Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
OTTAWA, le mercredi 30 avril 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour examiner les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Chers collègues, nous poursuivons notre étude sur les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.
J'ai reçu une lettre de Susan Gregson, sous-ministre adjointe pour l'Asie-Pacifique. Suite à son témoignage du 3 avril et en réponse à des questions du sénateur Dawson et du sénateur Robichaud, elle devait nous faire parvenir des précisions quant au total des sommes transférées du Canada aux Philippines, en 2013. Sa lettre indique que, selon la banque centrale philippine, le total des sommes transférées à partir du Canada s'est élevé à 879 937 000 de dollars US en 2013, soit environ 906 millions de dollars canadiens. Autrement dit, elle aurait dû parler de « milliard » dans son témoignage, plutôt que de « million ».
Je vous propose de faire circuler la lettre dans les deux langues officielles et de l'annexer à notre compte rendu.
Le sénateur Downe : Je ne comprends pas très bien la lettre. La question qui avait été posée, madame la présidente, concernait les sommes d'argent qui sont envoyées à partir du Canada. À quoi correspond ce chiffre en dollars canadiens?
La présidente : Il s'agit de 906 millions de dollars, et dans son témoignage, elle aurait dû parler de...
Adam Thompson, greffier du comité : Si je me souviens bien, les témoins ont mentionné le terme « million » plutôt que « milliard ». Le total étant de 906 millions de dollars, ça représente 0,9 milliard de dollars. Nous pouvons le vérifier dans le compte rendu, mais de toute façon, la lettre nous indique le montant exact.
Le sénateur Downe : Merci.
La présidente : Je vous propose d'annexer la réponse du témoin au compte rendu de son témoignage. Si, après avoir comparé ce chiffre avec celui du compte rendu, nous avons besoin d'autres précisions, nous en ferons la demande.
Le sénateur Downe : Le témoin représentait quel ministère?
La présidente : Affaires étrangères et commerce international.
Le sénateur Downe : Il y avait aussi une femme qui a témoigné et qui a mentionné un chiffre.
La présidente : Nous ne corrigeons pas son témoignage à elle, seulement celui des fonctionnaires du ministère.
Puis-je avoir votre accord pour annexer cette lettre à notre compte rendu?
Des voix : D'accord.
La présidente : Nous allons maintenant donner la parole à notre premier groupe de témoins : M. Joshua Kurlantzick, agrégé supérieur de recherche pour l'Asie du Sud-Est, et, à titre personnel, M. Richard Barichello, directeur du Centre de recherche sur l'Asie du Sud-Est, de l'Université de la Colombie-Britannique. Tous les deux vont témoigner par vidéoconférence. Je vais d'abord donner la parole au représentant du Council on Foreign Relations, M. Kurlantzick.
Joshua Kurlantzick, agrégé supérieur de recherche pour l'Asie du Sud-Est, Council on Foreign Relations : Merci de m'avoir invité, mais je croyais que c'était pour répondre à des questions sur les conditions de sécurité en Asie.
La présidente : Généralement, les témoins font une déclaration liminaire. Je vous invite donc à faire le point sur vos recherches et à consigner au compte rendu tout ce qui pourrait être utile à notre étude. Ensuite, nous passerons aux questions.
M. Kurlantzick : Volontiers.
Au Council on Foreign Relations, mes recherches portent principalement sur l'Asie du Sud-Est, et aussi un peu sur l'Asie du Nord-Est. Je m'intéresse principalement au rééquilibrage des relations diplomatiques, c'est le terme qu'emploie maintenant l'administration Obama, et à ses implications pour la région du Sud-Est asiatique. Au cours des deux dernières années, je me suis tout particulièrement intéressé au ralentissement du processus de démocratisation dans un certain nombre de pays du Sud-Est asiatique, et de ce que cela signifie pour la sécurité et les échanges internationaux. Ce recul démocratique concerne la Thaïlande, la Malaisie, le Myanmar et plusieurs autres pays.
La présidente : Merci.
Je vais maintenant donner la parole au professeur Barichello. Avez-vous une déclaration liminaire?
Richard Barichello, directeur, Centre de recherche sur l'Asie du Sud-Est de l'Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Madame la présidente, honorables sénateurs, je suis heureux de m'adresser à vous aujourd'hui.
Je vous dirai pour commencer que je ne vais pas me reporter à une étude en particulier, mais que je vais essentiellement vous parler de mon expérience dans la région, depuis à peu près 1985. Les pays que je connais le mieux sont l'Indonésie, où j'ai vécu et travaillé à la fin des années 1980, ainsi que le Vietnam, la Thaïlande, le Myanmar, le Cambodge et Singapour.
Ce dont on m'a demandé de vous parler, ce n'est pas tant de questions de sécurité, mais plutôt de développement économique. Vous savez pertinemment que cette région connaît une croissance rapide depuis un certain nombre d'années, même si cette croissance a été entrecoupée par la crise financière asiatique et, par la suite, par le ralentissement qui a accompagné notre récession. Quoi qu'il en soit, on peut dire, de manière générale, que les pays de l'ANASE connaissent un taux de croissance accéléré et qu'ils ont déployé beaucoup d'efforts pour solidifier leurs relations économiques. Même s'il y a beaucoup d'obstacles à surmonter, il faut dire, d'emblée, que les pays de la région recherchent une plus grande intégration économique avec le reste du monde, y compris au niveau des échanges commerciaux et, surtout, des investissements.
Parmi les obstacles qui se posent, il y a la situation politique interne de bon nombre de ces pays. Même si la croissance des échanges commerciaux et des investissements s'est accélérée au sein de la région, l'objectif d'un véritable accord de libre-échange asiatique reste encore lointain, en raison de la politique intérieure des différents pays.
Je pourrais m'attarder sur le secteur agricole, que je connais particulièrement bien, ainsi que sur les politiques industrielles, entre autres, mais je vais en rester là pour l'instant afin d'y revenir tout à l'heure si vous souhaitez me poser des questions là-dessus. Je vous remercie.
La présidente : Merci. Vos deux déclarations sont sans doute les plus courtes que notre comité ait entendues, et nous allons donc avoir beaucoup de temps pour poser des questions.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Ma question s'adresse à M. Kurlantzick. Le président américain vient de terminer une tournée en Asie, qui l'a mené au Japon, aux Philippines, en Malaisie et en Corée du Sud. Il a signé une entente de coopération en matière de défense avec les Philippines. Mis à part la Corée du Sud, avec laquelle le Canada vient tout juste de signer un accord de libre-échange, est-ce que les pays du Sud-Est asiatique ont de l'intérêt ou de l'appétit pour accroître leurs relations avec d'autres pays que les États-Unis et la Chine, et auprès desquels le Canada pourrait être intéressé à investir?
[Traduction]
M. Kurlantzick : Merci. J'espère que cela ne vous dérange pas que je prenne des notes. Vous voulez savoir si les pays du Sud-Est asiatique vont être touchés par l'accord de libre-échange entre le Canada et la Corée du Sud? C'est bien ça?
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Non. Ce que je vous demandais, c'était à savoir si les pays du Sud-Est asiatique ont de l'intérêt ou de l'appétit pour accroître leurs relations avec d'autres pays que les États-Unis et la Chine. Pensez-vous qu'ils sont intéressés à faire des affaires avec le Canada?
[Traduction]
M. Kurlantzick : Les grandes économies de l'Asie du Sud-Est ont déjà beaucoup de liens commerciaux avec le Canada.
J'aimerais dire d'emblée que je m'intéresse avant tout aux relations entre les États-Unis et les pays de l'Asie du Sud-Est, et quand je parle des grandes économies de cette région, je parle de la Thaïlande, des Philippines, de Singapour, de l'Indonésie, de la Malaisie et, dans une moindre mesure, du Vietnam; le Myanmar en fera peut-être partie un jour. Ce sont les pays de la région qui ont une importance économique, et la plupart d'entre eux ont déjà énormément de liens commerciaux avec le Canada.
Si vous voulez parler de nouveaux débouchés économiques avec le Canada, je dois vous dire que ces pays ont plusieurs défis à surmonter. Le premier vient du fait qu'ils essayent depuis 10 ans de négocier leur propre accord de libre-échange interne, mais que, pour toutes sortes de raisons, les choses avancent plus lentement que prévu. Ils ont encore des enjeux régionaux à régler. Ils voudraient constituer un bloc de pays ayant en théorie des ressemblances avec l'Union européenne, mais les disparités entre les revenus et entre les pays d'Asie du Sud-Est sont énormes, d'où leurs difficultés à trouver un terrain d'entente.
S'agissant du commerce bilatéral, la situation varie d'un pays à l'autre. Tantôt le gouvernement s'est doté d'un plan d'action précis, et c'est le cas de Singapour, qui est un État quasi démocratique et quasi autoritaire, et sans doute aussi de la Malaisie; tantôt le gouvernement, qu'il veuille ou non accroître les échanges commerciaux et les investissements, est porté par sa population à faire des réformes, comme c'est le cas en Indonésie, où la démocratie est en plein essor. En fait, l'ouverture économique de l'Indonésie est un peu en repli. C'est dire combien la situation varie d'un pays à l'autre, mais dans l'ensemble, la plupart des pays cherchent à développer leurs relations. Leurs liens économiques et stratégiques avec la Chine les préoccupent quelque peu. Ils souhaiteraient avoir des liens plus étroits avec le Japon et l'Inde, et aussi avec le Canada, j'en suis sûr.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : La Banque asiatique de développement a publié récemment des données concernant l'investissement étranger direct par pays en Asie. Sans surprises, nous apprenons que la Chine constitue et de loin le principal investisseur étranger direct en Birmanie. Compte tenu du bilan mitigé de la Chine en matière des droits de la personne, croyez-vous que l'omniprésence de la Chine en Birmanie risque de mettre un frein aux réformes démocratiques dans ce pays?
[Traduction]
M. Kurlantzick : C'est une excellente question, sénatrice. Vous avez parlé de la Birmanie, mais j'emploierai aussi le terme de Myanmar, sans aucune connotation politique.
Premièrement, la réforme politique qui s'est opérée au Myanmar ne peut pas encore être qualifiée de révolution démocratique. Nous sommes à l'aube d'une mutation profonde, mais nul ne sait encore quelle direction elle prendra. Comme dans bien des pays, cette réforme a à la fois des conséquences positives, comme l'émergence d'une société civile, une presse plus libre, la libération d'Aung San Suu Kyi et une plus grande transparence des partis politiques, et des impacts plus négatifs, comme la violence interreligieuse et une insécurité croissante, notamment dans l'ouest du pays.
