, dent pour dent; des esprits créateurs quelque part ont dû y réfléchir et nous savons que certains d'entre eux se trouvent dans vos deux organisations.
Nous continuerons de faire appel à votre expertise, et j'espère que vous pourrez éclairer nos discussions non seulement aujourd'hui, mais à l'avenir, lorsque nous formulerons des propositions ou des recommandations, proposant de nouvelles initiatives ou peut-être des initiatives renforcées dans le cadre de notre relation avec le Brésil et l'Amérique latine, l'Amérique centrale ou l'Amérique du Sud, et cetera.
(La séance est levée.) |