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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

OTTAWA, le mercredi 4 mai 2016

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 16 h 18, pour étudier les affaires étrangères et le commerce international en général (sujet : les accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux et leurs débouchés pour le Canada) et pour examiner les récents développements politiques et économiques survenus en Argentine et leurs effets potentiels sur les dynamiques régionales et mondiales, y compris les politiques canadiennes et les intérêts du Canada, ainsi que d'autres questions connexes.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous avons l'autorisation d'examiner des questions ayant trait aux relations internationales et au commerce international en général. En vertu de ce mandat, le comité continuera aujourd'hui d'écouter des témoignages sur les débouchés des accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux pour le Canada.

Le comité s'est déjà réuni à plusieurs reprises pour aborder ce sujet et écouter les témoignages d'universitaires, de spécialistes et de représentants du gouvernement, et c'est à nouveau le cas aujourd'hui. Je suis ravie d'accueillir aujourd'hui par vidéoconférence l'honorable Yves Fortier, avocat, arbitre international et ancien diplomate, qui a été ambassadeur et représentant du Canada aux Nations Unies, à New York, de 1988 à 1992.

Monsieur Fortier, je vous souhaite la bienvenue.

J'ai aussi le Plaisir de souhaiter la bienvenue à M. Hassan Yussuff, président du Congrès du travail du Canada, qui est accompagné de Pierre Laliberté, économiste principal.

Je tiens à remercier tous les témoins de leur présence. Je suis persuadée que vous avez tous déjà témoigné devant le comité auparavant, alors j'aimerais que nous commencions par quelques remarques préliminaires et que nous prévoyions une période de questions.

Nous examinons à l'heure actuelle quelques accords potentiels. Cela dit, nous estimions important, au sein du comité, de faire le bilan des accords commerciaux existants et d'entendre différents points de vue sur la question, mais sous l'angle du développement économique, de la sécurité et de la prospérité du Canada.

Bienvenue à cette réunion du comité.

[Français]

L'honorable Yves Fortier, C.P., avocat, Cabinet Yves Fortier, à titre personnel : Mesdames et messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous remercier de m'honorer de votre invitation à comparaître devant vous cet après- midi dans le but de discuter du recours aux mécanismes de règlement des différends entre un investisseur et un État dans le cadre d'accords commerciaux entre États.

Nous parlons d'accords commerciaux bilatéraux, régionaux ou multilatéraux. Aujourd'hui, j'aimerais discuter en particulier de l'Accord économique et commercial global entre le Canada et l'Union européenne, l'AECG, et en anglais, CETA, accord commercial multilatéral qui est sujet à ratification en ce moment. Plus spécifiquement, je vais vous entretenir sur le chapitre de cet accord qui porte sur l'investissement.

L'inclusion à ce chapitre d'un mécanisme de résolution de différends entre un investisseur et un État est probablement l'enjeu qui a suscité le plus de controverses. La résistance de l'Union européenne a surpris beaucoup de Canadiens, non seulement pour sa ténacité, mais également pour son assise conceptuelle.

J'ai été moi-même très surpris de lire et d'entendre les doléances des porte-paroles de l'Union européenne qui ont critiqué un système qui a pourtant fait ses preuves depuis bientôt 50 ans.

Comme mon ami Pierre-Marc Johnson vous l'a dit, lorsqu'il a comparu devant votre comité au mois de février, il y a aujourd'hui plus de 4 000 accords bilatéraux de protection des investisseurs à travers le monde. Le Canada en a plus de 80. La quasi-totalité de ces accords bilatéraux, tout comme l'ALENA, un accord multilatéral régional dont le Canada est l'un des trois signataires, comprennent un chapitre qui prévoit un mécanisme de règlement de différends entre un investisseur et un État et dont le dénominateur commun est l'arbitrage.

Je dois admettre d'emblée que je suis un peu biaisé sur ce sujet, car, depuis près de 25 ans, depuis que je suis revenu de New York, je pratique presque exclusive comme arbitre international. Je présume que c'est en cette qualité que vous m'avez invité à comparaître devant votre comité aujourd'hui.

Depuis 1992, lorsque je suis rentré de New York à Montréal, j'ai siégé comme arbitre sur plus de 150 tribunaux internationaux qui étaient saisis de différends de nature commerciale, de différends entre investisseurs et États, ou de différends entre deux États.

Comme vous l'avez constaté dans mon curriculum vitæ, de 1998 à 2001, j'ai eu l'honneur de présider le London Court of International Arbitration (LCIA), et j'étais le premier non-Européen à être désigné président du LCIA. Il s'agit donc d'un domaine que je connais assez bien, et c'est la raison pour laquelle je vous avoue que j'ai été surpris d'entendre, à la 11e heure, les critiques fusant de divers groupes, certains moins bien informés que d'autres, qui s'inscrivaient en faux contre un mécanisme d'arbitrage, un mécanisme pourtant bien connu qui n'est pas parfait, mais qui est, selon moi, de loin préférable au mécanisme judiciaire hybride qui a été négocié.

Vous ayant expliqué mon récent parcours et admis mon impartialité, mais non mon manque d'objectivité, je reviens au thème de ma comparution.

Je constate qu'il y a eu effectivement deux vecteurs de résistance au système de règlement des différends investisseurs-États initialement prévu dans l'AECG.

Le premier consiste en l'idée que des systèmes juridiques nationaux sophistiqués permettent une meilleure protection en matière d'intégrité et d'indépendance que tout système d'arbitrage ne pourrait offrir. Comme j'ai tenté de vous l'expliquer, l'expérience en arbitrage commercial international semble empiriquement nier ce point de vue. Les exploitants commerciaux, y compris ceux qui font des affaires entre le Canada et l'Europe, des juridictions pouvant se vanter d'avoir des systèmes judiciaires parmi les plus respectés au monde, préfèrent manifestement l'arbitrage.

Le second vecteur de résistance va dans le sens contraire. Il parie sur la supériorité des tribunaux internationaux permanents comparés aux tribunaux internationaux ad hoc. Contrairement aux tribunaux nationaux, les tribunaux internationaux permanents ont tendance à conserver les caractéristiques essentielles de l'arbitrage. Leur compétence dépend normalement des parties qui donnent leur consentement, et les parties ont habituellement un mot à dire en ce qui a trait à la constitution du tribunal chargé de décider du cas. Alors, les protections constitutionnelles de l'indépendance judiciaire rattachées aux tribunaux nationaux sont, la plupart du temps, reproduites dans la conception institutionnelle de tribunaux internationaux permanents, ce qui ressemble à un vote de confiance pour l'internationalisation et s'apparente davantage à un vote pour un certain type d'institutionnalisation, calqué sur les tribunaux nationaux.

Nous savons que c'est finalement ce vecteur de résistance qui l'a emporté. Tandis que le mécanisme de règlement des différends entre un investisseur et un État qui avait été négocié par le gouvernement précédent était cohérent avec celui qu'avait adopté le Canada dans d'autres traités, la résistance à ce mécanisme qui a vu le jour lors des négociations entre les États-Unis et l'Union européenne pour un partenariat transatlantique de commerce et d'investissement, le PTCI, a forcé le Canada à retourner à la table de négociation, comme vous l'a très bien expliqué Pierre-Marc Johnson.

Le dernier projet du texte de l'AECG propose la création d'un tribunal d'investissement et d'un processus d'appel. Il s'agit d'un système complètement nouveau. C'est un changement fondamental et on peut s'interroger à savoir si c'est dans un accord aussi important que l'AECG que ce nouveau système devrait être adopté pour la première fois.

On peut se demander si les imperfections du système d'arbitrage peuvent justifier son remplacement par un mécanisme qui demeure non vérifié, créé à la hâte et dont les ramifications n'ont pas encore été établies. Le succès de l'arbitrage international, sa capacité à établir et à façonner un système de principes juridiques internationaux et de tenir les États à ces principes ne peut être nié. Quoiqu'indéniablement imparfait, le système d'arbitrage est maintenant intégré dans les pratiques internationales sophistiquées qui contribuent de manière significative à la gouvernance internationale. Tirer parti de ces pratiques en vue de les améliorer aurait semblé plus raisonnable que de les abandonner en faveur d'un modèle incertain apparemment fondé sur des analogies judiciaires internes, dont la pertinence reste douteuse.

Or, pour que la justice et la primauté du droit s'enracinent, le développement de pratiques culturelles, sociales et juridiques communes est nécessaire. Cela ne peut se produire qu'avec le temps. Le modeste espoir que je souhaite partager ici avec vous, cet après-midi, c'est que le développement de ces pratiques ira de pair avec la volonté politique exprimée au sein de cet accord de manière à assurer que l'AECG réalise son plein potentiel.

[Traduction]

Merci beaucoup. Je serai ravi de répondre à vos questions dans l'une ou l'autre des deux langues officielles.

La présidente : Merci, monsieur Fortier.

Monsieur Yussuff?

Hassan Yussuff, président, Congrès du travail du Canada : Merci de me donner l'occasion d'aborder la question des accords sur le commerce et les investissements.

Le mouvement ouvrier est très au fait que le commerce a toujours été et demeure aujourd'hui un aspect important de l'économie canadienne. Cependant, si les accords commerciaux comportent des avantages, ils n'arrivent pas toujours à augmenter les échanges, à stimuler les économies et à entraîner des bienfaits pour les Canadiens et les Canadiennes.

Lorsque nous examinons les accords commerciaux proposés, nous vérifions qu'ils satisfont à trois critères de base. Contribuent-ils à la création d'emplois au Canada? Améliorent-ils les conditions de travail et sociales? Renforcent-ils la démocratie?

Dans les années 1980, on nous disait que le libre-échange était essentiel parce que le Canada accusait un manque de productivité par rapport aux États-Unis et que le fait de renoncer à la capacité de protéger certains secteurs de l'économie au moyen de droits de douane ou de gérer les échanges commerciaux, notamment avec l'adoption du Pacte de l'automobile, forcerait les producteurs canadiens à devenir plus efficaces. On croyait que toutes les pertes seraient épongées par les gains réalisés en termes de création d'emplois et de baisse des prix pour les Canadiens et les Canadiennes. Trente ans plus tard, en plus d'avoir perdu des centaines de milliers de bons emplois dans le secteur manufacturier, le Canada présente une croissance de la productivité lamentable, surtout si on le compare aux États- Unis.