Nul ne sait quelle orientation va prendre le pays, et ceux qui prétendent le savoir sont des menteurs.
L'influence de la Chine au Myanmar est bien antérieure aux réformes que le Myanmar a commencé à entreprendre en 2010. Je dirai que, dans le passé, l'influence de la Chine en matière de droits de la personne était négative. Cela ne veut pas dire que les autres pays sont blancs comme neige. Les grandes sociétés d'énergie — comme Total, par exemple — qui sont établies au Myanmar depuis un certain temps ne sont pas non plus des modèles en matière de respect des droits de la personne.
Même si la Chine reste le principal investisseur étranger direct dans ce pays, son influence est aujourd'hui plus discrète. À preuve, la majorité des derniers permis d'exploitation d'hydrocarbures octroyés par le gouvernement du Myanmar ont été octroyés à des sociétés autres que chinoises. Cela signifie que le gouvernement cherche manifestement à diversifier les investissements étrangers dans les secteurs clés, et que l'influence de la Chine le préoccupe.
Deuxièmement, même si la Chine est encore un gouvernement autoritaire, elle se rend parfaitement compte que, dans un pays comme le Myanmar, il n'est pas bon d'avoir mauvaise presse. À telle enseigne que le gouvernement chinois a donné la consigne aux sociétés chinoises établies au Myanmar d'accorder plus d'attention à ce que nous appelons, en Occident, la « gouvernance d'entreprise » ou « la responsabilité sociale de l'entreprise ».
Tout ça pour dire que, dans le passé, la Chine avait sans doute une connotation négative, mais qu'elle n'était sans doute pas le seul pays dans ce cas. Et que son influence, même si c'est encore un investisseur important, n'est plus ce qu'elle était. De plus, la trajectoire du Myanmar est encore incertaine, mais je dirais que les acteurs extérieurs autres que la Chine ont aujourd'hui beaucoup plus de marge de manœuvre pour infléchir cette trajectoire.
La sénatrice Johnson : Monsieur Kurlantzick, vous avez publié dernièrement une chronique dans Bloomberg Businessweek, où vous posez la question de savoir si la Malaisie peut redorer son blason. Vous recommandez que ce pays passe outre son aversion pour la collaboration avec les gouvernements occidentaux.
Que pouvez-vous nous dire de cette réticence des gouvernements malaisiens à l'égard de toute collaboration avec les gouvernements occidentaux? Est-ce qu'elle se limite aux opérations de recherche et de sauvetage ou est-ce qu'elle existe dans d'autres domaines?
M. Kurlantzick : Depuis son indépendance de la Grande-Bretagne, le gouvernement malaisien se plaît à condamner régulièrement les gouvernements occidentaux — notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne — tout en essayant d'établir avec ces pays une collaboration étroite en matière de défense et de sécurité. Ça remonte à l'époque de la lutte contre l'insurrection dans ce qui était alors la Malaisie britannique, et ça s'est poursuivi jusqu'au règne de l'ancien premier ministre Mahathir Mohamad, qui critiquait souvent sévèrement les États-Unis tout en préconisant la collaboration en matière de sécurité.
Finalement, lorsque vous condamnez pendant longtemps d'autres pays — notamment les États-Unis —, vous obligez en quelque sorte vos successeurs à faire de même. À cause de cet héritage et à cause aussi de la politique des États-Unis, les dirigeants malaisiens ont pris l'habitude de critiquer leurs accords de coopération, ce qui a pour effet d'amener les gens à se méfier de la coopération, non seulement dans la recherche et le sauvetage, mais dans toutes sortes d'autres domaines.
Cela ne veut pas dire que la Malaisie ne coopère pas. La Malaisie et les États-Unis s'entendent bien sur le plan stratégique, mais ils ne veulent pas que ça se sache, parce que ce n'est pas populaire.
Au-delà du problème de l'avion qui a disparu, c'est toute la question de l'opacité et du manque de transparence du gouvernement malaisien, dans bien des domaines, qui est en cause. Par conséquent, même si je pense que ce gouvernement a, au départ, mal géré les opérations de recherche et de sauvetage, de par le fait même de son opacité traditionnelle, les gens en sont amenés à croire aux pires scénarios — y compris à des conspirations —, alors qu'il n'y en a probablement pas.
Pour le gouvernement malaisien, les reportages retransmis dans le monde entier ont été un véritable choc. Principalement parce qu'il n'a pas l'habitude de la transparence et d'une presse complètement libre. La presse en ligne est assez libre, mais la presse en général n'est pas complètement libre.
La sénatrice Johnson : Donc, pensez-vous qu'après la disparition de cet avion, le gouvernement de Kuala Lumpur fera preuve de plus de transparence? Je pense vous avoir entendu dire que c'était probable.
M. Kurlantzick : S'agissant des opérations de recherche et de sauvetage, le gouvernement malaisien gère bien les choses maintenant. Il collabore tout à fait normalement avec l'Australie et la Chine. Il veut à tout prix retrouver de bonnes relations avec la Chine, et celle-ci aussi, je pense.
Pour en revenir à l'avion qui a disparu, je ne crois pas que le gouvernement malaisien savait où l'avion se trouvait dans les jours qui ont suivi, et qu'il y ait eu conspiration pour étouffer toute l'affaire. Je crois simplement que ce gouvernement a dans le passé toujours fait preuve d'opacité, et que ça s'est retourné contre lui.
Aujourd'hui, il collabore davantage aux opérations de recherche et de sauvetage, mais je ne suis pas sûr qu'il en fera autant dans les autres domaines.
J'ajouterai, en passant, qu'il est dommage que le président Obama ait passé si peu de temps à rencontrer des membres de la société civile en Malaisie. À mon avis, il n'aurait pas dû en faire l'économie.
La sénatrice Johnson : Monsieur Barichello, je sais que vous êtes un spécialiste en matière d'alimentation et de ressources, et j'aimerais donc que vous nous parliez de la question de la sécurité alimentaire dans les pays de l'Asie du Sud-Est. Par exemple, les pénuries alimentaires risquent-elles de provoquer d'autres soulèvements populaires dans la région, et où précisément? Dans quelle mesure notre pays, qui est un important exportateur de viande et de céréales, pourrait-il mieux approvisionner des pays à risque et contribuer ainsi à une plus grande sécurité alimentaire?
M. Barichello : S'agissant de la sécurité alimentaire des pays de la région, la situation varie beaucoup d'un pays à l'autre, comme l'a dit M. Kurlantzick, en raison de la disparité des revenus. C'est un facteur important en ce qui concerne la sécurité alimentaire.
Vous savez sans doute que certains pays de l'ANASE comptent parmi les plus gros exportateurs mondiaux de certains produits alimentaires et agricoles. C'est dire qu'il y a beaucoup de production alimentaire dans la région. À l'exception des États-Unis, les plus gros exportateurs de riz au monde sont des pays de la région, et il en est de même pour toute une variété de produits qui peuvent être cultivés dans ces régions-là.
En revanche, il y a des problèmes de sécurité alimentaire à l'intérieur même des pays, qui sont directement liés aux niveaux de revenus et qui donnent lieu, parfois, à des violences et à des conflits.
Prenons le cas du Myanmar, par exemple. Ce pays était jadis le plus gros exportateur de riz au monde, mais après des décennies de gabegie économique, le niveau des exportations a considérablement diminué. Aujourd'hui, c'est à nouveau un exportateur net de riz, et la situation continue de s'améliorer, mais en même temps, certaines régions à l'intérieur du pays ont beaucoup de mal à s'approvisionner et à se procurer des produits alimentaires adéquats. Sur le plan quantitatif, il n'y a pas de problème de sécurité alimentaire, il y a assez de production dans la région; en revanche, certains groupes économiquement défavorisés ont assurément des problèmes de ravitaillement, au niveau de la famille ou de la région.
S'agissant des débouchés commerciaux potentiels du Canada dans cette région, ils sont très réels. Par exemple, notre blé est exporté dans un certain nombre de ces pays. Strictement sur un plan commercial, le Canada occupe de bons créneaux et sait les exploiter. Je ne vois pas pourquoi ça ne continuerait pas.
Il y a quelque chose qui a été mentionné tout à l'heure et qui en fait s'applique à bien des domaines, pas seulement à l'agriculture mais à tous les secteurs économiques. Je veux parler du nationalisme économique qui est en recrudescence dans bien des pays, et qui se manifeste généralement par des restrictions sur les importations ou par l'obligation qui est faite aux exportateurs de transformer davantage de produits sur place. Ce sont là des décisions qui sont adoptées par les gouvernements et qui rendent la vie plus difficile aux exportateurs, selon le pays et la catégorie de produits, mais je dirai que, dans l'ensemble, il y a encore d'excellents débouchés pour le Canada dans nos secteurs d'exportation traditionnels.
Le sénateur Demers : Merci à tous les deux de comparaître devant notre comité aujourd'hui. Ma question est assez longue, et je vous prie de m'en excuser. Je vais essayer de la résumer un peu.
D'après le plus récent indice du risque politique publié par le Political Monitor, un site web australien qui étudie ce problème dans les divers pays de la région, l'Indonésie occupe un rang peu enviable en raison des risques de troubles politiques et sociaux qui planent sur ce pays. Je vais maintenant vous poser la question qui nous intéresse le plus. De façon générale, le taux de chômage des jeunes, l'ampleur de la corruption au sein du gouvernement, les tensions ethniques et religieuses et les dysfonctionnements des institutions politiques pèsent lourdement sur les perspectives de croissance économique du pays. Partagez-vous mon avis là-dessus?
M. Kurlantzick : C'est à moi que vous vous adressez?
Le sénateur Demers : À tous les deux.
La présidente : Nous allons continuer de suivre la séquence de l'ordre du jour, et c'est donc le professeur Kurlantzick qui va répondre en premier.
M. Kurlantzick : En fait, je ne suis pas professeur.
La présidente : Disons que je vous ai donné une promotion.
