LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
OTTAWA, le mercredi 8 février 2012
Le Comité sénatorial permanent des Affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui à 16 h 15 pour étudier, pour en faire rapport, la politique étrangère canadienne relative à l’Iran, ses implications et d’autres questions connexes.
Le sénateur Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Aujourd’hui, le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international entreprend son étude sur la politique étrangère canadienne relative à l’Iran, ses implications et d’autres questions connexes.
Parmi nos premiers témoins, nous accueillons des représentants de la Foundation for Defense of Democracies. Il s’agit d’un organisme non partisan qui se consacre à la sécurité nationale et à la politique étrangère. Il a été fondé par un groupe d’anciens dignitaires américains et de mécènes visionnaires peu après les attaques du 11 septembre 2001, dans le but d’aider les pays libres à se défendre.
De Washington, nous accueillons par vidéoconférence Mark Dubowitz, directeur exécutif, et Sheryl Saperia, directrice des politiques (Canada).
La présidente: D’après ce que je comprends, il a été convenu que Mme Saperia serait la première à livrer son exposé. Je vous laisse la parole. Allez-y.
Sheryl Saperia, directrice des politiques (Canada), Foundation for Defense of Democracies: Honorables sénateurs, merci de m’avoir invitée à comparaître aujourd’hui. Selon le SCRS, les programmes d’armes nucléaires de l’Iran constituent l’une des menaces actuelles les plus graves et urgentes en ce qui concerne la prolifération des armes de destruction massive, c’est-à-dire les ADM. Les États-Unis et Israël estiment maintenant d’avis que l’Iran sera en mesure de fabriquer une bombe nucléaire d’ici un an. L’Iran décidera-t-il de fabriquer une bombe, et si c’est le cas, va-t-il s’en servir? Un grand nombre de spécialistes en sécurité s’entendraient sûrement pour dire que l’Iran tente seulement de se doter de la capacité de fabriquer une bombe nucléaire.
À mon avis, si l’Iran est en mesure de fabriquer des armes nucléaires — même s’il n’en possède pas en ce moment —, il devient un pays extrêmement dangereux. La capacité de se procurer des armes nucléaires pourrait former un bouclier protecteur autour du régime iranien et contribuer à le renforcer, ce qui l’encouragerait à mener ses activités déplorables, par exemple, organiser des tentatives d’assassinat contre des représentants de gouvernements étrangers, appuyer des groupes terroristes partout dans le monde, s’ingérer dans les affaires d’autres pays afin d’encourager la violence et les désordres civils, mettre sur pied des régimes répressifs comme celui d’Assad en Syrie, traduire en actions sa haine féroce et ses menaces contre Israël, en plus des arrestations sanctionnées par l’État, des agressions, des incarcérations, des enlèvements, de la torture et du nombre sans cesse croissant d’exécutions de ses propres citoyens, y compris des Iraniens qui ont aussi la citoyenneté canadienne.
De plus, si l’Iran était en mesure de se doter d’armes nucléaires, cela provoquerait probablement la prolifération nucléaire dans les environs. En effet, l’Arabie Saoudite ne tolérera certainement pas que l’Iran possède des armes ou ait des capacités qu’elle n’a pas. La Turquie et l’Égypte pourraient se ranger à cet avis, et plus la prolifération sera rapide, plus les risques que des matières utilisables dans les armes nucléaires se retrouvent entre de mauvaises mains, par exemple, un groupe terroriste non étatique, sont élevés. Il est très inquiétant d’envisager les pays du Moyen-Orient tendus et dotés d’armes nucléaires.
Examinons brièvement la menace que représente l’Iran pour le Canada et ses habitants. La semaine dernière, le directeur du renseignement national des États-Unis, James Clapper, a déclaré aux membres d’un comité du Sénat que les représentants iraniens, y compris le Guide suprême Ali Khamenei, pourraient être davantage disposés à lancer une attaque sur le territoire des États-Unis. De même, le vice-premier ministre d’Israël, Moshe Ya’alon, croit que l’une des raisons qui poussent l’Iran à établir des bases en Amérique latine et à créer des liens avec des trafiquants de drogue à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, c’est que ces activités l’aideront à amener des armes aux États-Unis afin d’y commettre des actes terroristes. Étant donné notre proximité physique, une attaque contre les États-Unis constitue certainement une menace pour notre pays.