Durant l'ère du libre-échange, le Canada est redevenu un exportateur de matières premières brutes ou semi- raffinées. Le secteur canadien de l'innovation n'a pas été épargné. Les dépenses en recherche et en développement constituent 0,8 p. 100 du PIB. Dans les années 1980, le Canada était la sixième économie au monde au chapitre de la complexité technique. En 2013, il se classait au 33e rang mondial. Enfin, les récents accords commerciaux ont accru le déficit économique, qui est désormais un trait permanent de notre économie. Nous observons maintenant davantage d'inégalité du revenu et de la richesse dans pratiquement tous les pays qui pratiquent le libre-échange.

Jusqu'ici, les accords commerciaux se sont essentiellement avérés être des politiques industrielles ratées. Aujourd'hui, le Canada est appelé à ratifier deux nouveaux accords : le PTP et l'AECG.

Le CTC ne tient pas à ce que le gouvernement ratifie le PTP. Pourquoi? Premièrement, ce partenariat accorderait aux sociétés plus de droits en matière de poursuites tout en précarisant les travailleurs. Deuxièmement, il entraînerait évidemment des pertes d'emplois colossales dans le secteur manufacturier, ce qui minerait gravement la gestion de l'offre dans les industries laitière et avicole. Troisièmement, il entraînerait une baisse des normes relatives à la sécurité alimentaire et une augmentation du prix des médicaments d'ordonnance; cela a déjà été démontré. Quatrièmement, le PTP limiterait la capacité des pays de lutter contre les changements climatiques.

Selon les syndicats et la société civile canadiens et européens, l'AECG, contrairement au PTP, offre une occasion incroyable de créer un accord commercial vraiment efficace. De concert avec la Confédération européenne des syndicats, nous en appelons à cinq modifications au libellé de l'accord. Premièrement, il faudrait retirer de l'AECG les mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les systèmes judiciaires et entre les investisseurs et les États. Dans un accord entre pays dotés d'un système judiciaire solide et efficace, de tels mécanismes sont superflus. Deuxièmement, l'AECG doit exiger des pays signataires qu'ils ratifient les conventions fondamentales de l'Organisation internationale du Travail et s'y conforment entièrement. Si les gouvernements signataires tiennent réellement à ce que l'AECG devienne la norme par excellence en matière d'accords commerciaux, la violation des dispositions relatives aux normes du travail doit être punie par des sanctions.

Troisièmement, nous proposons que le libellé définitif de l'accord exige qu'un examen complet des mérites et de l'efficacité des investissements et des dispositions relatives aux conditions de travail soit effectué dans les cinq années suivant la ratification. Quatrièmement, nous demandons à ce que l'AECG comprenne une liste positive d'engagements en matière de services, et non des clauses de statu quo ou d'indexation à la hausse, afin que les services publics soient exclus de l'accord. Cinquièmement, les gouvernements doivent conserver leur droit d'imposer des conditions sociales, économiques et environnementales dans le cadre des marchés publics.

Les gouvernements recourent aux marchés publics pour servir les intérêts de leur population, notamment en créant des emplois à l'échelle locale, en offrant de la formation aux travailleurs du pays, en construisant des logements sociaux, en soutenant les commerces locaux et en protégeant l'environnement. S'il est ratifié dans sa forme actuelle, l'AECG minera les droits des gouvernements. Cela est particulièrement inquiétant, surtout alors que les gouvernements du monde entier sont appelés à lutter contre les changements climatiques et à composer avec l'incertitude économique.

Madame la présidente, nous débattons évidemment de ces accords dans un contexte d'inégalité croissante, d'instabilité économique et, sans aucun doute, de crise climatique. Tout accord doit être fondé sur une compréhension de la réalité, sans quoi il ne doit pas être ratifié du tout.

Merci de votre attention. Nous sommes maintenant prêts à répondre aux questions des membres du comité.

La sénatrice Johnson : Bon après-midi, messieurs.

Monsieur Fortier, vous êtes l'un des meilleurs arbitres au monde. J'aimerais en savoir plus sur les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États. L'une des principales critiques adressées à ces mécanismes est qu'il est possible qu'un différend soulevé par une entreprise refroidisse les gouvernements ou les décourage d'adopter de nouvelles lois dans l'intérêt du public.

Une autre critique relative aux mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États est qu'ils manquent de transparence et que les candidats retenus dans la composition des tribunaux d'arbitrage ne sont pas entièrement impartiaux, surtout en raison du fait que certains d'entre eux agissent comme conseillers juridiques dans d'autres cas.

En outre, on dit que ces tribunaux favorisent parfois les investisseurs en interprétant trop librement certaines dispositions des accords commerciaux. L'interprétation du principe de traitement juste et équitable des investisseurs et des investissements a fait l'objet de critiques en raison du fait qu'elle varie d'un tribunal à l'autre.

Pourriez-vous nous faire part de votre réaction à ces critiques?

M. Fortier : De combien de temps disposez-vous, madame la sénatrice?

La sénatrice Johnson : J'ai toute la nuit s'il le faut.

M. Fortier : Ce sont d'excellentes questions.

Comme je l'ai mentionné dans mes remarques préliminaires, je reconnais que le système d'arbitrage n'est pas parfait. Il y a place à amélioration. D'importantes modifications y ont d'ailleurs été apportées au fil des ans.

La critique selon laquelle les investisseurs ont les coudées franches pour intenter des poursuites contre les États est probablement la raison pour laquelle, pendant les négociations de l'ALENA, les États-Unis ont longuement hésité à accepter un mode de règlement fondé sur l'arbitrage. Ils ont fini par ratifier l'accord. Depuis l'entrée en vigueur de l'ALENA, plusieurs différends touchant les États-Unis ont été réglés en arbitrage. Ils l'ont tous été en faveur des États- Unis. Ces derniers n'ont jamais perdu. Ils sont donc aujourd'hui un peu plus réceptifs à l'idée.

En ce qui a trait au manque de transparence, vous avez absolument raison, madame la sénatrice. Au départ, l'un des principes de l'arbitrage était que ce processus serait confidentiel. Plusieurs décisions, dont certaines auxquelles j'ai participé, se sont soldées par une augmentation de la transparence. Certaines des audiences sont ouvertes au public. Il y a des situations où des tierces parties prennent part à l'arbitrage à titre d'amis de la cour, alors cette critique n'est plus aussi justifiée qu'elle ne l'était initialement.

Madame la sénatrice, vous avez soulevé un point que j'aimerais aborder de nouveau. Certains arbitres continuent aussi d'agir comme conseillers juridiques. Je défends la profession d'arbitre depuis de nombreuses années. C'est ce à quoi j'ai consacré ma vie professionnelle. Cela fait 15 ans que j'ai travaillé comme conseiller juridique. Je travaille exclusivement comme arbitre, car, comme je l'ai dit, j'estime que c'est une profession à part entière et, qui plus est, une profession des plus nobles. Parfois, lorsqu'on me demande ce que je fais pour gagner ma vie, je réponds que je suis juge international. En tant que juge, je ne devrais pas jouer aussi le rôle d'avocat.

De plus en plus de membres de la communauté de l'arbitrage international sont de cet avis. Je ne suis pas le seul à affirmer qu'un arbitre devrait agir uniquement comme arbitre. Nous sommes nombreux aux quatre coins du monde à le dire, et nous le sommes de plus en plus.

Certaines institutions d'arbitrage interdisent aux arbitres d'agir comme conseillers. Je suis membre du Tribunal Arbitral du Sport, situé à Lausanne. Mes collègues et moi ne sommes pas autorisés à représenter un parti en tant que conseillers juridiques.

Je pense que l'ICSID, l'International Centre for the Settlement of Investment Disputes, qui relève de la Banque mondiale, va emboîter le pas. Tôt ou tard, cela deviendra la norme, mais cette critique est entièrement justifiée.

[Français]

Le sénateur Rivard : Je vous souhaite la bienvenue, maître Fortier. Si j'avais lu votre présentation avant que vous la donniez, je vous aurais demandé ceci : à défaut du mécanisme de règlement, quel serait le mécanisme qui permettrait de régler le problème? Vous avez précisé que, qu'il s'agisse de l'ancien ou du présent gouvernement, la formule qui existait était la bonne formule.

Je reviens à votre discours de présentation lorsque vous dites avoir été surpris que, à la onzième heure, les gens de l'Union européenne arrivent avec cette demande. Comment interprétez-vous cela? Est-ce pour gagner du temps? Nous savons que certains pays parmi les membres de la communauté européenne ont beaucoup de réticence à signer, à ratifier l'accord. Je pense, entre autres, à la Roumanie et à la République tchèque, qui ont l'obligation d'obtenir un visa pour venir au Canada. Est-ce une stratégie pour retarder de plus en plus le processus? Ou bien, maintenez-vous que ce mécanisme de règlement devrait être mis en œuvre et que nous pouvons seulement déplorer le fait de ne pas y avoir pensé avant.

M. Fortier : Je vous remercie de votre question, sénateur. J'aurais dû faire circuler mon petit boniment avant de vous le présenter. Effectivement, j'ai lu le témoignage de Pierre-Marc Johnson lors de sa comparution devant votre comité en février dernier. Il l'a très bien expliqué, parce qu'il l'a vécu, alors que moi, je ne l'ai pas vécu. Pierre-Marc Johnson est un bon ami, et il m'a expliqué que le désaccord est venu surtout des États-Unis. C'est bizarre, c'est un accord entre le Canada et l'Union européenne, et il y a bien des critiques qui ont vu le jour aux États-Unis et qui ont été entérinées par l'Union européenne. Éventuellement, l'Union européenne a dit à la table de négociation, si j'ai bien compris, qu'elle ne voulait pas l'arbitrage, mais un système judiciaire. Il n'y en a jamais eu, comme je vous l'ai expliqué tout à l'heure, et je suis inquiet — sans l'avoir vécu dans un autre accord bilatéral ou multilatéral — qu'on le mette en place dans le cadre d'un accord aussi important que l'Accord économique et commercial global entre le Canada et l'Union européenne.