M. Kurlantzick : Je vous remercie de votre question, qui est intéressante.
Dans une certaine mesure, tout dépend du contexte. C'est vrai qu'en Asie du Sud-Est, à part le Myanmar et les trois provinces méridionales de la Thaïlande, où les rebelles sont très actifs, l'Indonésie est sans doute le pays qui présente le risque politique le plus élevé. Mais en même temps, si vous demandez à quiconque qui a séjourné en Indonésie à la fin des années 1990 de comparer la situation de ce pays à l'époque et celle d'aujourd'hui, même si cet indice australien est sans doute vrai, il ne tient pas compte des mutations radicales qui se sont produites et du fait que, dans la plupart des régions du pays, à part la Papouasie, l'Indonésie est un pays beaucoup plus stable aujourd'hui. Il y a des tensions ethniques, c'est sûr. La protection des minorités religieuses est très aléatoire, surtout en ce qui concerne les musulmans non sunnites, certains chrétiens et d'autres minorités. Il y a encore, manifestement, des tensions ethniques, ainsi que toutes sortes de problèmes en Papouasie. Mais quand on compare cela à la situation que j'ai bien connue, personnellement, en 1998, 1999 et 2000, où le pays paraissait ingouvernable et sur le point d'éclater, je peux dire que je suis très impressionné par les progrès que l'Indonésie a réalisés jusqu'à présent.
La corruption est encore un grave problème, qui est proportionnel à la taille du pays et qui est l'héritage de la période antérieure à la démocratisation du pays. Le processus de décentralisation a eu beaucoup de retombées positives, mais il a aussi provoqué, d'une certaine façon, la décentralisation de la corruption. Ce mal chronique est très difficile à éradiquer rapidement. Il faut pratiquement s'y attaquer ville après ville, comme s'y emploie le gouverneur de Jakarta, qui est d'ailleurs aujourd'hui le candidat favori aux élections présidentielles.
Somme toute, il faut se demander d'où on vient et où on va, et une fois la question posée, la réponse me semble globalement positive. Je défie quiconque qui a séjourné en Indonésie il y a 15 ou 20 ans d'affirmer le contraire.
Le sénateur Demers : Merci, monsieur Kurlantzick.
Monsieur Barichello, qu'en pensez-vous?
M. Barichello : Je dirai pour commencer que je suis d'accord avec ce que Joshua vient de dire.
Le risque politique est certes élevé, selon ces indicateurs, mais les étrangers qui veulent y investir voient bien que les entreprises qui s'y sont établies ont généralement fait de bonnes affaires.
D'un autre côté, étant donné les risques que vous avez mentionnés, il faut vraiment avoir des nerfs d'acier pour investir dans ce pays. Si vous n'avez aucune idée de la façon dont les affaires se brassent dans la région, les risques politiques que vous avez mentionnés, notamment la corruption, peuvent devenir intolérables. Il faut donc à la fois connaître et tolérer les pratiques commerciales en vigueur dans le pays, et en Indonésie, ça comprend la corruption en général ainsi que les dysfonctionnements du système juridique et judiciaire. Il y a aussi, comme l'a dit Joshua, des tensions religieuses, qui créent des problèmes dans certaines localités.
Cela dit, je suis tout à fait d'accord avec lui pour dire que la situation s'est beaucoup améliorée. Les grandes entreprises qui sont implantées là-bas et qui connaissent bien l'environnement économique et réglementaire considèrent que ces risques sont tout à fait supportables. Je crois qu'on les exagère parfois, même si, pour ce qui est de la politique intérieure, il est évident que la corruption est un grave problème politique. SBY, le président sortant, a été élu et notamment réélu sur les promesses qu'il avait faites dans ce domaine précis. Et comme il a fait très peu de progrès pendant qu'il était au pouvoir, le maire de Jakarta, qui est aujourd'hui le candidat favori aux élections présidentielles, a de bonnes chances de réussir à endiguer ce fléau.
Bref, la situation continue de s'améliorer. Il y a encore beaucoup à faire, mais ce qui a été fait jusqu'à présent permet d'être optimiste.
Le sénateur Demers : Avant de clore ce sujet, j'aimerais savoir ce que vous pensez du chômage des jeunes. La jeunesse, c'est l'avenir d'un pays, alors que pensez-vous de la situation du pays, sur ce plan-là?
M. Kurlantzick : Le défi démographique de l'Indonésie est considérable. Le gouvernement voit les choses de façon optimiste et considère que c'est un atout potentiel. On peut être optimiste ou pessimiste.
Il y a 10 ans, on avait sans doute des raisons d'être plus pessimiste, car on estimait que l'Indonésie manquait de compétitivité dans un certain nombre de domaines, par rapport aux autres pays de la région et notamment la Chine. Elle a encore beaucoup de défis à relever. Prenons l'exemple des investissements américains. Quand le président Obama est arrivé au pouvoir, il possédait un certain nombre d'atouts naturels pour renforcer les relations avec l'Indonésie. Vous savez qu'il a grandi dans ce pays, et cetera. Or, les investissements américains en Indonésie n'ont pas atteint les objectifs escomptés, mis à part le secteur des ressources naturelles, et c'est en partie à cause de ces obstacles chroniques dont je vous parlais tout à l'heure.
Il faut que l'Indonésie fasse des efforts supplémentaires afin d'attirer davantage d'investissements, même si, pendant de nombreuses années, ces investissements ont progressé de 5 à 6 p. 100 par an. Ce n'est pas comparable, bien sûr, aux taux de croissance de la Chine ou du Vietnam, lorsque ce dernier était en plein décollage. Mais ce n'est pas mal quand même, et c'est en tout cas suffisant pour assurer la subsistance de la population et pour absorber la croissance démographique. Ce n'est pas ce que le gouvernement espérait, mais c'est suffisant.
J'ajouterai qu'en Indonésie, les jeunes sont une force politique beaucoup plus importante que dans d'autres pays. On le constate également, dans une certaine mesure, en Thaïlande et en Malaisie, mais étant donné que l'Indonésie est un pays plus libre, les médias sociaux sont plus critiques. Le maire de Jakarta est parti de pratiquement rien, si l'on compare à la situation qui prévalait il y a une dizaine d'années en Indonésie. Or, aujourd'hui, il a de fortes chances d'être élu président, et il incarne tout à fait la démocratie directe, le savoir-faire avec les médias sociaux, et le désir de plaire aux jeunes. Je ne sais pas ce que ça donnera à l'échelle nationale, mais les jeunes arrivent manifestement à se faire entendre par les politiciens en Indonésie, c'en est même impressionnant.
M. Barichello : Permettez-moi d'ajouter, au sujet des problèmes auxquels l'Indonésie est confrontée, que le chômage des jeunes est un sujet beaucoup moins grave que tous les autres défis que vous avez mentionnés. Bien sûr, c'est plus difficile de trouver un emploi qu'il y a quelques années, mais la croissance économique est relativement forte. Certes, elle n'a pas retrouvé son niveau des années 1980 et 1990, avant la crise financière asiatique, mais elle reste très solide. De plus, l'Indonésie a peu été touchée par la dernière récession mondiale, et des emplois ont été créés.
Il y a beaucoup de jeunes dans les zones rurales. Bon nombre d'entre eux continuent de migrer vers les grandes villes, où ils trouvent un emploi. C'est une façon, pour eux, de sortir de la pauvreté. C'est un aspect qu'il ne faut pas sous-estimer.
Tout ce qui a été dit au sujet de leur engagement politique, de leur énergie et de leur contribution au système politique est tout à fait exact, d'après mon expérience personnelle. Je ne pense donc pas que le chômage des jeunes soit problématique.
Si on compare avec le Canada, je peux vous dire qu'après avoir reçu leur diplôme, mes étudiants cherchent parfois pendant un an avant de trouver, au Canada, un emploi qui leur convienne. Ceux de mes étudiants qui sont originaires de Chine semblent avoir le même problème quand ils rentrent chez eux, mais ceux qui retournent en Indonésie, par contre, semblent réussir à trouver un emploi beaucoup plus rapidement.
La sénatrice Ataullahjan : Monsieur Kurlantzick, dans un article sur le ralentissement de la croissance économique en Chine, vous dites qu'il est peu probable que la classe moyenne urbaine de ce pays se retourne contre le gouvernement de Pékin car elle lui doit sa légitimité politique. En quoi cela concerne l'utilisation des médias sociaux? Vous en avez parlé pour l'Indonésie, mais pensez-vous que nous assisterons un jour à un printemps arabe en Chine ou dans d'autres pays de l'Asie-Pacifique?
M. Kurlantzick : Pour élargir un peu le débat, je dirai que, dans ces pays-là, la classe moyenne urbaine ou l'élite se comporte comme le reste de la population, c'est-à-dire qu'elle appuie le gouvernement selon qu'elle estime qu'il défend ou non ses intérêts.
En Chine, depuis la réforme et la politique d'ouverture, et surtout depuis Tiananmen, le gouvernement soigne la classe moyenne urbaine. Il le fait de multiples façons, et je pourrais vous en donner une liste impressionnante. La croissance a favorisé la classe moyenne urbaine. Cela ne veut pas dire que tout le monde s'entend là-dessus et que ça ne changera jamais, mais le gouvernement cultive très adroitement sa classe moyenne urbaine.
Dans d'autres pays de la région, notamment en Thaïlande, la classe moyenne urbaine n'a pas nécessairement profité de la réforme démocratique. En effet, cette réforme a porté au pouvoir toute une série de gouvernements qui ont davantage été élus par les pauvres des régions rurales, ce qui ne réjouissait guère les classes moyennes urbaines et l'élite de Bangkok. En Indonésie, les classes moyennes urbaines estiment que le progrès démocratique sert leurs intérêts, comme c'est le cas, j'espère, au Canada, aux États-Unis, et cetera.
Je suis désolé de vous présenter une perspective hobbésienne, mais tout dépend de la perception des gens, s'ils estiment que cela sert leurs intérêts ou non. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de printemps arabe dans ce pays. Jusqu'à présent, en maintenant un taux de croissance élevé et en cajolant la classe moyenne urbaine, le gouvernement a évité une telle issue. Il va sans dire qu'une répression sévère de toute contestation du Parti communiste contribue évidemment à écarter cette éventualité.
Le sénateur Downe : Vous avez parlé tout à l'heure de la corruption qui sévit dans la région. Avez-vous des informations — et je comprendrai que vous n'en ayez pas, car ce n'est pas votre champ de compétence — sur les transferts d'argent et les pays destinataires, et je veux parler des commissions ou pots de vin qui sont versés à des responsables? Dans quels pays sont-ils les plus susceptibles de transférer cet argent, et, le cas échéant, sont-ils bien accueillis par certains établissements financiers occidentaux?