Reza Kahlili, un ancien membre iranien des Gardiens de la révolution islamique, vit maintenant aux États-Unis et soutient que le Canada est visé, de façon importante, par l’espionnage iranien. Kahlili a affirmé que des agents du renseignement espionnaient les Iraniens au Canada et dénonçaient ceux qui s’opposaient à la République islamique. Ces personnes pourraient être arrêtées lorsqu’elles retourneront en Iran ou les membres de leur famille qui sont toujours en Iran pourraient être punis à leur place.
Cela correspond aux inquiétudes soulevées par la présence de membres des Gardiens de la révolution dans les ambassades de l’Iran partout dans le monde. Lorsque l’Iran a récemment voulu ouvrir plus de consulats au pays, un grand nombre de membres de la diaspora iranienne ont reconnu le risque inhérent à une telle entreprise, c’est-à-dire l’augmentation des activités de renseignement et d’espionnage envers les membres de la diaspora au Canada.
Depuis peu, les installations israéliennes et juives en Amérique du Nord sont sur un pied d’alerte en prévision d’attaques iraniennes. Un rapport de sécurité israélien indique qu’on réagit « à des renseignements qui laissent croire que l’Iran et le Hezbollah déploient des efforts acharnés pour organiser une attaque bien menée contre les sites israéliens et juifs partout dans le monde », y compris au Canada.
Zafar Bangash, directeur de l’Islamic Society of York Region, semble confirmer ces affirmations. Il a annoncé récemment que
…s’il y avait une attaque contre l’Iran, et évidemment le fait qu’Israël y participerait, [les] États-Unis y participeraient, il est parfaitement possible que, vous savez, des membres de la communauté juive soient visés … Nous ne voulons pas du tout que cela se produise, mais vous savez, on ne peut pas contrôler les émotions des gens.
Je vais donc vous faire part de mes commentaires en présumant que le Canada est très motivé à combattre la menace iranienne, non seulement par principe ou parce qu’il est membre en règle de la communauté internationale, mais aussi parce que c’est un pays qui pourrait souffrir directement des activités de l’Iran.
Que peut donc faire le Canada pour contenir la menace iranienne? Honorables sénateurs, si nous voulons vraiment contrer la menace iranienne, nous devons concentrer nos efforts sur les GRI, les Gardiens de la révolution islamique. Cette entité est non seulement chargée du programme nucléaire de l’Iran, mais elle est aussi à l’origine de violations graves des droits de la personne et de la répression violente, en 2009, de protestants iraniens. Elle prépare et finance des groupes terroristes comme le Hezbollah et le Hamas et, fait surprenant, même al-Qaïda. Elle est l’auteure de la récente attaque contre l’ambassade de Grande-Bretagne en Iran, et elle a participé à la tentative d’assassinat contre l’ambassadeur de l’Arabie saoudite à Washington.
Les sanctions canadiennes actuelles en vertu de la LMES, qui visent un grand nombre de personnes et d’entités, y compris quelques-unes associées aux GRI, ont été mises en œuvre en réaction aux activités nucléaires de l’Iran. Toutefois, les GRI constituent une organisation terroriste et devraient être inscrits sur liste des entités terroristes du ministère de la Sécurité publique. Même si l’Iran interrompait demain son programme nucléaire illégal, cela ne changerait rien au fait que son gouvernement a alloué un budget de plusieurs centaines de millions de dollars au terrorisme international pratiqué par les GRI. Le Canada doit utiliser tous les outils non militaires à sa disposition en cette période critique, et cela signifie, entre autres, inscrire les GRI dans leur ensemble, ainsi que des commandants haut gradés et des membres de l’entité, sur liste des entités terroristes du ministère de la Sécurité publique.
Je serai heureuse de vous décrire tous les avantages d’inscrire les GRI à la liste lorsque je répondrai à vos questions. Pour le moment, j’aimerais vous rappeler que la décision de ne pas les inscrire sur cette liste favorise une culture d’impunité. Les GRI sont l’épine dorsale du régime iranien, et nous ne devons pas encourager les interactions avec cette organisation. L’inscrire sur la liste diminue sa légitimité, ainsi que celle du régime iranien. Cela fournit aussi un soutien moral important aux dissidents iraniens qui pourraient se sentir isolés et solitaires dans leurs efforts pour changer les choses dans leur pays.
Qu’est-ce que le Canada pourrait faire d’autre? Nous devons en faire davantage pour faire cesser les bains de sang en Syrie, non seulement parce qu’on y a tué des milliers de civils pendant la dernière année, mais aussi comme élément de notre réponse à la menace iranienne. La Syrie est l’allié régional le plus important de l’Iran sur le plan stratégique, et la chute de la dynastie Assad réduirait grandement son champ d’action. Cela pourrait expliquer pourquoi Qassem Suleimani, le commandant de la Force Quds des Gardiens de la révolution, serait à Damas en ce moment, afin d’aider Assad à réprimer le mouvement de soulèvement.