Cependant, la pression est venue des États-Unis. Le système d'arbitrage fait l'objet de critiques. Certaines, comme je l'ai mentionné, sont bien fondées et sont tout à fait justifiées, mais de décider, après 50 ans, de les mettre de côté et d'essayer un autre système dans cet accord extrêmement important qu'est l'AECG, c'est risqué. Nous verrons ce que cela donnera. Des juges seront nommés de façon permanente. Ils ne pourront pas être nommés à d'autres tribunaux, car ce sera un travail à temps plein. Il ne sera pas facile, selon moi, de trouver au Canada ou dans les pays membres de l'Union européenne des juristes émérites qui accepteront de ne siéger qu'à ce tribunal et qui cesseront d'agir à titre d'arbitres dans de nombreux autres dossiers. J'ai très hâte de voir si la moisson sera abondante.

[Traduction]

Le sénateur Downe : J'ai une question pour le représentant du Congrès du travail du Canada. Vous avez énuméré cinq éléments que vous aimeriez voir corrigés dans l'accord commercial. Il me semble qu'ils ont tous trait à une perte de contrôle au Canada : une perte de contrôle au chapitre des marchés publics, des normes du travail, des droits des investisseurs et des droits du gouvernement. N'est-ce pas ça, le cœur du problème, le fait que nous ayons conclu certains accords et que l'on tienne pour acquis que tous ces accords sont excellents?

J'ai remarqué aujourd'hui dans le journal que nos exportations ont encore diminué. J'ai suivi ces accords de près, et j'ignore si d'autres pays sont mieux préparés que nous, mais une fois que nous les avons ratifiés, il semble que notre déficit commercial se creuse au lieu de diminuer, particulièrement dans nos échanges avec le Mexique. Dans le cas des États-Unis, la situation est très encourageante, et ce, pour diverses raisons que nous connaissons : notre relation étroite de longue date. Cela dit, pour ce qui est de nos échanges avec d'autres pays comme le Pérou et la Jordanie, où sont les avantages pour la population canadienne? En quoi cette perte de contrôle se traduit-elle par des avantages pour le Canada? Ces conditions entraîneraient-elles ces avantages?

M. Yussuff : Maintenant que l'accord a fait l'objet d'une révision juridique, et compte tenu des modifications que nous souhaitons y voir apporter, je crois que nous pouvons nous attendre à une importante amélioration de ces accords. Comme vous le savez, la majorité des accords commerciaux que nous avons passés avec l'Europe sont pratiquement exempts de droits de douane. Seul un maigre pourcentage de nos échanges commerciaux sont assujettis à des tarifs douaniers.

Le fait est que cet accord fixerait définitivement la manière nous régissons à l'avenir nos rapports commerciaux. Nous tentons d'en corriger certains éléments pour nous assurer que le Canada ne se retrouvera pas dans un rapport asymétrique avec l'Europe.

À l'heure actuelle, les municipalités fixent les taux de taxation à l'échelle locale. Lorsqu'elles prennent une décision en matière d'approvisionnement, elles souhaitent prévoir des façons de créer des emplois; elles sont en droit de le faire. Nous ne prétendons pas qu'il faille imposer des restrictions en ce qui a trait aux candidats admissibles. En fin de compte, elles devraient être en mesure d'évaluer les conditions. Lorsqu'elles décident, pour des raisons relatives aux changements climatiques, d'aller de l'avant — la majorité des gouvernements suivent les municipalités —, elles veulent imposer des conditions qui cadrent avec leurs objectifs environnementaux, elles ont le droit de pendre cela en compte.

Il est largement admis que les dispositions relatives aux conditions de travail sont un élément crucial de l'accord. Pourtant, aucun mécanisme visant à rendre ces conditions obligatoires n'est prévu. En fin de compte, nous pensons que si cette question est aussi importante qu'on le prétend, il faudrait mettre en place des mécanismes qui obligeraient les États signataires à respecter les exigences énoncées dans l'accord.

Soit dit en passant, l'Europe fait partie des pays industrialisés. Nous ne concluons pas cet accord avec un pays du tiers-monde, mais avec des pays industrialisés. Nous devrions faire preuve de la maturité nécessaire pour dire que nous pouvons remédier concrètement à ces problèmes afin de nous assurer que cet accord apporte ce dont parlaient les ministères, qu'il deviendra la norme par excellence en termes de négociations à l'échelle internationale. C'est fort possible. Des modifications ont été apportées à la disposition relative au règlement des différends entre investisseurs et États. La majorité des changements qui ont été suggérés publiquement dans la révision linguistique sont positifs, mais nous pensons que nous pouvons aller plus loin.

Le Canada et l'Europe possèdent tous deux un système juridique solide. Pourquoi n'est-ce pas suffisant pour régler les différends avec les investisseurs, qu'ils soient canadiens ou étrangers?

À la lumière de notre expérience dans le cadre de l'ALENA, nous devons obligatoirement nous poser trois questions. Dans quelle mesure sommes-nous prêts à renoncer à une partie de notre souveraineté et à adopter des lois qui servent nos intérêts sans nous exposer à la poursuite d'une multinationale qui croit que nous entravons leur capacité à réaliser des profits?

Nous nous y sommes pris consciencieusement en tenant compte du fait que, s'il existe un accord auquel nous pouvons apporter des améliorations collectivement, l'AECG correspond à cette description.

Le sénateur Downe : L'AECG est une chose. Le Partenariat transpacifique en est une autre, puisqu'il réunit des pays sous-développés du second monde et du tiers-monde. Évidemment, cela relève de la spéculation, puisque nous ne connaîtrons le résultat des présidentielles américaines que l'automne prochain. Je présume que vous prévoyez des conditions différentes pour le PTP et pour l'accord avec l'Union européenne.

M. Yussuff : Aucune modification n'est prévue dans le cas du PTP. C'est à prendre ou à laisser, tout simplement. Nous avons rencontré la négociatrice commerciale du Canada responsable du dossier, et nous lui avons posé une question fort simple : En quoi consiste son mandat? On ne lui en a confié aucun, sinon celui d'obtenir un accord.

Maintenant que nous sommes en mesure d'examiner le libellé de l'accord adéquatement, nous constatons que ce dernier portera gravement atteinte à l'assise manufacturière du pays et touchera tout particulièrement l'industrie automobile, qui demeure le pilier du secteur manufacturier canadien.

Il n'y a pas de solution à ce problème. Les États-Unis, soit dit en passant, ont eu près de 25 ou 30 ans pour lever leurs droits de douane sur les voitures japonaises. Nous ne disposons que de cinq ans pour le faire. La majorité des investissements japonais que nous sommes parvenus à obtenir au cours des dernières décennies finiront par se tarir, et il n'y aura plus de nouveaux investissements au Canada. Cela nuira considérablement au secteur des pièces automobiles. D'autres personnes ont témoigné devant ce comité des répercussions que l'accord pourrait avoir dans le futur sur le secteur canadien de la recherche et du développement.

Laissons le PTP de côté un moment. Pour le Canada, la difficulté est beaucoup plus grande et les répercussions seront considérables. Vous avez raison de dire qu'il est fort probable que les élections de mi-mandat ou les présidentielles américaines régleront le problème et que l'accord disparaîtra, tout simplement. Cela dit, va-t-il se réincarner? J'espère que notre gouvernement sait s'il voudra ou non ratifier un accord prévoyant des conditions semblables.

Le sénateur Downe : J'ai une dernière petite question sur la négociation du PTP. Je présume que le CTC a fait des suggestions au gouvernement. Ce dernier a-t-il retenu certaines d'entre elles?

M. Yussuff : Non, en fait, le gouvernement n'a pas consulté le CTC avant d'entreprendre la négociation de l'accord. Le libellé n'a pas été diffusé. Depuis l'entrée en fonction du nouveau gouvernement, nous avons rencontré la ministre Freeland à deux reprises. Elle et son représentant ont pris part à la négociation, et je crois qu'elle comprend notre point de vue. Elle nous a dit : « Écoutez, nous ne pouvons pas modifier l'accord. » La difficulté à laquelle le Canada est confronté est qu'il n'a d'autre choix que de ratifier ou de rejeter l'accord. Nous allons attendre de voir ce qui se passe du côté des États-Unis avant de prendre une décision.

La sénatrice Johnson : Monsieur Yussuff et monsieur Laliberté, on peut lire sur le site web du CTC que l'organisme soutient les accords internationaux qui favorisent l'égalité économique, encouragent la création d'emplois, servent les intérêts des travailleurs et assurent la pérennité de l'environnement. Selon le CTC, le PTP serait néfaste pour le Canada. Sur quelles études l'organisme se fonde-t-il pour affirmer une telle chose? À votre avis, de quelle manière le Canada s'assure-t-il que les accords qu'il négocie favorisent la création d'emplois et servent les intérêts de ses travailleurs?

M. Yussuff : Premièrement, environ 97 p. 100 de nos échanges commerciaux avec les États membres du PTP sont déjà exempts de droits de douane. Nous renoncerons à une part de notre souveraineté et, évidemment, à la gestion des secteurs clés de l'économie canadienne. La majorité des règles auxquelles nous nous conformons actuellement sont celles de l'ALENA. Si le PTP en venait à remplacer l'ALENA, alors toutes les règles prises en application de ce dernier disparaîtraient. Évidemment, cela ne toucherait que les pays signataires du PTP.

Pour ce qui est des pertes d'emplois que nous redoutons, nous pensons qu'elles toucheront principalement l'industrie automobile, si l'on en croit l'analyse réalisée pour nous par notre organisme affilié, Unifor. Ce dernier a effectué une analyse exhaustive des répercussions que le PTP aurait sur ce secteur.