M. Kurlantzick : Votre question déborde du cadre de mes recherches. Je pense qu'il faut adopter une perspective plus diversifiée. La corruption dans les pays du Sud-Est asiatique... Commençons par prendre un peu de recul.
L'indice établi par Transparency International calcule le taux de corruption perçue dans les pays du monde entier, et dans le Sud-Est asiatique, il y a des pays comme Singapour qui occupent un rang tout à fait enviable, aux côtés de la Nouvelle-Zélande et des pays scandinaves, c'est-à-dire qu'ils sont perçus comme les pays dont les pratiques commerciales sont les moins corrompues. Vous avez ensuite un pays comme le Myanmar qui figure tout en bas de la liste, avec la Somalie. Il y a donc un écart considérable entre les pays de l'Asie du Sud-Est.
Dans certains de ces pays, les sommes en jeu varient énormément. En Indonésie, si vous conduisez une motocyclette ou une voiture à Jakarta et que vous n'avez pas de bonnes connections ou même un Occidental dans votre voiture, vous risquez fort d'être arrêté par un agent de police qui vous réclamera une « amende ». Ça arrive aussi à Bangkok. C'est souvent une somme modeste, et je doute que l'agent de police en fasse autre chose que de la rapporter chez lui.
Par contre, s'agissant des affaires de corruption qui ont été mises au jour en Chine, et qui existent certainement aussi au Myanmar, il faut alors se poser la question des établissements financiers. Dans la région, il y a un certain nombre de pays où la transparence des établissements financiers est très problématique. Singapour abrite une industrie bancaire privée très florissante, comme vous le savez sans doute. Comme, sous la pression des autres pays, la Suisse oblige ses banques privées à pratiquer une plus grande transparence, Singapour en profite pour essayer d'attirer les capitaux qui fuyaient les banques privées suisses et certains territoires britanniques outre-mer. Bangkok a aussi de graves problèmes en ce qui concerne la transparence des établissements financiers. Mais pour ce qui est des pays destinataires de ces transferts d'argent, il faudrait que vous posiez la question à quelqu'un d'autre, je suis désolé.
La présidente : Professeur, avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Barichello : Seulement quelques mots.
C'est très difficile de dire où va cet argent car, quand on essaie de se renseigner, les gens ne sont jamais très bavards.
Pour ce qui est de savoir où va cet argent, je peux vous dire que j'ai travaillé avec les services de douane indonésiens, et les jeunes douaniers me disaient que leurs collègues plus âgés avaient tous plusieurs maisons, de grandes et belles maisons, alors il est évident qu'une partie de cet argent allait là-dedans. Qu'ils envoyaient également leurs enfants faire leurs études à l'étranger, et qu'ils y allaient parfois eux-mêmes. Comme l'a dit Joshua, il existe un réseau bancaire international très bien ficelé à Singapour, avec des mécanismes très sophistiqués.
Le sénateur Housakos : Je suis curieux de savoir ce que vous pensez du fonctionnement des établissements financiers des pays de l'Asie du Sud-Est, notamment en ce qui concerne leurs règles de gouvernance. À la fin des années 1990, il y a eu une énorme crise financière dans cette région. Bon nombre d'économistes estiment qu'elle a principalement été causée par la faiblesse des structures et de la gouvernance de ces établissements. Nous savons tous, en Occident, qu'une bonne croissance économique doit s'appuyer sur des institutions financières solides. Que pouvez-vous nous dire sur la façon dont fonctionnent ces entités dans les pays de la région? J'aimerais savoir aussi dans quelle mesure les entreprises canadiennes, qu'elles soient petites, moyennes ou grandes, peuvent avoir accès, là-bas, à du capital-risque.
M. Kurlantzick : Le genre de capital-risque qu'on connaît au Canada et aux États-Unis est très embryonnaire là-bas, à l'exception de Singapour et, dans une moindre mesure, de certains autres pays plus développés de la région. Il y a beaucoup de capitaux disponibles, c'est sûr, auprès des individus et des réseaux familiaux, mais le genre de CR qu'on a en Occident est très embryonnaire là-bas.
Le gouvernement de Singapour encourage vivement ce genre d'activité, en mettant lui-même des fonds à disposition et en encourageant le CR privé, mais c'est une tâche difficile pour un gouvernement, car c'est quelque chose qui vient généralement du secteur privé.
Beaucoup de pays de la région sont trop pauvres pour ce genre d'activité, sauf si on s'adresse à des réseaux familiaux. Sans compter que le CR est une activité qui se pratique plus facilement dans un marché libre. Or, il y a encore beaucoup de problèmes avec les monopoles, avec les sociétés d'État et avec les pratiques monopolistiques de nombreuses industries, qui entravent les efforts des entrepreneurs.
Je ne voudrais pas m'attarder indûment sur ce sujet, mais dans certains pays, qui ont pourtant d'excellents systèmes d'éducation scientifique et technique, on n'encourage pas nécessairement la prise de risques et l'innovation, tout au moins pas autant qu'au Canada et même qu'à Singapour, et c'est un problème.
Les établissements financiers varient beaucoup d'un pays à l'autre. Au VietNam, ils comptent parmi les plus opaques et les plus endettés du monde, à un point tel qu'il est quasiment impossible de comprendre comment ils fonctionnent. Cette situation est très problématique pour le Parti communiste, car elle entrave sérieusement la croissance du pays. Dans d'autres pays comme Singapour, il y a des banques privées, bien sûr, mais il y a aussi des établissements financiers modernes et de calibre international. Au Myanmar, ce n'est que tout récemment que les distributeurs automatiques ont fait leur apparition. La situation varie donc énormément d'un pays à l'autre.
Je crois que les grands centres financiers sont Singapour, Bangkok et, dans une certaine mesure, Kuala Lumpur. À Bangkok, les banques ont mieux géré leurs affaires depuis la crise financière. Les pays occidentaux ont exercé des pressions pour qu'elles s'attaquent au problème des capitaux susceptibles d'être liés au crime organisé et au terrorisme, mais elles ont encore énormément de progrès à faire.
Les établissements financiers de Singapour sont beaucoup plus performants à cet égard, mais comme le gouvernement essaie d'encourager les banques privées, certains établissements s'enveloppent encore dans une véritable chape de plomb.
M. Barichello : Je voudrais ajouter plusieurs choses.
Le manque de transparence continue manifestement d'être un problème avec toutes sortes de banques, mais, comme on l'a dit à plusieurs reprises, la situation varie tellement d'un pays à l'autre qu'il est difficile de généraliser.
L'autre gros problème concerne les leviers d'endettement et les réserves nécessaires en cas de défaut de paiement. Cela fait partie des obligations prudentielles que doivent respecter les banques en matière de bonne gouvernance, mais là encore, la situation varie beaucoup d'un pays à l'autre, même si elle s'est bien sûr amélioré depuis la crise financière asiatique, qui a causé la faillite de nombreuses banques. Mais on peut dire qu'un certain nombre de banques partent du principe que la croissance va se maintenir à 4, 5 ou 6 p. 100, et même plus, et qu'elles vont avoir suffisamment de bons prêts pour ne pas être obligées, avec un tel taux de croissance économique, de se constituer une réserve pour couvrir des pertes en cas de défaut de paiement.
Et je ne parle pas seulement des banques privées, les banques d'État sont tout aussi à blâmer. Elles risquent tout autant de faire faillite, sauf si l'État les renfloue. On peut donc dire que la situation du système bancaire varie beaucoup, eu égard à la question que vous avez posée. Elle s'est améliorée considérablement depuis 1997-1998, mais il y a encore beaucoup de progrès à faire.
La présidente : J'aimerais vous poser une dernière question à tous les deux. Lorsque nous avons étudié la situation en Chine, nous avons constaté que la loi n'était pas immuable et que les entreprises qui voulaient s'y implanter ne devaient pas considérer qu'un accord signé était parole d'évangile. Un témoin a même dit, je crois, qu'un accord n'était qu'une pause dans la négociation, et que, pour encourager l'investissement et le commerce, il fallait que le dispositif réglementaire soit stable et que les tribunaux soient indépendants, afin de permettre un règlement plus rapide des différends commerciaux.
Pouvez-vous nous dire si, à part Singapour, les autres pays comme l'Indonésie connaissent les mêmes problèmes? Nous n'en entendons pas parler. Est-ce parce qu'il n'y a pas suffisamment d'entreprises qui les dénoncent, ou bien est-ce attribuable au fait qu'ils n'en sont pas au même niveau de développement?
M. Kurlantzick : C'est une question très intéressante.
Je dirai que la situation n'est pas la même, à certains égards. Dans la plupart des autres pays de l'Asie du Sud-Est, on constate les mêmes problèmes au niveau de la non-reconnaissance des accords, du non-respect de la loi, et des difficultés avec les tribunaux. Certains pays sont tellement pauvres qu'ils n'attirent pas beaucoup d'investissements. Par contre à Singapour, la loi est rigoureusement appliquée pour ce qui est des activités commerciales, pas dans la vie politique ou civile.
Vous avez ensuite la Thaïlande et, un peu moins mais très bien quand même, la Malaisie, qui sont des pays où, malgré tous leurs problèmes politiques, les gouvernements essaient d'attirer les investissements étrangers. Le dispositif législatif commercial qui s'applique aux investissements étrangers est relativement équitable, surtout si on le compare au dispositif juridique qui s'applique aux activités politiques et civiles.
Vous avez aussi des pays comme les Philippines et l'Indonésie où le dispositif législatif dans son ensemble, pas seulement dans le secteur commercial, est souvent mis à mal.
Mais la Chine est bien différente de tous les autres pays, vu son importance économique et son potentiel de croissance, et c'est ça qui attire les investisseurs étrangers, qui sont prêts à y faire des affaires, avec ou sans protections juridiques.
Je sais aussi que dans d'autres pays de la région, comme aux Philippines, par exemple, les entreprises américaines — je ne sais pas si c'est la même chose pour les entreprises canadiennes — peuvent exercer une influence sur l'application de la loi, étant donné l'importance de leurs investissements pour le pays qui ne veut pas risquer de les perdre.
Mais en Chine, ce n'est pas la même chose. Lorsque les entreprises veulent exercer une influence, afin que la loi soit mieux respectée, elles peuvent comparaître devant des comités et publier des rapports sur le problème, mais elles n'iront pas plus loin. C'est ce qui différencie la Chine de toutes les autres économies de l'Asie du Sud-Est. Les entreprises ont une certaine influence, mais en Chine, si elles ne veulent pas l'exercer, c'est comme si elles n'en avaient pas.
M. Barichello : S'agissant de l'Indonésie, je suppose que vous êtes tous au courant de ce qui est arrivé à Manulife, la société canadienne de services financiers. Elle a eu, avec sa société partenaire, le même genre de problème que celui que vous avez décrit.
Grâce à ses contacts à Ottawa et à la volonté du gouvernement canadien d'intervenir en sa faveur, elle a obtenu exactement le même résultat que ce dont a parlé M. Kurlantzick à propos d'entreprises américaines aux Philippines.
Aujourd'hui, les règlements et les politiques sont beaucoup plus clairs, ce qui facilite les choses pour les entreprises. Le fonctionnement des tribunaux laisse encore à désirer, mais il y a en Indonésie une commission anticorruption dont vous avez sans doute entendu parler, car elle obtient de bons résultats. Certes, tous les problèmes ne sont pas réglés, mais cette commission a beaucoup amélioré les choses.
Pour terminer, je voudrais dire que les problèmes que vous avez mentionnés montrent combien il est important, pour une entreprise qui veut s'implanter dans ces pays, d'avoir un partenaire sur place, qui soit solide et digne de confiance. C'est valable aussi bien pour l'Indonésie que pour tous les autres pays.
La présidente : Merci.
Je dois mettre un terme à cette partie de la réunion. Messieurs Barichello et Kurlantzick, je vous remercie beaucoup d'avoir comparu devant notre comité et de nous avoir donné des renseignements qui nous permettront de combler certaines lacunes de notre étude. Nous vous remercions vivement d'être venus de Baltimore et de Vancouver.
Chers collègues, nous accueillons maintenant Robert Anderson, professeur à l'Université Simon Fraser, qui va s'adresser à nous par vidéoconférence depuis Burnaby, en Colombie-Britannique.
Il pleut ici à Ottawa, mais je suppose que vous avez du soleil à Burnaby. À part ça, les notices biographiques et autres documents ont été distribués, comme d'habitude, et nous allons donc immédiatement vous donner la parole pour votre déclaration liminaire, après quoi les sénateurs vous poseront des questions. Bienvenue parmi nous.
Robert Anderson, professeur, Université Simon Fraser, à titre personnel : Merci beaucoup, sénatrice Andreychuk, de me donner l'occasion de m'adresser à vous et de répondre à vos questions.
Dans le document que je vous ai envoyé il y a quelques jours, je traite des trois grands sujets dont je vais parler aujourd'hui. Le premier concerne la réforme militaire et politique; le deuxième, les fluctuations de l'opinion publique et les méthodes de communication; et le troisième, les conflits qui déchirent le pays, et les relations avec les populations établies aux confins du Myanmar.
J'ai une brève déclaration à faire, avec votre permission, madame la présidente.
Je pense que des changements réels sont en train de s'opérer, qui, tout en étant réversibles, peuvent aussi s'inscrire dans la durée. Il faut que les Canadiens acceptent ce risque, au même titre que les Birmans l'acceptent. Après la Seconde Guerre mondiale, l'arrivée au pouvoir d'un régime autoritaire pendant les années 1950 et l'imposition de la loi martiale pendant 49 ans, à partir de 1962, le pays s'est retrouvé avec un dispositif répressif imposant et une structure gouvernementale minimale, de sorte qu'il faudra du temps pour faire bouger les choses. Toutefois, le mode de communication a changé, et c'est déjà quelque chose.
Les nouvelles façons de communiquer signifient que de nouvelles clientèles sont en train de se constituer, que de nouvelles idées sont en train de circuler. Les gens écoutent ce que les autres ont à dire, surtout les 45 p. 100 de la population qui ont moins de 30 ans. L'atmosphère est enthousiaste, mais en même temps très agitée.
Les Canadiens ont envoyé un nouvel ambassadeur très engagé, un nouveau délégué commercial et un nouvel agent responsable du développement. J'étais à Yangon tout récemment, et j'ai eu la chance de tous les rencontrer. Ils vont déjà avoir une nouvelle ambassade dans quelques semaines, avec un fonds discrétionnaire pour la mission, qui sera suivi d'un fonds canadien. Mais cette petite équipe a-t-elle vraiment des ressources suffisantes? Le Canada est-il prêt à s'investir réellement dans un pays où les coûts opérationnels sont très élevés et où les autres pays investissent des ressources inouïes?
Je pense que les Canadiens et les institutions canadiennes pourraient participer de bien des façons au développement économique et commercial du Myanmar, mais la plupart des autres pays, ceux que le Canada considère comme ses alliés, nous ont déjà largement devancés. Nous allons devoir rapidement tirer des leçons de leur expérience et collaborer avec eux. Il faut rattraper le temps perdu. C'est un pays qui offre des avantages pour l'économie et les intérêts du Canada, et d'une certaine façon, je pense que la situation de ce pays présente, pour le Canada, le même genre de risques et de débouchés que celle de l'Indonésie dans les années 1980 et 1990. J'ai écouté les témoins qui m'ont précédé, et je sais que vous avez discuté de l'Indonésie.
Grâce aux réseaux commerciaux, aux politiques d'investissement et aux relations économiques qu'ils ont instaurés, des pays comme l'Allemagne, l'Australie, le Royaume-Uni, le Japon et même les États-Unis sont aujourd'hui largement en avance sur les Canadiens. Le Myanmar n'était pas dans le radar du Canada? C'est vrai qu'il est difficile de prévoir comment les choses vont évoluer dans ce pays et, partant, de gérer adéquatement les risques, mais il y a de grands projets, de nouvelles entreprises et des problèmes que nous pourrions examiner en collaboration avec les autres pays, s'ils nous y invitent.
Je recommande d'apporter notre soutien et notre collaboration dans tous les domaines qui nous intéressent, et de contribuer à la résolution des problèmes complexes de développement économique et d'exploitation des ressources. Un recensement est en cours, et même s'il y a des problèmes dans deux ou trois secteurs, cela permettra de mieux comprendre la situation de ce pays et d'élaborer des politiques et des pratiques en conséquence.
En comparaison du régime antérieur, les nouvelles façons de faire sont un progrès, et les esprits sont tournés vers l'avenir. L'optimisme des professionnels et des industriels en milieu de carrière est palpable, je l'ai constaté moi-même en leur parlant des nouvelles perspectives.
Les Canadiens doivent aussi écouter attentivement ce qu'ont à dire les Canadiens d'origine birmane, qui ont des contacts professionnels et sociaux dans leur pays d'origine. Ils sont issus de tous les groupes linguistiques et de toutes les régions du Myanmar. Les membres de cette diaspora vont régulièrement dans leur pays, et ils peuvent être des collaborateurs précieux.
Il faut accorder une attention particulière aux réflexions et aux suggestions des Birmanes, étant donné le rôle spécial qu'elles jouent dans le monde des affaires, dans l'administration, dans le milieu médical et dans les universités. Je connais des femmes qui sont entrepreneurs, scientifiques, vice-présidentes d'universités, PDG d'organismes de la société civile et ministres. Il y en a même une qui songe à devenir présidente du pays, même si le libellé actuel de la constitution risque de l'en empêcher. Pour vous donner une idée de leur importance, je vous invite à consulter le réseau informatique de la femme du président Thein Sein et d'Aung San Suu Kyi.
Enfin, vous conviendrez avec moi que toutes les sociétés sont génératrices de conflits, et que le Myanmar a eu largement sa part, des conflits parfois très anciens. Il est clair que les méthodes militaires répressives ont maintenant atteint leurs limites, aussi bien à l'intérieur que dans les confins du pays. Aujourd'hui, le Myanmar est à la recherche d'une nouvelle méthode pour régler ses conflits, moins coûteuse et moins destructrice, mais les conflits resurgissent et la nouvelle méthode prend du temps à entrer dans les mœurs. Il y aura inévitablement des échecs et des erreurs, et la population continuera d'osciller entre l'optimisme et la frustration.
Pour terminer, j'aimerais dire que les Canadiens savent depuis longtemps ce que c'est que de fonctionner au sein d'une confédération dynamique de plusieurs provinces, petites et grandes, avec leurs forces et leurs faiblesses. Même si la situation du Myanmar est très différente de celle du Canada, j'estime que, étant donné la longue expérience que nous avons de la négociation de structures gouvernementales et d'administratives autonomes, nous sommes bien placés pour jouer un rôle positif dans ce domaine.
Plusieurs Canadiens sont déjà installés en Birmanie, et le Canada a maintenant l'occasion unique d'entamer un dialogue avec ce pays très ancien qui, soudainement, émerge comme un nouveau pays.
Mesdames et messieurs, je viens de vous donner un aperçu du contexte dans lequel les Canadiens peuvent envisager des initiatives positives. J'espère que cela suscitera chez vous un certain nombre de questions, afin que nous puissions enrichir le débat et faciliter ainsi le travail de votre comité.
Je vous remercie.
La présidente : Merci, professeur Anderson.
Vous avez dit que les femmes jouent actuellement pleinement leur rôle dans la société, notamment dans le monde des affaires, dans le milieu universitaire et même, peut-être un jour, dans les plus hautes sphères politiques du pays.
Les zones rurales représentent une partie importante du pays. Les femmes avaient-elles un rôle traditionnel dans les exploitations commerciales? Je veux parler des exploitations agricoles, de la vente des produits, ou bien s'agit-il d'un système qui est complètement différent de ce qui semble exister dans les autres pays?
M. Anderson : C'est une très bonne question, madame la présidente.
Les femmes jouent un rôle très important dans l'économie agricole, mais elles commencent à avoir des responsabilités commerciales dans les petites villes et dans les marchés; elles sont prédominantes dans la vente des produits agricoles, et dans tous les grands marchés, les principaux vendeurs, courtiers et prêteurs sont tous des femmes. Elles sont aussi présentes dans le monde des affaires, à des niveaux plus élevés, parfois à la tête de sociétés établies dans les grandes villes.
Il y a quelques femmes parmi les industriels les plus riches et les plus prospères du pays, et un petit nombre d'entre elles appartiennent au groupe des millionnaires. Mais je pense que vous vouliez savoir également à quels problèmes les femmes sont confrontées, dans la société rurale. C'est vrai qu'elles en ont. J'ai travaillé au Bangladesh et en Thaïlande, et je connais donc les sociétés rurales des pays voisins. Les familles pauvres dont l'agriculture est le principal moyen de subsistance sont généralement dirigées par des femmes, parce que les hommes sont allés chercher du travail ailleurs. Par conséquent, les femmes jouent un rôle important dans la société birmane, à tous les échelons. C'est valable aussi dans les régions où l'on parle une langue autre que le bamar, mais dans les milieux d'affaires, l'influence des femmes est impressionnante.