Deuxièmement, je crois que les trois manufacturiers ont uni leur voix à celle d'Unifor pour émettre d'importantes réserves au regard du PTP et s'exprimer sur les répercussions que l'accord aura selon eux sur le secteur de l'automobile dans son ensemble.

La sénatrice Johnson : Monsieur Fortier, les modifications au chapitre de l'AECG consacré aux investissements apportent des éclaircissements sur le droit des États de réglementer le « traitement juste et efficace ». Elles visent également à accroître l'autonomie et la transparence des tribunaux d'arbitrage et à mettre en place un mécanisme d'appel.

De telles modifications pourraient-elles influer sur d'autres accords internationaux relatifs aux investissements? Le Canada devrait-il s'en inspirer au moment de négocier des accords sur la protection des investissements?

M. Fortier : C'est une excellente question, madame la sénatrice. L'exception prévue dans l'AECG sera-t-elle un succès? Ce sera peut-être le cas, mais j'ai mes doutes.

Comme je l'ai dit plus tôt au sénateur Rivard, je ne crois pas qu'il sera facile pour le Canada et les États membres de l'Union européenne de trouver des juristes du monde entier qui soient disposés à siéger comme juges de première instance ou juges d'appel de façon permanente à ce tribunal hybride que l'on est en train de constituer. Cela dit, il faut espérer que ça fonctionnera, car je crois que ce serait dans l'intérêt du Canada et de sa population.

L'accord sera-t-il ratifié par le Canada et par les autres États qui concluent des traités bilatéraux sur les investissements? C'est fort possible. Seul l'avenir le dira. Je suis optimiste de nature, alors j'attendrai de voir si le nouveau système peut être mis en œuvre efficacement et donner de meilleurs résultats que ceux avec lesquels nous composons depuis plus de 50 ans.

La sénatrice Johnson : Êtes-vous heureux de voir le Canada s'engager sur cette voie?

M. Fortier : Oui.

La sénatrice Johnson : En tant qu'arbitre, sur le plan professionnel?

M. Fortier : Madame la sénatrice, vous venez de soulever un point très pertinent. Certains membres de la fonction publique canadienne pensent que l'arbitrage n'est pas une panacée. Donnons une chance au système judiciaire ou quasi judiciaire.

Je sais qu'au cours des récentes négociations entre le Canada et la Chine, cette solution de rechange a été proposée. Il reste à voir si la Chine acceptera.

La sénatrice Johnson : Ce sera intéressant de le voir.

La sénatrice Cordy : Ma question s'adresse à M. Yussuff. L'Alberta Federation of Labour a affirmé que les dispositions du PTP relatives à la mobilité des travailleurs entraîneraient des distorsions ou des déséquilibres dans le marché du travail canadien. Pourriez-vous vous prononcer à ce sujet?

De plus, le Congrès du travail du Canada a affirmé que les employeurs, en vertu du PTP, seraient en mesure de transférer des travailleurs spécialisés ou des techniciens étrangers au Canada sans d'abord vérifier s'il y a ou non des Canadiens en mesure d'effectuer le même travail. Est-ce exact?

De telles dispositions relatives à la mobilité des travailleurs ont-elles été incluses dans l'un ou l'autre des nombreux accords commerciaux qui ont été conclus par le Canada au cours des dernières années? La mobilité des travailleurs spécialisés d'une province à l'autre pose problème à l'échelle du pays. Je sais que l'Alberta et la Nouvelle-Écosse, dont je suis moi-même originaire, ont conclu des accords afin que les travailleurs spécialisés puissent jouir d'une certaine mobilité et que les compétences qu'ils acquièrent soient transférables, mais ce n'est pas le cas partout au pays.

Je crois qu'il faudrait assurer la mobilité des travailleurs d'un océan à l'autre. Pourquoi ne le faisons-nous pas, alors qu'en vertu du PTP, nous permettrons à des travailleurs spécialisés et à des techniciens étrangers de venir au Canada?

M. Yussuff : Votre question porte sur un aspect très important de notre analyse. Nous nous sommes aussi penchés sur cette question, car nous croyons que le PTP, par rapport aux autres accords conclus par le Canada, est celui qui contient les dispositions les plus ambitieuses au regard de la mobilité. Le CTC a conclu qu'en vertu du PTP, l'entreprise qui obtiendra un contrat donné sera libre de faire entrer au Canada son personnel tout entier si elle le désire, sans aucune restriction du gouvernement fédéral. C'est ainsi que nous interprétons l'accord. Évidemment, nous avons clairement indiqué que cela pose des risques importants, puisque nous n'aurions aucun moyen de vérifier que les travailleurs étrangers sont certifiés.

Surtout, alors que nous éprouvons déjà de la difficulté à créer des emplois, pourquoi accepterions-nous que ces dispositions aillent une telle portée? Certaines dispositions de l'ALENA prévoient une certaine mobilité, mais davantage pour ce qui est des gestionnaires et des travailleurs hautement qualifiés. Nous en avons tiré parti de notre mieux, dans certaines limites.

De toutes les dispositions de l'accord, ce sont elles qui ont la plus grande portée. Nous en débattons maintenant d'un océan à l'autre et nous en discutons avec les comités parlementaires. Je le répète, nous n'avons aucun moyen de restreindre, de remettre en question ou de modifier ces dispositions de l'accord. Nous n'avons d'autre choix que de ratifier l'accord ou de le rejeter.

Votre point est valide. Il y a trop de restrictions commerciales au Canada en matière de mobilité. Je crois que les provinces s'efforcent d'établir des normes nationales afin que les travailleurs puissent jouir d'une certaine mobilité au titre du programme Sceau rouge, mais les modalités relatives à la mobilité des travailleurs spécialisés d'une province ou d'un territoire à l'autre restent à être uniformisées.

La sénatrice Cordy : Je ne prétends pas que nous devions toujours refuser la venue de travailleurs spécialisés. Il peut arriver que des travailleurs spécialisés soient requis pour effectuer un travail précis ou qu'il y ait pénurie de travailleurs possédant certaines compétences ou exerçant certains métiers. Dans ces cas-là, il serait acceptable d'accepter leur venue.

Nous avons abordé cette question alors que nous débattions d'un projet de loi concernant les travailleurs étrangers temporaires. On s'inquiétait des salaires. Croyez-vous que, si cet accord entrait en vigueur, cela entraînerait une baisse des salaires versés aux travailleurs canadiens?

M. Yussuff : Il y a deux aspects à prendre en compte. Les travailleurs placés sous la supervision ou la tutelle d'une entreprise sont très peu susceptibles de se plaindre des conditions qui leur sont imposées, car ils risquent de perdre leur emploi. Nous savons que cette situation s'est produite dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Nos inquiétudes sont d'un tout autre ordre, car nous ignorons les conditions qui pourraient être imposées à ces travailleurs.

Il va de soi que toute entreprise en activité au Canada devrait se conformer aux lois canadiennes. À l'échelle provinciale, quel que soit le salaire pratiqué dans un secteur donné... Eh bien, nous l'ignorons parce que la question n'est pas abordée dans l'accord. Ce dernier stipule que les travailleurs peuvent venir au Canada en vertu d'un marché donné et, bien évidemment, nous ne pouvons pas les en empêcher. Pour ce qui est du salaire qui leur sera versé et des conditions qui leur seront imposées, ce sont des questions qu'il faudra éventuellement examiner. Je présume que nous découvrirons tôt ou tard l'effet que les lois fédérales et provinciales ont sur la façon dont ces travailleurs peuvent être traités par un employeur qui aura obtenu un contrat pour la réalisation d'un projet donné.

Nous avons soulevé beaucoup de préoccupations. Nous avions de nombreuses inquiétudes au sujet du Programme des travailleurs étrangers temporaires, et la majorité d'entre elles se sont avérées justifiées. Ces dispositions nous inquiètent énormément, car ce sont les plus étendues que l'on ait vues à ce jour dans un accord de financement en ce qui a trait à la mobilité des travailleurs étrangers qui viennent au Canada sans avoir à passer par notre processus d'immigration.

La sénatrice Cordy : Merci.

La sénatrice Ataullahjan : Ma question s'adresse à vous, monsieur Yussuff. Sur le site web du Congrès du travail du Canada, on peut lire que le CTC soutient les accords internationaux qui favorisent l'égalité économique, encouragent la création de bons emplois, servent les intérêts des travailleurs et assurent la pérennité de l'environnement. Cela dit, vous êtes également d'avis que le PTP serait néfaste pour le Canada. De quelles études ou données tirez-vous cette conclusion?

M. Yussuff : Certaines de ces données ont déjà été rendues publiques. Laissez-moi revenir en arrière et parler d'un aspect que nous n'avons pas abordé. Nous savons que le prix des médicaments d'ordonnance augmentera significativement. Le libellé actuel de l'accord permet déjà de le savoir. Je crois que le montant qu'il faudra ajouter aux budgets fédéral et provinciaux pour couvrir la hausse des coûts est estimé à près de 900 millions de dollars, compte tenu de la protection que nous accordons aux compagnies pharmaceutiques. En termes de coûts, ce n'est qu'un exemple des secteurs qui seront touchés.

Pour ce qui est des agences de commercialisation aux quatre coins du pays, elles bénéficient de moins de protection et, évidemment, elles évolueront dans un marché encore plus compétitif avec l'arrivée d'un grand nombre de nouveaux produits étrangers sur le marché canadien. De toute évidence, le PTP aura une influence sur ces secteurs. Similairement, l'étude sur l'industrie automobile réalisée pour le CTC par notre organisme affilié, Unifor, montre qu'environ 20 000 emplois disparaîtront dans ce secteur.