La présidente : Merci.
J'aimerais vous poser une autre question. Je suis sûre qu'il y a des débouchés pour le Canada, même si d'autres pays sont arrivés avant nous. Étant donné que la société était isolée et repliée sur elle-même, et à cause aussi des sanctions économiques qui avaient été imposées au Myanmar, le pays a maintenant du retard à rattraper. Ce retard concerne-t-il particulièrement les technologies dont il a besoin pour développer les secteurs scientifique et pharmaceutique ainsi que celui de la fabrication? Est-ce qu'il a surtout besoin de ces technologies de pointe pour mettre rapidement ses structures en conformité avec les normes internationales, afin d'être compétitif et d'assurer sa subsistance? Est-ce qu'il s'agit davantage d'infrastructures de base, de création d'institutions? Ou bien, est-ce tous ces enjeux à la fois?
M. Anderson : Si je devais choisir parmi les choses que vous venez d'énumérer, je dirais que c'est surtout la mise en place d'institutions et la création d'infrastructures, ce qui nécessite parfois des technologies de pointe, et aussi beaucoup d'électricité, ce dont le pays manque terriblement.
Je répète ce que je disais tout à l'heure, à savoir que nous devrions accorder une grande attention à ceux qui sont déjà implantés là-bas, et suivre l'exemple de pays que nous considérons comme des alliés. Mais n'oubliez pas que, dans certains cas, ces pays sont présents en Birmanie depuis son indépendance, et qu'ils n'en sont pratiquement jamais partis. Des diplomates britanniques sont en poste à l'ambassade britannique depuis 1948. L'ambassade australienne a ouvert ses portes peu de temps après et ne les a jamais fermées depuis. Les Allemands n'ont jamais fermé leur ambassade, pas plus que les Japonais. Tous ces pays ont mis en place des réseaux bien enracinés, qui remontent à plusieurs décennies. Le Japon et l'Allemagne sont très forts en technologies de pointe, et nous devons donc observer attentivement ce qu'ils ont fait et comment ils l'ont fait.
C'est surtout, je pense, au niveau des institutions et des infrastructures que le travail risque d'être le plus gratifiant, parfois là où on ne s'y attendait pas, dans des secteurs où le Canada ignore peut-être, au départ, qu'il pourrait jouer un rôle.
La présidente : Pourriez-vous nous en donner un exemple?
M. Anderson : Je ne pense pas que nous ayons de très bonnes chances dans l'industrie minière ou dans le secteur pétrolier et gazier, car ces filières sont tricotées serrées, comme on dit, mais nous pourrions peut-être offrir des services pour la mise en place des infrastructures et des institutions. Peut-être même que nous pourrions jouer un rôle dans la construction d'infrastructures gazières, plutôt que dans l'extraction et le pipeline lui-même, si vous voyez ce que je veux dire. C'est un domaine dans lequel nous pourrions apporter une contribution. Par ailleurs, nous avons une longue expérience des télécommunications, mais ce secteur est déjà largement occupé par des entreprises norvégiennes, égyptiennes et autres. Nous ne pourrions peut-être pas y jouer un rôle direct, mais pour ce qui est des infrastructures ou des institutions à mettre sur pied, et des règlements et des structures de gestion à mettre en place, c'est peut-être un créneau pour nous. Tout cela pour dire qu'à mon avis, des débouchés intéressants s'offrent à nous, mais il faut les analyser soigneusement et, si je peux me permettre, sans tarder.
Le sénateur Downe : J'aimerais revenir sur votre déclaration liminaire et vous demander plus de précisions sur la façon dont la société birmane fonctionne. Plusieurs témoins nous ont parlé du rôle des militaires, et en réponse à la question de la présidente, vous avez parlé des femmes et des hommes d'affaires qui sont devenus millionnaires. Je suppose, mais je me trompe peut-être, que ce sont des femmes qui avaient des liens étroits avec les militaires qui ont dirigé le pays pendant de nombreuses années, à moins qu'elles ne doivent leur réussite qu'à elles-mêmes?
M. Anderson : C'est vrai que la poignée de femmes qui sont devenues PDG et millionnaires ont réussi grâce à leurs contacts étroits avec les généraux, mais les femmes d'affaires en milieu de carrière que je rencontre de temps en temps n'appartiennent ni à cette époque ni à cette catégorie. Elles ne sont peut-être pas aussi riches, c'est vrai, mais la filière qu'elles ont choisie, comme la confection de vêtements, par exemple, dans des entreprises de taille moyenne, est un signe qu'elles fonctionnent en toute indépendance de leurs contacts quotidiens avec des militaires. Bien sûr, avec les changements qui sont survenus ces trois dernières années, on voit apparaître de plus en plus d'hommes et de femmes d'affaires qui n'ont que très peu de contacts avec les militaires.
Le sénateur Downe : Pouvez-vous nous en dire davantage sur la société birmane, le rôle des groupes religieux et comment ils sont financés? Je pense notamment à ce qui me paraissait, quand je m'y trouvais, être un grand nombre de moines ou de disciples bouddhistes qui vendaient de l'essence au bord de la route. Reçoivent-ils une aide financière de l'État? Vivent-ils uniquement de dons? Possèdent-ils des entreprises? Quel rôle jouent-ils dans la société? Je suppose qu'ils ne servent pas dans l'armée? Je voudrais simplement en savoir un peu plus sur eux.
M. Anderson : Il faut d'abord savoir que les monastères et les autres institutions liées au bouddhisme sont extrêmement différents les uns des autres et que leur mode de fonctionnement et de gestion varie grandement d'un établissement à l'autre. Certains occupent des locaux commerciaux, comme au centre-ville de Mandalay, tandis que d'autres sont installés à côté de commerces. Certains louent de petites parcelles de leurs terres à des petits commerçants, à proximité des routes. D'autres encore sont installés dans des régions éloignées, sur des terres qu'ils ont reçues en cadeau — et ce sont parfois de vastes étendues de terres — sur lesquelles ils se livrent parfois à des activités agricoles dont ils tirent des revenus. Comme vous le voyez, c'est un pays où les gens font des dons, des dons quotidiens d'aliments. Puisque vous êtes allés au Myanmar, vous avez vu que les moines sortent tous les jours à 6 h 00 du matin et qu'ils se rendent de maison en maison pour recevoir leur nourriture de la journée, c'est-à-dire du riz, la plupart du temps, et des légumes. Les écoles monastiques sont généralement gratuites, mais les gens leur donnent souvent de l'argent en reconnaissance de l'enseignement qu'elles dispensent à leurs enfants.
Les monastères sont relativement autosuffisants, et de temps à autre, un riche donateur leur faire un don important. Un ou deux monastères gèrent des cliniques ou des hôpitaux. Ce n'est pas un monde que je connais très bien, mais je sais que, dans deux ou trois cas, c'est la seule clinique à la ronde. Ils demandent une contribution modeste à leurs malades, et c'est une des dimensions de leur rôle social.
Parmi les moines, il y a des riches et il y a des pauvres. Je veux dire par là que le supérieur d'un monastère peut être un moine très célèbre, comme U Sittagu, qui reçoit des dons à la pelle. Les gens sont convaincus que cet argent sera bien dépensé, et ça semble être le cas. J'ai fait le tour de plusieurs écoles qui ont été reconstruites après le cyclone, grâce aux dons recueillis par ce moine et par d'autres moines connus, et avec des matériaux et des travailleurs de la région. J'y suis allé avec un homme qui était chargé d'inspecter les travaux de construction.
Je ne voudrais pas m'attarder trop longtemps sur le sujet, car les détails ne vous intéressent peut-être pas. J'espère cependant que vous avez compris que la gestion de ces institutions varie beaucoup d'un établissement à l'autre.
Le sénateur Downe : Savez-vous si des gouvernements étrangers financent ces organisations religieuses pour accroître leur influence dans le pays?
M. Anderson : Je me doutais que c'était là que vous vouliez en venir. Je ne sais pas vraiment quels gouvernements financent et appuient quels monastères ou quels supérieurs. Vous savez peut-être que les supérieurs bouddhistes sont relativement indépendants, mais ils appartiennent à ce qu'on appelle une sangha, et le ministre des affaires religieuses préside la sangha d'État, où il a le droit d'exiger la présence des principaux supérieurs.
Il y en a d'autres, surtout à l'époque de la loi martiale, qui ont créé une sangha indépendante de l'État, sans doute pour prendre leurs distances par rapport au général Than Shwe, tandis que certains continuent de participer à la sangha du président Thein Sein. Il se peut que des gouvernements, des fondations ou des individus cherchent à encourager l'autonomie de ces institutions et leur fassent des dons dans cette optique.
Mais je ne peux pas vous en dire davantage au sujet de ces dons.
Puis-je vous donner un petit détail supplémentaire? Un événement assez spectaculaire s'est produit en mai 2008, lorsque le gouvernement de Than Shwe s'est révélé incapable d'apporter les secours nécessaires, après le passage du cyclone. Les membres de divers ordres monastiques et d'autres institutions non bouddhistes se sont rendus dans la région du delta où 140 000 personnes avaient perdu la vie — avaient disparu — pendant la nuit. Ils se sont rendus là-bas et ont été très efficaces. À mon avis, ça a beaucoup contribué à redorer le blason des institutions bouddhistes.
Les gens les vénèrent. Il y a beaucoup de personnes que je connais, par exemple, qui n'ont pas beaucoup d'estime pour le moine U Wirathu, qui préconise une Birmanie exclusivement bouddhiste.
Par conséquent, la relation qui existe entre les institutions bouddhistes et la société birmane comporte bien des aspects, à la fois fonctionnels et dysfonctionnels, qu'on peut observer si on en prend le temps.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Professeur Anderson, je tiens à vous remercier pour votre excellente présentation et j'aurai deux questions à vous poser.
Vous avez mentionné que le Myanmar a subi une longue liste de conflits. Au cours des dernières semaines, nous avons été témoins d'un certain regain de tension interconfessionnelle et interethnique en Birmanie.
Croyez-vous qu'il s'agit là d'un simple soubresaut ou bien que le véritable apaisement entre les diverses confessions et communautés n'est pas encore véritablement installé?