J'ai travaillé de nombreuses années chez General Motors. L'accord minera la capacité d'attirer au Canada des investissements de multinationales japonaises, car ces dernières pourront s'en tirer à moindre coût dans un autre État signataire du PTP. La Chine aura une occasion incroyable pour ce qui est de produire des pièces automobiles. Bien que la Chine ne fasse pas partie du PTP, les entreprises des pays signataires pourront s'approvisionner en Chine et ajouter ces pièces à leurs voitures ou à leurs produits manufacturés, qu'elles exporteront ensuite au Canada. Notre analyse porte sur certains secteurs, et j'invite mes collègues à poursuivre la discussion. Quelques études ont été effectuées ailleurs dans le monde sur les pertes d'emplois que pourrait entraîner le PTP.

Pierre Laliberté, économiste principal, Congrès du travail du Canada : En fait, cela a posé problème au regard du PTP. Nous avons demandé au gouvernement de mener à bien des études et des examens poussés, mais rien de la sorte n'a encore été fait. D'autres groupes ont réalisé des études macroéconomiques, mais il faut prendre ces dernières avec un grain de sel. L'Institut C.D. Howe a toutefois fait paraître une étude récemment. Un membre de l'Université Tufts a aussi réalisé une étude englobant tous les pays membres du PTP. Ils en sont arrivés à la conclusion suivante : à long terme, les répercussions économiques globales du PTP seront minimes.

Cela étant dit, les effets du PTP varieront d'un secteur à l'autre. Dans le cas du PTP comme dans celui de l'AECG, les gagnants seront tous les secteurs rattachés aux ressources naturelles et à l'agriculture : les industries bovine et porcine.

Cela m'amène à revenir sur un point qui a été soulevé plus tôt : l'orientation voulue pour l'économie canadienne. Nous souhaitons bâtir une économie véritablement viable. Or, il est clair qu'en investissant davantage dans les ressources naturelles et en misant encore plus sur leur exploitation, nous nous trouverons en difficulté à coup sûr, sinon dans une impasse.

Ce sont des questions délicates qui sont en quelque sorte mises de côté lorsque nous parlons de commerce, alors que nous devrions examiner la réalité et nous demander comment nous pourrions surmonter les difficultés auxquelles nous sommes confrontés dans l'immédiat et nous assurer de créer de bons emplois.

L'industrie manufacturière a clairement perdu au change, et je n'ai rien d'autre à ajouter. Merci.

M. Yussuff : L'une des questions que nous avons posées au gouvernement fédéral était si cela avait été fait sous le gouvernement précédent avant la conclusion du PTP et si l'on avait réalisé une étude des effets du PTP sur l'ensemble de l'économie pour en connaître les retombées et les répercussions. Le ministre du Commerce nous avait alors dit qu'une étude avait été réalisée; la ministre Freeland a dit que l'on n'avait trouvé aucune étude dans les archives du gouvernement, aucune étude sur les effets que le PTP aura sur l'économie, sur le marché de l'emploi et sur différents secteurs.

Nous avons demandé au gouvernement de réaliser une étude sur les avantages que l'accord comporterait pour le Canada. Nous ignorons toutefois s'il est en voie de le faire. Par le passé, avant de signer un accord, le gouvernement canadien a toujours produit des données macroéconomiques pour en démontrer les avantages pour l'économie canadienne. Dans le cas du PTP, le Canada n'a réalisé aucune étude des avantages et des désavantages, alors nous devons nous fier à celles qui ont été produites par d'autres entités. Évidemment, ces dernières en sont venues à la conclusion que le PTP entraînerait des améliorations minimales au chapitre des salaires et de la croissance économique dans son ensemble.

Le sénateur Oh : J'aimerais donner suite à la question de la sénatrice Cordy au sujet des investissements. On entend souvent dire que la main-d'œuvre canadienne coûte trop cher. Que le PTP entre en vigueur ou non, nous devrons affronter une forte concurrence de pays des quatre coins du globe.

Vous avez fait allusion aux pertes d'emplois dans l'industrie manufacturière. Ces pertes seront d'autant plus importantes si les coûts de notre main-d'œuvre ne sont pas suffisamment concurrentiels. Les investisseurs ne sont pas au rendez-vous. Le CTC tient-il compte de cette réalité? Comment pouvons-nous rendre les coûts de notre main- d'œuvre plus concurrentiels sur le marché international?

M. Yussuff : Les coûts de la main-d'œuvre ne sont qu'un aspect d'une stratégie pour l'industrie manufacturière. Il faut aussi prendre en compte la technologie, la formation et une multitude d'autres éléments. Je m'appuierai sur un exemple : le secteur de l'automobile. De tous les avantages pour lesquels les entreprises décident de s'établir ici, les coûts de la main-d'œuvre sont le plus négligeable.

Le secteur de l'automobile canadien est aussi concurrentiel que celui d'autres pays. Il est très concurrentiel en fait; nous offrons un produit de qualité. Pour ce qui est des coûts, alors oui, les travailleurs canadiens sont mieux payés, mais n'oublions pas qu'ils produisent un excellent produit pour les entreprises qui s'établissent ici et qu'ils sont rentables.

Il faut aller au-delà des coûts de la main-d'œuvre. J'estime que nous devons examiner la réalité de la concurrence entre les États dans son ensemble et nous demander si l'on incite les États à relever leurs normes. Nous contenterons- nous d'assouplir les normes au point où nous ne pouvons plus coexister et toucher un revenu décent?

Le libre-échange repose essentiellement sur l'idée qu'il permet d'améliorer les salaires et les conditions de travail pour l'ensemble de la population. Depuis que le Canada a conclu cet accord, nous avons observé une pression à la baisse sur les salaires et les conditions sociales au pays. En fin de compte, nous devons nous arrêter un moment pour nous poser cette question fondamentale : Quel est le but du commerce? Est-il censé enrichir une minorité de personnes ou alors apporter des bienfaits répartis entre les différents membres de la société? C'est une question cruciale que doit se poser le gouvernement, mais ce dernier doit surtout s'interroger sur la façon dont nous allons collaborer avec les autres États pour nous assurer qu'ils relèvent leurs normes et non pour créer une pression à la baisse en vue d'attirer des investissements.

Il y a 20 ans, le Mexique s'est vu offrir une excellence occasion de participer à l'économie nord-américaine. Or, les conditions de travail des Mexicains et des Mexicaines se sont-elles améliorées? Je crois que la majorité d'entre eux diraient que non. Pourtant, ils ont gagné un avantage comparatif. Le Mexique n'a pas amélioré ses lois en matière de travail ou n'a pas assuré leur application.

Le fait est que nous sommes prisonniers d'un accord et que, en dépit de tous les engagements qui ont été annoncés, il n'y a rien de concret encore. Soit dit en passant, les gouvernements ne sont pas tenus de rendre des comptes sur les engagements qu'ils ont pris dans le cadre de l'accord. Mais oublions ce que je viens de dire, que contient l'accord?

Votre question est très juste. Est-il suffisant de réduire les coûts de la main-d'œuvre pour renforcer notre compétitivité? De nombreux autres facteurs entrent en ligne de compte, qu'il s'agisse du degré de compétence des travailleurs canadiens ou des investissements dans la technologie. Dans quelle mesure les entreprises canadiennes investissent-elles dans la technologie? Quelle part de l'investissement dans la recherche, au Canada, vise à créer de nouveaux produits et de la valeur ajoutée? Ces questions sont cruciales. Il ne s'agit pas simplement d'imposer le salaire minimum pour tous les travailleurs. Cela entraînerait-il la création d'emplois au pays? Je n'en suis pas certain, mais je crois que vous posez une question très valide.

Le sénateur Oh : Comment accroître la productivité? C'est là une question importante. Je n'ai pas dit qu'il fallait diminuer les coûts. Vous avez fait allusion aux emplois perdus dans le secteur manufacturier, et il y en aura probablement d'autres dans le futur. Même si une industrie devient plus compétitive, comment parvient-elle à maintenir cet avantage dans un contexte international? Elle finira par subir des pertes d'emplois.

M. Yussuff : Depuis un certain temps, le gouvernement fédéral puise dans son budget pour inciter les entreprises à investir davantage dans l'achat d'équipement et à améliorer leurs processus de fabrication et leur productivité. Année après année, les entreprises canadiennes manquent à ce devoir, et ce, en dépit des généreux incitatifs fiscaux mis en place.

Votre question est très juste. Il faudrait aussi que les employeurs appelés à témoigner devant ce comité répondent aux questions suivantes : qu'ont-ils fait pour renforcer leurs capacités de recherche? Dans quelle mesure ont-ils investi dans l'achat d'équipement et de machinerie? Quel montant ont-ils investi dans la formation de leurs travailleurs? Ce sont toutes des questions pertinentes auxquelles nous devons répondre si nous souhaitons accroître la productivité. Nous aimerions que nos membres reçoivent plus d'instruction et de formation, car cela renforcera les compétences dont ils ont besoin pour être plus compétitifs.

M. Laliberté : Vous avez raison. Il y a une certaine fatalité dans tout cela. Alors que les entreprises manufacturières se redéploient aux quatre coins de la planète, il est normal que le Canada perde son avantage concurrentiel. Ce constat n'est pas entièrement faux, mais on peut tout de même le remettre en question.

On entend souvent dire que le secteur manufacturier est en déclin dans tous les pays industrialisés. C'est faux. Certains pays tels que le Japon, l'Allemagne, la Suisse et l'Autriche investissent dans des secteurs ciblés de la production. Ils ont réussi à conserver leur avantage concurrentiel et à maintenir leur position à l'échelle internationale en dépit des salaires relativement élevés.

Au Canada, le libre-échange a entraîné, en quelque sorte, un redéploiement, et nombre des champions du secteur manufacturier ne sont plus au rendez-vous ou n'ont pas réalisé les investissements voulus pour que nous conservions un avantage comparatif. C'est réellement de ça dont nous devrions discuter. Comment pourrions-nous y arriver? En quoi ces accords commerciaux nous aideront-ils à le faire? Nous n'avons pas la bonne solution. Nous tentons de conclure des accords commerciaux comme si, par définition, ils allaient nous aider à y parvenir, alors que c'est faux.

La présidente : Il ne nous reste que très peu de temps, et tout à l'heure le sénateur Ngo m'a fait signe. Nous empiétons dans la période allouée au prochain groupe de témoins. Est-ce une question brûlante?

Le sénateur Ngo : C'est une question brûlante.

La présidente : Après l'avoir entendue, nous déciderons de la manière d'y répondre.

Le sénateur Ngo : Le CTC affirme que la disposition du PTP sur la main-d'œuvre ne garantit pas aux travailleurs les droits fondamentaux de se syndiquer et de négocier des conventions collectives. Mais nous savons que les États-Unis ont négocié une entente spéciale avec le Vietnam, par exemple, sur d'autres enjeux, dont la liberté d'expression.

Nous savons aussi que le Canada vient de signer une entente spéciale avec le Vietnam décrivant en détail des façons d'améliorer les normes du travail dans ce pays. Le CTC est-il au courant de ces ententes? L'entente Canada-Vietnam sera-t-elle respectée?

La présidente : Je vous prie de répondre très brièvement. Vous pourrez compléter votre réponse en nous envoyant vos observations par écrit si vous le désirez.

M. Yussuff : Dans le contexte du PTP, c'est inadmissible. Nous avons ici deux pays très industrialisés qui négocient une entente commerciale. Ils se disent qu'il est important de mentionner la main-d'œuvre dans leur entente, mais ils ne demandent pas à ces pays de ratifier les dispositions fondamentales sur le travail de l'OIT. Selon moi, nous avons là un échec complet de gouvernance; de plus on prétend que la seule manière d'y parvenir est de négocier une entente spéciale pour essayer de résoudre le problème.

D'abord, ces pays ne voient aucun avantage à rehausser leurs normes et à ratifier les dispositions fondamentales de l'OIT sur le travail. Ensuite, pourquoi leur offririons-nous l'accès au commerce de notre pays si, au XXIe siècle, ils ne respectent pas les droits fondamentaux de la personne?

La présidente : Merci.

Je tiens à remercier M. Fortier d'être venu nous présenter son expertise dans un domaine très particulier. J'avoue que j'ai travaillé avec M. Fortier dans le corps diplomatique, et il savait toujours répondre aux questions de façon concise et utile. Vous avez des années d'expérience dans ce domaine, et je vous remercie de nous avoir consacré si généreusement de votre temps.

M. Fortier : Merci beaucoup, madame la présidente.

La présidente : Messieurs du CTC, notre dialogue avec votre organisme se poursuit continuellement. Nous vous invitons à nos débats sur tous ces enjeux. Nous avons commencé à traiter d'une question qui touche beaucoup ce comité, les ententes commerciales. Nous discutons des avantages et des inconvénients qu'elles représentent pour les intervenants gagnants et perdants ainsi que de la manière de renforcer ces ententes.

Nous avons toutefois commencé à discuter d'un enjeu encore plus important, celui du développement de l'économie, de la productivité ainsi que de la recherche et du développement. Nous espérons que notre comité apportera une collaboration précieuse à ce débat et que nous ne nous contenterons pas d'examiner des ententes commerciales particulières. C'était le message principal de certains de nos témoins, qui soutenaient que nous ne pouvons pas examiner une entente commerciale sans en étudier les autres mécanismes de soutien et l'atmosphère dans laquelle l'entente a été conclue. Nous espérons apporter cette contribution au débat que tiennent les Canadiens pendant que la Chambre des communes examine avec soin les détails de ces ententes.

Nous vous remercions de nous avoir présenté vos opinions et d'avoir lancé un dialogue. Merci d'être venu.

Nous passons maintenant à notre deuxième groupe de témoins sur les développements politiques et économiques qui se sont déroulés récemment en Argentine. Le comité a entendu plusieurs témoins à ce propos, dont l'ambassadeur de l'Argentine au Canada.

Je suis heureuse d'accueillir par vidéoconférence M. Daniel Kerner, directeur, Division de l'Amérique latine, Eurasia Group. M. Kerner a passé de nombreuses années à analyser l'évolution des domaines politique, économique et réglementaire en Amérique latine. Il a tout particulièrement observé l'Argentine, le Chili, le Mexique, le Brésil, le Pérou et le Venezuela, qui sont justement les pays que nous avons examinés lors de nos études précédentes et sur lesquels nous espérons nous pencher maintenant.

Merci d'être venu nous parler. Nous sommes un peu en retard sur notre horaire, alors nous nous ferons un plaisir d'entendre votre allocution maintenant.

Daniel Kerner, directeur, Division de l'Amérique latine, Eurasia Group : Merci beaucoup. C'est un honneur d'être ici et de participer à cette séance. Je vais essayer de vous présenter brièvement un aperçu de nos observations sur l'Argentine pour que vous compreniez ce qu'il s'y passe. Je me ferai ensuite un plaisir de vous donner plus de détails sur les aspects qui vous intéressent le plus.

Soulignons tout d'abord que l'Argentine traverse une période de grande transformation et de transition. D'autres pays se trouvent aussi dans cette situation. Nous observons cela dans bien des pays d'Amérique latine, et ce phénomène va se poursuivre. Mais l'Argentine subit cette transformation plus rapidement que les autres, et certains facteurs en font un cas très intéressant.

Non seulement l'Argentine a maintenant un nouveau gouvernement qui a adopté une orientation différente, mais elle fait face à un nouveau paradigme sur le fonctionnement du gouvernement et sur sa façon de considérer l'économie et le reste du monde. Si vous vous souvenez bien, l'Argentine était très différente au cours de ces 12 dernières années. Lorsque le groupe de politiciens précédents a pris le pouvoir, d'abord l'ancien président Néstor Kirchner puis son épouse, Cristina Kirchner, tout ce qui se passait en Argentine reposait sur deux facteurs : d'abord sur le point de vue qu'avaient les Kirchner de la politique, de l'économie et du monde, qui découlait d'un esprit de politicaillerie et de complots. Ils étaient convaincus que tout ce qui se passait dans l'économie et dans le monde conspirait pour les affaiblir; ils réagissaient donc en intervenant de manière exagérée. Cet esprit entourait leurs relations diplomatiques, leur réaction à l'inflation et leurs interventions dans le domaine énergétique.

Le deuxième facteur était l'énorme pouvoir de prise de décisions que détenait le président. Autrement dit, vu l'esprit dans lequel ils considéraient les événements, ces gouvernements ne planifiaient qu'à très court terme et prenaient donc des décisions politiques de très mauvaise qualité. De plus, les conseils et le travail des fonctionnaires qui les entouraient étaient aussi de très mauvaise qualité.

Depuis l'arrivée du nouveau gouvernement en décembre, ces deux choses ont diamétralement changé en Argentine. D'abord, ce gouvernement a une façon de voir beaucoup plus normale, moderne et rationnelle le fonctionnement du pays et de l'économie moderne. Il comprend aussi beaucoup mieux les troubles de l'économie argentine et les solutions à y apporter.

Notre gouvernement gère le pays bien différemment, son organisation est plus décentralisée, et le président prend des décisions après avoir consulté ses ministres et ses sous-secrétaires qui, pour la plupart, ont beaucoup d'expertise dans leurs domaines. Tout cela a transformé la gouvernance de l'Argentine.

Le gouvernement actuel s'est concentré sur la normalisation de la situation économique et diplomatique de l'Argentine. Il s'est attaqué à la stagnation économique et à l'inflation, qui s'élevait à près de 25 p. 100. En arrivant au pouvoir, ce gouvernement était en défaut de paiement et faisait face à de graves problèmes fiscaux ainsi qu'à un contrôle des changes draconien. L'Argentine avait de très mauvaises relations avec le reste du monde.

Le gouvernement s'est attaqué de façon décisive à ces problèmes pour que la situation de l'Argentine revienne à la normale. Ce parcours n'a pas été facile, car il avait hérité de problèmes difficiles à résoudre. La situation économique n'était pas facile. Mais surtout, le gouvernement n'avait pas beaucoup de marge de manœuvre politique pour apporter les modifications qui amélioreraient les situations macroéconomique et microéconomique du pays.

Le président Macri avait gagné les élections de justesse. Le parti d'opposition, péroniste, est majoritaire au Sénat et il jouit d'une forte représentation dans la chambre basse. L'Argentine est un pays fédéraliste qui contrôle la plupart de ses États. La présidente sortante, Cristina Kirchner, jouissait d'un grand soutien quand elle a quitté le pouvoir; sa cote de popularité se situait entre 45 et 52 p. 100 selon certains sondages.

Je vous dis cela parce que contrairement aux années précédentes pendant lesquelles l'économie argentine s'était profondément transformée, la population ne ressentait pas de crise, donc n'était pas ouverte à de grandes modifications. C'est pourquoi nous avons maintenant un gouvernement qui essaie d'avancer de façon décisive, mais qui apporte des changements très prudents. Il espère que certaines de ces transformations et que cette nouvelle gestion politique sera appréciée par le monde des affaires et déclenchera une vague d'investissements qui favoriseront la reprise économique, surtout pendant la deuxième partie de l'année, ce qui consoliderait le pouvoir du président Macri. Le gouvernement a réussi à lever la plupart des contrôles des changes, donc les entreprises établies en Argentine ne subissent plus de restrictions.

Le gouvernement a essayé de modifier le régime fiscal, mais je crois que vous savez que dans ce domaine il s'est heurté à des problèmes. Il s'est entendu avec les créanciers récalcitrants pour regagner l'accès aux marchés financiers internationaux, et je crois qu'il va justement se concentrer très spécialement là-dessus.

À l'heure actuelle, le gouvernement poursuit cette direction en cherchant à mettre l'accent sur l'amélioration de la situation macroéconomique de l'Argentine, mais aussi en comptant sur les investissements étrangers directs et indirects ainsi qu'en ajustant les régimes de placement dans le marché intérieur. Le gouvernement espère ainsi stabiliser la situation politique du président Macri.

Nous commençons déjà à percevoir des problèmes. L'opposition politique augmente. On ressent plus d'opposition au Congrès, qui adopte des lois visant à entraver les initiatives du gouvernement. Les syndicats commencent à contester. Je crois vraiment que certains segments de la population souffrent des changements apportés et que le gouvernement ne s'était pas préparé à faire face à ce mécontentement.