[Traduction]
M. Anderson : Permettez-moi de vous poser une question : Voulez-vous parler d'un regain de tension entre les musulmans et les bouddhistes qui habitent sur la côte de l'État de Rakhine?
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Dernièrement. Les tensions qui ont existé dans les dernières semaines, c'est tout récent.
[Traduction]
M. Anderson : C'est à cause du recensement qui a commencé le 1er avril dernier. C'est le mois du recensement, et c'est le premier depuis 30 ans. Même si j'essaie de placer ce journal, le Myanmar Times, en face de la caméra, vous n'arriverez sans doute pas à le lire, ni même à voir la photo. Mais je rentre tout juste du Myanmar, et on peut voir, à la une du journal, une photo montrant des soldats en civil qui accompagnent l'équipe chargée du recensement. Même si vous ne pouvez pas la voir, je vous assure que cette photo a été prise sur la côte de l'État de Rakhine.
Le recensement est un outil très important pour le gouvernement du Myanmar. C'est le premier depuis plus de 30 ans, mais cela pose des problèmes dans l'État de Rakhine parce qu'un grand nombre de personnes qui y vivent n'ont pas de nationalité. Elles disent être des Rohingyas. Et le bureau du recensement ne s'entend pas avec le bailleur de fonds — l'ONU — sur la façon dont ces gens-là peuvent se présenter à l'équipe du recensement.
Je vais essayer d'être bref. Il me faudrait sans doute une heure pour vous expliquer les relations complexes qui existent entre les musulmans et les autres, sur la côte de l'État de Rakhine, car il y a en fait trois catégories de musulmans. Et il y a aussi différentes catégories de bouddhistes dans cette région. Sans parler des divers groupes linguistiques, même sur la côte.
Que je sache, le regain de tension dont vous parlez est attribuable au recensement. C'est l'opinion qui prévaut à Yangon. Mais il faut être sur place pour pouvoir comprendre pourquoi le recensement bouleverse autant les relations entre des gens qui vivent au même endroit, qui partagent les mêmes marchés, qui se marient même entre eux, qui vont aux mêmes écoles et qui cultivent les mêmes terres.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : J'aimerais poser une question pour faire suite à ce que vous avez répondu. Pensez-vous qu'ils sont en voie d'atteindre la stabilité ou que cela va demeurer un conflit et que nous aurons toujours à intervenir un peu partout dans le pays?
[Traduction]
M. Anderson : C'est un pays foncièrement multiculturel et multilingue, mais pendant 50 ou 60 ans, l'État n'a pas très bien géré cette diversité. C'est la raison pour laquelle je disais tout à l'heure que le Canada avait de l'expérience pour ce qui est de négocier des structures gouvernementales et administratives autonomes. Nous les appelons chez nous des provinces. En Birmanie, ils avaient choisi jusqu'à récemment un système unitaire et autoritaire, qui a laissé en héritage toute cette série de conflits.
Je connais des Birmans, plus jeunes et sans doute moins puissants, qui sont absolument convaincus de la nécessité de trouver des méthodes nouvelles et non militaires pour résoudre ces conflits.
Pour répondre à votre question, je dirai que la situation va se stabiliser à long terme, mais pas sans conflits. C'est une société encore plus multiculturelle et plus multilingue que le Canada. Croyez-moi, je suis anthropologue de profession.
Il s'agit de groupes périphériques, dont certains sont assez nombreux, et dans le cas de l'un d'entre eux, comme vous l'avez dit, il y a des combats. L'armée birmane est aussi engagée dans une lutte interminable avec l'armée d'indépendance kachin. Ces régions périphériques ne sont pas marginales, elles jouent un rôle clé pour l'avenir du Myanmar. C'est là qu'on va pouvoir produire de l'hydroélectricité, qu'on va pouvoir faire passer des pipelines, et qu'on va aménager des super ports. Les Birmans, ceux qui parlent le bamar, savent qu'ils doivent trouver une méthode différente et moins destructrice pour mettre un terme à ces conflits
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Professeur, ma question découle de ce que vous nous avez dit dans votre mémoire. Vous avez recommandé au Canada de travailler avec les autres pays, d'écouter aussi les gens qui font affaire avec le Myanmar. Vous avez mentionné que certains pays y avaient des ambassades depuis 1945, qu'ils y sont installés depuis une cinquantaine d'années et que ces pays ont réussi à se former des réseaux. Pensez-vous que ces pays sont intéressés à aider le Canada à s'intégrer au Myanmar?
[Traduction]
M. Anderson : Vous savez bien sûr que j'ai travaillé pendant 15 ans à l'établissement d'un réseau de jeunes environnementalistes, dans un pays où il n'y avait pas d'ambassadeur canadien, de sorte que j'ai dû compter sur les autres ambassades, celles du Royaume-Uni, de l'Australie, de l'Allemagne, de la France et du Japon, entre autres.
Pourquoi ces gens-là se sont-ils adressés à moi? Ils étaient pourtant déjà bien placés. Ils se sont adressés à moi parce que j'avais accès à un monde qu'ils ne connaissaient pas. J'avais aussi une liberté qu'ils n'avaient pas. Les personnels des ambassades sont assujettis à de nombreuses restrictions, et je leur apportais donc quelque chose qu'ils n'avaient pas. Ils savaient que le dossier de l'environnement, c'est-à-dire les politiques et les règlements, allait jouer un rôle très important pour l'avenir du pays, alors ils ont eu l'amabilité de me poser des questions, de m'offrir le thé et de me faire des suggestions. Je leur ai demandé de proposer des candidats pour mon réseau, et ils m'ont fait parfois d'excellentes suggestions. C'était donc un échange de bons procédés, du donnant-donnant.
Comme vous le voyez, je suis professeur d'université et je ne me présente pas comme un ambassadeur qui peut s'appuyer sur les ressources de l'État canadien.
J'estime tout simplement que si nous savons nous y prendre avec les autres pays, et si nous proposons aux Birmans une certaine réciprocité, c'est-à-dire le donnant-donnant dont je parlais tout à l'heure, que nous les invitons à venir voir chez nous ce dont nous sommes capables et que nous les laissons critiquer nos façons de faire, je suis sûr que nous saurons trouver notre place à la table, si je peux m'exprimer ainsi.
Est-ce que cela répond à votre question?
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Oui, merci.
[Traduction]
La présidente : Vu le temps qui nous est imparti, il le faudra bien.
Le sénateur Oh : Merci, professeur.
Que pouvez-vous nous dire sur la NLD, qui est le parti dirigé par Mme Aung San Suu Kyi? C'est sans doute le parti le plus pro-occidental, n'est-ce pas? Son mari, qui est décédé, était britannique, et elle a lutté pendant de nombreuses années avant d'en arriver là où elle est aujourd'hui. A-t-elle des chances, après les prochaines élections générales, de diriger le Myanmar?
M. Anderson : Si j'ai bien compris, vous voulez savoir ce que je pense qu'il arrivera à Aung San Suu Kyi et à la NLD?
Le sénateur Oh : Oui.
M. Anderson : Commençons par son parti. Il n'a pas participé aux premières élections de 2010. Je pense que c'était une erreur stratégique, et un certain nombre de jeunes ont quitté le parti. Daw Suu, comme on l'appelle, ou Daw Suu Kyi, ne les a pas vraiment réintégrés. Je pense, surtout après la mort récente, il y a deux semaines, d'U Win Tin, son plus proche conseiller, qu'elle va subir des pressions en faveur de la réintégration de ces groupes dissidents.
Malheureusement, Daw Suu Kyi n'est pas, à mon avis, une bonne négociatrice. Elle a des principes auxquels elle tient fermement, mais pour ce qui est de la négociation stratégique, elle a besoin d'être bien conseillée. Puisqu'on parle d'elle, je dirai qu'elle a essayé, en janvier et février, lors de visites à l'étranger, notamment en Australie, d'encourager des gouvernements amis, comme le Canada, à exercer des pressions sur le gouvernement du Myanmar pour qu'il fasse modifier la Constitution afin de lui permettre de se présenter à la présidence du Myanmar.
À l'heure actuelle, la Constitution l'interdit. Elle a un casier judiciaire et, comme vous le savez, elle a épousé un étranger et ses enfants vivent à l'étranger. Ce sont des détails sans importance, me direz-vous, mais la Constitution l'interdit. Apparemment, on reconnaît de plus en plus qu'il sera difficile de modifier la Constitution d'ici les 12 prochains mois. C'est pourtant ce qu'il faudrait pour qu'elle puisse se présenter au poste de président. On parle maintenant de la possibilité qu'elle se présente au poste de vice-président. Je n'en sais pas plus.
Comme vous le savez, elle a 68 ans, 69 en juin. Je crois savoir que sa santé est bonne, et qu'il est donc fort probable qu'elle présente sa candidature aux élections de 2015. Mais c'est comme pour les courses de chevaux, nul ne sait ce qui arrivera à Aung San Suu Kyi d'ici 12 mois.
La sénatrice Johnson : Professeur Anderson, pourriez-vous nous parler de ce que vous avez fait dans le domaine de l'environnement? Avec l'appui du CRDI, vous avez travaillé sur un projet pendant de nombreuses années. Vous avez dit tout à l'heure que vous aidez les jeunes à renforcer leur capacité à faire de la recherche et à influer sur l'élaboration des politiques environnementales et des lois en Birmanie. D'après votre site web, le projet doit se terminer à la fin de l'année.
Pourriez-vous nous dire où vous en êtes? Est-ce que la classe politique et la population en général reconnaissent l'importance que revêt la protection du patrimoine naturel vierge et de l'environnement de la Birmanie. Est-ce que les gens sont sensibilisés à ce problème?
M. Anderson : C'est une question intéressante, mais elle est très complexe.
Les politiciens reconnaissent que les enjeux environnementaux vont devenir et sont déjà très importants, mais ils sont accaparés par la nécessité de devoir réformer pratiquement tout, si je peux m'exprimer ainsi. Que je sache, 17 projets de loi sont actuellement sur la table du ministre de la justice, qui doit — je cherche le terme exact — en préciser le libellé et les coordonner pour en faire un train de mesures législatives cohérent. Les règlements relatifs à l'environnement doivent aussi faire partie de ce train de mesures. Ils ont bien une loi sur la protection de l'environnement, mais sa formulation est tellement vague et tellement irréaliste qu'elle n'est pratiquement d'aucune utilité pour des ministères comme celui de la protection environnementale.