C'est pourquoi je pense qu'à l'avenir, le mécontentement va continuer à monter, la situation politique se compliquera un peu plus, mais je pense que le gouvernement dispose encore d'assez de moyens pour relancer la prospérité de l'Argentine et que la situation s'améliorera un peu, au moins par rapport à ce qu'elle était auparavant.

Comme je le disais, l'opposition politique est quelque peu divisée. On constate dans les marchés financiers un énorme appétit pour la dette de l'Argentine, qui pourrait éventuellement causer des problèmes. Mais de nombreux secteurs en Argentine ont manqué d'investissement, surtout celui des infrastructures. Le gouvernement s'efforcera de se concentrer sur ce secteur afin d'y attirer autant de placements directs de l'étranger que possible. Il se concentrera également un peu plus sur le secteur énergétique malgré les bas prix. Nous espérons que toutes ces initiatives l'aideront à réussir.

À mon avis, cette expérience s'avérera probablement concluante, mais elle comporte des risques importants. Le plus grand risque que j'y vois serait que le gouvernement se heurte à des problèmes et hésite à poursuivre ses efforts d'ajuster le régime fiscal, qui alors se compliquerait terriblement, le taux d'inflation demeurerait élevé, le monde des affaires ne reprendrait pas confiance et par conséquent, la popularité du président demeurerait faible. L'élection de mi- mandat qui aura lieu l'année prochaine sera très importante, car si le gouvernement ne passe pas haut la main, alors je doute fortement qu'il ne réussisse à stabiliser l'économie de l'Argentine.

En conclusion, je crois que le gouvernement va maintenir ce bon cap. Je pense qu'il atteindra plusieurs cibles faciles et que certains aspects positifs lui permettront de livrer les résultats attendus sur presque tous les fronts. Toutefois, il court le grave risque de ne pas livrer entièrement ce qu'on attend de lui et de trop compter sur la dette financière. Ceci dit, je sais que votre horaire est chargé, alors je vais m'arrêter et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions, si vous en avez.

La présidente : Merci, monsieur Kerner. Votre présentation a été très enrichissante. Je voudrais juste que vous nous parliez de deux autres enjeux. D'abord, nous avons entendu dire que le président s'était arrangé avec les chefs de l'opposition, qui eux aussi désirent transformer l'économie du pays — je ne parle pas du groupe Kirchner en soi, mais de l'opposition —, car ils poursuivent les mêmes tendances, donc ils appuient le président. Est-ce que cette sorte de coalition sur la vision, et non sur la politique, tient encore?

Ensuite, quelles répercussions le problème du Brésil a-t-il sur l'Argentine? Nous avons posé cette question à d'autres témoins. Enfin, le fait que l'Argentine se concentre sur ses relations internationales aura-t-il un effet sur les autres pays d'Amérique du Sud? J'en profite pour vous poser ces questions, parce que vous êtes expert en la matière.

M. Kerner : Bien sûr. Pour répondre à votre première question, je dirais qu'il faudra continuer à négocier pour chaque problème. Vous avez raison, je crois, quand vous dites que Cristina Kirchner ne contrôle pas la majorité de l'opposition péroniste et que le parti est maintenant dirigé par les gouverneurs qui, eux, désirent la stabilité politique et économique ainsi que des ressources financières. Ils vont donc appuyer les initiatives gouvernementales qui les aident à atteindre leurs objectifs. Mais ils ne soutiendront pas le gouvernement dans le cas des enjeux qui leur nuisent.

L'un des gouverneurs commence à considérer le gouvernement comme étant faible et essaie d'exploiter ces faiblesses pour obtenir plus de ressources. La semaine dernière, le Sénat a approuvé par une très vaste majorité — ce même Sénat qui avait approuvé l'entente du gouvernement avec les créanciers récalcitrants — un projet de loi qui interdira aux entreprises et au gouvernement de mettre des employés à pied pendant une période de six mois. C'est évidemment très mauvais pour un gouvernement qui s'efforce d'améliorer ses relations avec le monde de l'entreprise. Le président va appliquer son droit de veto, mais cela illustre bien, selon moi, le fait qu'ils appuieront le gouvernement dans certains domaines et qu'ils essaieront de lui nuire dans d'autres, en cherchant avant tout à en retirer des ressources financières.

Je pense qu'avec le temps, et à mesure que l'élection de mi-mandat approchera, il sera toujours plus difficile de former une coalition. Une bonne partie de cela dépendra, cette année au moins, du niveau de popularité de Macri. Si l'économie ne reprend pas aussi rapidement que le gouvernement ne l'espère, alors je crois que l'opposition se renforcera toujours plus. Si Macri conserve sa popularité, alors l'opposition agira avec un peu plus de prudence.

En ce qui concerne le Brésil, je pense qu'il cause surtout des répercussions sur l'économie. Le secteur industriel de l'Argentine est lié étroitement à celui du Brésil, et les exportations industrielles en souffrent beaucoup. Cela entrave la reprise économique. Je n'y vois pas nécessairement une raison politique, mais cela empêche le gouvernement de relancer la croissance dans un domaine crucial, le domaine industriel. C'est pourquoi je pense qu'en fin de compte, le gouvernement devra compter beaucoup plus sur les infrastructures que sur l'économie en soi.

Finalement, en ce qui concerne les relations internationales, ma réponse est oui, jusqu'à un certain point. On observe le phénomène régional suivant : ces pays sortent du super cycle des matières premières, et leurs gouvernements éprouvent de plus en plus de difficultés avec leurs comptes avec l'étranger et avec leurs comptes fiscaux. À mesure que les prix des matières premières baissent, la croissance ralentit, et l'on constate dans cette région une tendance à favoriser les gouvernements de la droite qui sont plus axés sur les marchés simplement parce qu'au début de ce super cycle des matières premières, les gouvernements au pouvoir étaient ceux de la gauche. On constate donc dans tous ces pays une tendance à soutenir le commerce à cause des contraintes qu'ils ressentent.

Maintenant dans le cas de l'Argentine, surtout au sein du Mercosur, le Brésil fait face à des problèmes, l'Argentine cherche à étendre ses activités commerciales, l'Uruguay et le Paraguay aussi, je crois qu'on ressentira de plus en plus dans cette région le besoin d'étendre les relations commerciales. Dans le Mercosur, le Venezuela continue de créer des problèmes. Je crois que l'on verra toute cette région se diriger dans cette direction, parce que l'économie mondiale a changé.

La présidente : Merci.

Le sénateur Downe : J'ai lu dans un journal il n'y a pas si longtemps que l'Argentine avait réglé une vieille dette. Je crois que le règlement s'est conclu à New York. Si tel est le cas, qu'en est-il de sa cote de crédit? En outre, a-t-il été difficile de trouver l'argent nécessaire pour régler cette dette?

M. Kerner : Merci. Oui, la dette est réglée. Tous les créanciers qui avaient déposé un recours au tribunal à New York ont été remboursés et fortement dédommagés. C'était très important pour l'Argentine parce qu'elle peut maintenant emprunter à nouveau dans les marchés mondiaux, ce qui était devenu très difficile avant de régler cette ancienne dette vu les restrictions que les tribunaux américains avaient fixées — non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier.

L'Argentine a emprunté 16 milliards de dollars. Je pense que l'on n'avait pas vu un pays émergeant faire un tel emprunt depuis plus de 20 ans. Cela a été très facile. Je crois qu'avec le bas niveau des taux d'intérêt qui règne à l'heure actuelle et le fait que l'Argentine ait été exclue des marchés internationaux pendant si longtemps, l'appétit des institutions financières était solide. Le taux d'intérêt est bon, à peu près 7 ou 8 p. 100. L'Argentine est habituée à payer beaucoup plus.

L'Argentine va s'introduire toujours plus agressivement dans les marchés. Vous n'y verrez pas seulement le gouvernement national, mais ceux des provinces et les entreprises. C'est très important, parce que c'est la pierre angulaire de la stratégie économique du gouvernement; elle lui permet de financer un ajustement graduel du régime fiscal, ce qui fera diminuer le taux d'inflation. L'Argentine a un déficit fiscal qui représente environ 4,8 p. 100 de son PIB à cause de son grand appétit pour les marchés. Si cet appétit s'évapore soudainement, le gouvernement sera obligé de faire des ajustements beaucoup plus agressifs et pénibles, et je pense que cela compliquera les choses.

La sénatrice Johnson : Bonjour, monsieur Kerner. Les profondes réformes que Macri a effectuées rapidement, et d'autres témoins nous en avaient déjà parlé, vont causer beaucoup de douleurs au peuple argentin, mais elles l'avantageront certainement à long terme. Selon vous, combien de temps faudra-t-il avant que le peuple et l'économie d'Argentine commencent à ressentir les avantages de cet accès aux marchés obligataires internationaux, des placements d'investisseurs privés et de la croissance commerciale qui en découlera?

M. Kerner : Le gouvernement pense que l'on commencera à en ressentir les effets au cours de la deuxième partie de l'année et qu'ils se manifesteront plus concrètement l'année prochaine.

Je suis moi-même beaucoup plus sceptique. Le gouvernement effectue certaines réformes, mais pas toutes celles qu'il faudrait. De plus, il le fait très graduellement, surtout dans le domaine fiscal. Plus il se heurtera à de l'opposition politique, plus ses intentions et ses efforts se feront hésitants.

Personnellement, je crois que le taux d'inflation commencera certainement à baisser au cours de la deuxième partie de l'année, mais qu'il se maintiendra autour de 20 p. 100. On commencera à constater une très modeste reprise économique à cette même époque et peut-être une meilleure reprise l'année prochaine grâce à l'appréciation de la monnaie et à certains investissements.

Je vous avoue que j'ai bien de la peine à prédire une reprise substantielle. Si cela suffit à ce gouvernement pour bien passer l'élection de mi-mandat l'année prochaine — j'en doute également, mais c'est possible — alors je pense que nous commencerons à constater une certaine amélioration pendant la deuxième moitié du mandat de Macri, c'est-à-dire de 2017 à 2019.

Je doute beaucoup que l'on voie une reprise substantielle parce que les écarts étaient énormes et que le gouvernement n'a pas beaucoup de marge de manœuvre politique pour les corriger. Comme il commence déjà à ressentir des contraintes, je pense que les effets seront un peu plus modestes.

La sénatrice Johnson : J'ai une question à vous poser au sujet du fameux procureur argentin Alberto Nisman qui, en janvier 2015, a été trouvé mort à son domicile après avoir enquêté ouvertement sur la participation de l'Iran aux attaques terroristes du centre juif de Buenos Aires en 1994. Cette mort a causé beaucoup de controverse, et l'on se demande quel rôle y aurait joué le gouvernement précédent. Que pouvez-vous nous dire au sujet de cette affaire, et que dévoile-t-elle sur l'état de la primauté du droit en Argentine?

M. Kerner : Je vais commencer par parler de la primauté du droit qui, selon moi, n'est pas excellente. On observe à l'heure actuelle — et je parlerai de l'affaire en question après cela — que les juges fédéraux qui enquêtent sur certains cas de corruption commis sous l'ancien gouvernement font toujours plus de progrès.

Cela, il me semble, en dit long sur la situation, parce que les mêmes juges qui n'ont pas mené d'enquêtes sur le gouvernement précédent pendant 12 ans décident tout d'un coup d'enquêter sur certains cas. Mais tous ne le font pas, et l'on ne voit pas toute cette classe politique y participer. Cela indique essentiellement que la magistrature argentine est extrêmement politisée et vole à tous vents politiques. C'est ce que nous allons probablement voir : plus de causes impliquant la présidente sortante au sujet d'un certain niveau de corruption, mais pas plus que cela, je pense. On ne mènera pas d'enquêtes sur le gouvernement actuel tant qu'il n'aura pas perdu toute sa popularité ou qu'il n'aura pas perdu le pouvoir.

L'affaire dont vous parlez porte à confusion. Nisman était un personnage controversé parce qu'il était en charge des enquêtes depuis plusieurs années. Ses enquêtes n'avançaient pas. Il comptait beaucoup sur les conseils du gouvernement américain et beaucoup moins sur les indices paraissant en Argentine sur les autres liens à cette affaire. En fait, nous ne savons rien des personnes qui ont vraiment placé cette bombe en Argentine. Tout n'est que spéculation. Il n'a pas mené une enquête bien approfondie. On ne sait pas vraiment combien de preuves il avait sur la présidente Cristina Kirchner et donc qui a joué un rôle dans cette affaire.

Ces enquêtes progresseront probablement dans la mesure où les juges fédéraux voudront nuire à la présidente sortante, mais je ne pense pas que nous apprendrons grand-chose sur les personnes qui ont vraiment comploté pour commettre ces crimes. Autrement dit, si la présidente sortante en a été la seule responsable, alors nous l'apprendrons. Mais si, comme les gens le croient, les responsables sont liés au service de renseignements de l'Argentine et à ceux d'autres nations, alors nous n'en entendrons pas beaucoup parler.

N'oublions pas que ces deux bombes ont explosé en 1993 et en 1994, et jusqu'à présent nous n'avons pas appris qui en était responsable. Je ne serais pas surpris si dans 20 ans nous ne savions toujours pas ce qui est arrivé à Nisman parce que divers facteurs motivent la magistrature dans ses enquêtes contre les secteurs les plus corrompus de l'État argentin.

[Français]

Le sénateur Rivard : Monsieur Kerner, nous avons reçu plusieurs témoins qui sont venus nous parler de la situation économique et politique de l'Argentine, et je me rends compte, dans les rapports, que l'Argentine rêve toujours de reprendre les fameuses îles Malouines qu'elle a perdues lors de la guerre des Malouines, il y a près de 35 ans.

Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots pourquoi l'Argentine, malgré tous ses problèmes, veut reprendre les îles Malouines? Est-ce une revanche sur la défaite d'il y a 35 ans? Est-ce qu'il y a des avantages économiques, par exemple les limites des zones de pêche, ou est-ce strictement une question d'orgueil?

[Traduction]

M. Kerner : Pour répondre à votre dernière question, je suis très surpris de l'immense appui populaire qu'ont les îles Malouines en Argentine malgré la forte influence britannique qui y règne. L'élite argentine tient à aller étudier en Grande-Bretagne, et non aux États-Unis ou ailleurs en Europe. Il est très difficile de s'opposer à l'idée que ces îles appartiennent à l'Argentine, parce qu'elle s'est enracinée dans les cœurs des Argentins, je ne sais pas comment; je vous avoue que je ne comprends pas ce phénomène. C'est un attachement irrationnel, mais nationaliste.

Du point de vue pratique, vous savez probablement que la chute de la dictature en 1983 ainsi que plusieurs réformes ont énormément affaibli l'armée argentine, qui ne jouit maintenant que de très peu de soutien. Toute expédition militaire est hors de question en Argentine.

Le gouvernement précédent voulait en faire un peu plus. Il a essayé de limiter ses relations avec les îles en interdisant les vols vers les îles. Il a adopté des lois entravant les sociétés d'exploitation pétrolière dans les îles Malouines — ces initiatives n'ont eu que très peu d'effets, mais c'était une tentative courageuse.

Le gouvernement actuel n'a pas l'intention de faire grand-chose. Comme je vous l'ai expliqué, il se concentre sur l'amélioration des relations de l'Argentine avec le reste du monde et il tient à attirer des investissements directs de l'étranger.

Je pense que le discours ne va pas changer. Le gouvernement ne présentera pas de nouvelle loi; il essaiera de retourner autant que possible aux politiques argentines des années 1990. Ils remettront la discussion de la souveraineté sur les tablettes et traiteront autant que possible avec la Grande-Bretagne sans mentionner ces questions. Ils le feront de plus en plus en essayant d'attirer des investissements dans la région.

La seule chose qui pourrait retourner la situation serait de découvrir un puits de pétrole commercialement viable sur les îles. Cette découverte aurait des répercussions énormes, et le gouvernement argentin, quel qu'il soit, serait obligé d'agir parce que chaque habitant considérerait ce pétrole comme une propriété de l'Argentine.

Comme ce scénario est très peu probable, tout au moins à ce que je sache, je ne pense pas que le gouvernement fera beaucoup plus que cela. Cette question fait partie intégrante de ce que pensent les Argentins de leur pays depuis près de 200 ans. Je ne pense pas que cette façon de penser disparaisse un jour.

La présidente : Je crois qu'on y fait de l'exploration pour trouver du pétrole et d'autres minéraux. On parle aussi de tenir un référendum d'autodétermination dans les îles Malouines. Est-ce que cela en déclencherait un?

M. Kerner : Non, je ne pense pas. S'ils désirent se séparer, ils causeront plus de bruit en Argentine, mais il est peu probable qu'ils déclenchent ainsi des initiatives concrètes de possession des îles s'ils deviennent indépendants. Pour motiver une possession concrète, il faudrait un événement quelconque lié à l'économie.

La présidente : Notre comité a étudié le Brésil. En étudiant le Mercosur et certaines relations économiques du point de vue canadien, on nous dit que non, le Mercosur a été fondé sous forme d'union douanière. Il n'a aucun désir de s'étendre. Je crois que nous n'avons pas inclus de commentaires très détaillés à ce propos dans notre rapport.

Nous savons que l'Europe a entamé ce qu'ils appellent une négociation de libre-échange avec le Mercosur. Que pensez-vous de cela? Le Canada devrait-il utiliser le Mercosur comme levier dans le cadre de certaines relations économiques?

M. Kerner : Oui. Il se passe deux choses dans le Mercosur. La première est le fait que les conditions économiques mondiales favorisent moins l'Amérique latine qu'auparavant, alors les gouvernements s'efforcent désespérément de trouver de nouvelles façons d'étendre leur commerce, car ils subissent de plus fortes contraintes de l'extérieur.

Cela crée beaucoup de pression, surtout pour les deux plus grandes nations, le Brésil et l'Argentine. Pour autant que je sache, les élites économiques et politiques de ces deux pays pensent de plus en plus que le Mercosur n'a pas répondu aux attentes et que cela cause plus encore de problèmes.

Quand les gouvernements de gauches étaient au pouvoir et que les conditions extérieures étaient favorables, cela causait moins de problèmes, mais on en discutait quand même. Maintenant que les gouvernements de ces deux pays sont ouverts au commerce, on en parlera toujours plus. Comme je vous le disais, deux des plus petites nations désirent depuis longtemps conclure des accords de libre-échange. Tant qu'il continuera ainsi, le Venezuela demeurera le plus grand problème.

Ce qui risque d'arriver, c'est que sous la pression des grandes nations, le Mercosur assouplira ses règles en permettant aux pays de traiter avec l'extérieur soit en bloc, soit individuellement. Ce processus a déjà commencé dans ces deux pays. L'Argentine et le Brésil le feront peut-être ensemble à un certain moment. Ils voudront de plus en plus traiter avec l'étranger.

Si le PTP finit par être approuvé, le gouvernement argentin se réveillera d'un coup pour ne pas manquer les débouchés qui s'offriront dans les régions du Pacifique. Ce gros réveil n'aura pas lieu si le PTP n'est pas approuvé. En gros, le besoin de s'étendre commercialement et les investissements directs de l'étranger pousseront les gouvernements dans une seule direction. Ces deux gouvernements seront plus désireux de discuter de cela.

La présidente : Merci de nous avoir renseignés sur tant de domaines d'une manière si concise. Votre organisme et votre groupe sont admirés partout au monde. Notre conversation d'aujourd'hui ne fait pas exception. Merci de votre contribution. Nous vous avons exhortés à nous présenter quelques suggestions, mais aussi des prédictions de votre boule de cristal, et vous avez répondu d'une manière très efficace à toutes nos questions. Votre contribution va beaucoup nous aider dans notre étude.

(La séance est levée.)

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