La situation sur le terrain est très complexe parce qu'une grande partie du pays est placée sous la tutelle du ministère des Forêts, du ministère de l'Agriculture, du ministère de l'Irrigation ou encore du ministère des Pêches, mais ces ministères n'ont pas de règlements à faire appliquer.
Ils ont bien des lois spécifiques, des lignes directrices sur la pollution, mais elles ne sont pas assez détaillées. Quant à moi, puisque vous m'avez demandé où en était le projet financé par le CRDI, je vous dirai que je travaille avec des gens qui font partie de ces ministères. J'y vais donc régulièrement. Je rends visite à mes collègues du réseau, que je connais parfois depuis huit ou neuf ans. Je suis leur carrière. Les gens des ministères me parlent de leur frustration de ne pas avoir les outils dont ils ont besoin pour remédier à la situation. En attendant, les ministères responsables des autoroutes, de la construction et de l'industrie continuent plus ou moins de faire ce qu'ils ont toujours fait, jusqu'à ce qu'on les confronte.
La partie du réseau que je suis en train de développer en dehors des ministères et du gouvernement est en plein essor. Il s'agit principalement d'ONG et d'universités, et des changements sont en cours, parfois des changements radicaux, ou sont sur le point de se produire, comme c'est le cas dans les universités. Par exemple, j'essaye — et je vais y parvenir si je suis suffisamment tenace — de mettre en place à l'Université de Yangon un programme d'études environnementales semblables à celui de la SFU. Ça ne coûte pas très cher, c'est peu controversé, et ça attire des étudiants. Avec l'appui du CRDI, je suis en train de préparer un modèle pour le président de l'Université de Yangon, le vice-président et les chefs de départements.
C'est vrai que c'est une institution qui est emprisonnée dans une camisole de force depuis bien des années, et qui, de ce fait, a récompensé la prudence plutôt que l'innovation. C'est dire que les idées nouvelles, même si elles leur plaisent, ne vont pas être faciles à mettre en œuvre. Mais pour ce qui est des institutions et des infrastructures à construire, c'est maintenant qu'il faut faire des démarches auprès des Birmans; dans 10 ans, ce sera trop tard, car la plupart de ces dossiers seront réglés. C'est donc maintenant que les Canadiens doivent essayer d'exploiter ces débouchés. Dans les domaines de l'environnement, de la santé et de l'éducation en général, les opportunités sont nombreuses car le potentiel de changement est énorme. C'est excitant, mais en même temps, comme je l'ai dit, le climat est volatil et imprévisible.
Je suis donc allé à Yangon et je m'attendais à inaugurer le programme il y a trois semaines, mais le président, qui sortait du bureau du ministre, m'a dit que la nouvelle loi ne serait pas adoptée avant deux mois, et que le ministre refusait de faire quoi que ce soit, de peur que ça ne soit pas conforme avec la nouvelle loi. La loi est bloquée dans un comité, il y a de nouveaux retards.
Ça vous donne une idée des opportunités qui existent et en même temps de la patience qu'il faut avoir — après tout, je travaille là-dessus depuis 15 ans — en attendant que tous ces changements se fassent.
La sénatrice Johnson : Quand pensez-vous que votre programme sera enseigné à l'université?
M. Anderson : Le 1er décembre, j'espère. C'est le début de l'année universitaire, et j'espère qu'on aura le feu vert pour cette date.
La sénatrice Johnson : Vous vous rendez souvent au Myanmar?
M. Anderson : Au cours des six derniers mois, j'y suis allé deux fois, et j'espère ne pas avoir à y retourner avant novembre ou décembre. Vous savez, j'ai un emploi à temps plein.
La sénatrice Johnson : Ah bon? J'entends dire que c'est un pays fabuleux. Merci beaucoup et bonne chance, vous faites un excellent travail.
M. Anderson : Puis-je ajouter quelque chose au sujet de ce réseau? Ils ont entendu parler du CRDI par mon intermédiaire et par des visites du CRDI, alors ils commencent à se faire une idée plus précise des Canadiens. Je les ai présentés à l'ambassadeur. Je les ai présentés à Mme Garneau, qui est la nouvelle agente responsable du développement, et je pense que c'est la première fois qu'ils rencontrent des Canadiens en chair et en os, qui s'intéressent vraiment à eux et qui sont sincèrement disposés à collaborer avec eux. Je leur ai en quelque sorte dessillé les yeux. Il faut le dire, le Canada est souvent perçu comme un pays inconnu et austère — sauf pour les Birmans qui sont venus s'y installer —, voire inhospitalier pour les habitants du Myanmar, mais je pense que c'est en train de changer.
La sénatrice Johnson : Vous y contribuez, n'est-ce pas? Je vous remercie.
La sénatrice Ataullahjan : Professeur Anderson, pensez-vous que les violences qui secouent actuellement la Birmanie sont dues au fait que le recensement indiquera que la population musulmane est deux fois plus importante que les 4 millions anticipés? Le problème des Rohingyas n'est pas récent. Il remonte aux années 1820, et c'est maintenant que nous en entendons parler. Est-ce parce que la violence dont ils sont victimes s'est récemment intensifiée ou parce qu'on en parle plus librement aujourd'hui, la Birmanie étant restée un pays complètement fermé depuis le début du XIXesiècle?
M. Anderson : Je vous remercie de souligner l'ancienneté de ce conflit. C'est au XVIe siècle que les gens ont commencé à quitter ce que nous appelons aujourd'hui le Bangladesh pour émigrer vers l'État de Rakhine — anciennement l'Arakan. Le roi de Mrauk-U avait pour politique de collaborer avec les nawabs de Dacca et avec les sultans de New Delhi dans les domaines commercial et militaire. Les élites bouddhistes de l'État de Rakhine savent que des musulmans se sont installés il y a longtemps le long de la côte, et que d'autres y ont émigré et y ont acheté et vendu des terres mais n'ont jamais acquis la nationalité.
Pour reprendre vos termes, « c'est maintenant qu'on en entend parler? », et pourquoi pas avant? C'est vrai que la Birmanie était jadis un pays relativement fermé, mais 150 000 réfugiés rohingyas sont partis se réinstaller au Bangladesh en 1977 et 1978. Je ne me souviens pas des dates exactes. Je suis allé les voir. Ils avaient quitté leur village à cause d'un recensement, au milieu des années 1970, et ils craignaient de perdre leurs possessions s'ils répondaient aux questions des équipes du recensement. Au Myanmar, le recensement n'est pas facultatif. Les gens frappent à votre porte et vous êtes obligé de répondre à leurs questions. Je sais qu'au Canada, la loi vous oblige aussi à y répondre, mais la loi birmane est beaucoup plus ferme. Voilà donc pourquoi nous entendons parler de ces tensions, mais l'histoire nous enseigne aussi que les tensions entre bouddhistes et musulmans réapparaissent régulièrement. Le recensement est en quelque sorte un instantané de cette relation. Nous en entendons parler parce que ça fait des images spectaculaires dans les médias, et je me permets de vous montrer encore une fois le Myanmar Times et la photo des soldats qui accompagnent l'équipe du recensement dans ce qu'ils appellent une « zone de conflit », dans l'État de Rakhine. Je ne sais pas comment ça va tourner. Vous savez que les catégories du formulaire de recensement contenaient le terme « Rohingya » ou « Autre ». Puis, le gouvernement a soudainement décidé de supprimer cette catégorie et de la remplacer par « Bengali ». Bien sûr, les musulmans qui habitent sur la côte de l'État de Rakhine n'ont pas voulu répondre à la question « Êtes-vous Bengali? », parce que ça signifiait la suppression automatique de leurs droits. J'espère que cela répond à votre question.
La sénatrice Ataullahjan : Oui.
Pourquoi n'y a-t-il personne, parmi les politiciens birmans, pour prendre la défense des Rohingyas?
M. Anderson : Il y a des gens qui prennent leur défense, qui parlent des Rohingyas constamment, mais c'est vrai que les politiciens se montrent très prudents. Tout ça remonte... mais c'est une longue histoire, et je ne devrais pas... Tout ça est très compliqué. Jusqu'en 1948, les Britanniques ont fait venir en Birmanie, en provenance de l'Inde, des travailleurs souvent très pauvres, ainsi que des membres de professions libérales comme des dentistes, des avocats, des enseignants et des professeurs. La présence indienne s'est donc considérablement renforcée, dans toutes les couches de la société. Après 1948, cette présence a diminué, mais il reste encore des fragments de ces populations originaires de l'Inde dans les grandes villes birmanes, et même dans les petites villes. La relation était complexe et difficile. Les Birmans ne l'ont jamais acceptée. Les Indiens installés en Birmanie étaient satisfaits de leur sort, surtout ceux qui y avaient prospéré. Mais en 1942, même les plus fortunés ont dû partir en exode, face à l'arrivée des troupes japonaises. C'est une histoire complexe et douloureuse, car les Indiens se sont sentis abandonnés par le colonisateur britannique et par l'armée.
C'est la raison pour laquelle j'emploie le terme « mémoire » dans le document que je vous ai soumis. La mémoire de cette relation et de ses déviances est toujours vivante, précisément parmi les habitants de l'État de Rakhine. Vous en entendez parler aujourd'hui parce que c'est là qu'on va construire un super port et que le pipeline en provenance de Chine viendra alimenter les bateaux citernes. C'est là qu'on va aménager l'une des zones économiques spéciales qui sont prévues. C'est là aussi qu'on a découvert d'importants gisements de gaz et qu'on prévoit de construire des usines de GNL, s'il y a suffisamment d'électricité, et cetera. C'est une région rurale et éloignée, qui ne revêtait jadis aucune importance particulière pour la Birmanie, mais aujourd'hui, c'est devenu une zone clé.
Par exemple, l'ambassadeur canadien s'est rendu dans l'État de Rakhine il y a trois mois, pour rencontrer des villageois qui avaient été emmenés dans des camps pour personnes déplacées. C'est un dossier qui suscite un regain d'attention, et j'espère que les Birmans le règleront correctement, cette fois.
La présidente : C'est l'heure de lever la séance. Professeur Anderson, je vous remercie d'avoir partagé avec nous cette grande connaissance que vous avez du Myanmar, de son histoire, du contexte politique et social. Ça va nous être extrêmement utile pour notre étude. Merci d'être venu discuter avec nous.
(La séance est levée.) |