Téhéran continue aussi d’aider la Syrie à se soustraire aux sanctions sur le pétrole, en permettant de collecter des recettes des ventes illégales de pétrole au gouvernement — des fonds qui permettent à Assad de continuer sa répression meurtrière des protestataires. Le Canada et l’Occident doivent soutenir l’opposition syrienne. Cela pourrait signifier fournir aux rebelles de l’équipement plus sophistiqué, comme des lignes de communication sécuritaires entre eux, ou envisager des outils internationaux comme la responsabilité de protéger.
La sécurité énergétique du Canada constitue un autre élément du casse-tête. En effet, l’Iran a menacé de fermer le détroit d’Ormuz, une voie de transport essentielle pour la plus grande partie du pétrole acheminé par voie maritime dans le monde.
Le gouvernement du Canada — à juste titre — a tenté de prouver que la stabilité des ressources canadiennes est un élément essentiel de la solution aux besoins en énergie des États-Unis et de l’Asie. En même temps, le Canada doit s’attarder davantage à sa propre sécurité énergétique. Même si ses exportations de pétrole sont substantielles, le Canada dépend en partie du pétrole du Moyen-Orient, notamment celui de l’Arabie saoudite, pour répondre à ses besoins nationaux. Le gouvernement devrait maintenant se pencher sur les façons d’améliorer la sécurité énergétique du pays et ainsi diminuer la portée des menaces iraniennes concernant la fermeture du détroit d’Ormuz.
Enfin, les sanctions économiques sont devenues la mesure la plus souvent adoptée contre l’Iran par les pays de l’Occident. Les sanctions canadiennes sont très bonnes, mais elles pourraient être un peu plus sévères. Je laisse à mon collègue, Mark Dubowitz, le soin de vous parler des sanctions contre l’Iran, car il est un expert mondial à ce sujet.
Je vous félicite d’avoir entrepris l’examen de la politique étrangère du Canada à l’égard de l’Iran, et j’espère que vous allez envisager de prendre des mesures plus sévères dans la lutte contre la menace iranienne. Il est maintenant temps de protéger le Canada et le monde de façon plus concrète contre un pays comme l’Iran, car il pourrait disposer d’armes nucléaires.
La présidente: Merci. Nous allons maintenant passer à M. Dubowitz.
Mark Dubowitz, directeur exécutif, Foundation for Defense of Democracies: Merci beaucoup, honorables sénateurs, de m’avoir invité. Voilà cinq ans que nous travaillons dans l’ombre sur les questions relatives aux sanctions contre l’Iran, et il est évident que ces sanctions sont devenues l’outil principal des États-Unis et de ses alliés internationaux pour lutter contre la menace nucléaire iranienne.
Je suis heureux d’être ici aujourd’hui. J’aimerais limiter mon exposé à quelques minutes et laisser du temps pour les questions. Je vais donc vous parler des sanctions et de ce qu’on en pense à Washington et sur la scène internationale, à savoir si elles seront efficaces dans cette situation, et ce que le Canada pourrait faire de plus à ce sujet.
Trois facteurs liés au temps nous préoccupent. Tout d’abord, les efforts de l’Iran dans le domaine nucléaire, car les Iraniens font des progrès alarmants de ce côté. Il y a aussi le facteur de la solution militaire, c’est-à-dire dans quelle mesure Israël et les États-Unis décideront, à un certain moment, qu’il n’existe aucune solution pacifique et qu’il faut avoir recours à la force militaire pour s’opposer au programme nucléaire iranien. Il y a des différences entre les méthodes américaine et israélienne, et je vous donnerai des détails plus loin dans mon exposé et pendant la période de questions. Ensuite, il y a le facteur des sanctions, qui est dans le décor depuis des années, mais dont le rôle a soudainement gagné en importance ces derniers mois.
Laissez-moi vous parler du premier facteur, c’est-à-dire celui de la force nucléaire iranienne. Ma collègue, Mme Saperia, nous a expliqué la différence entre le fait que l’Iran pourrait acquérir des armes nucléaires et la possibilité que le pays soit déjà en possession de telles armes. Je pense qu’il est important de comprendre que les Américains et les Israéliens ont des perspectives très différentes au sujet des points qui nous préoccupent.
Vous avez entendu le ministre de la Défense d’Israël, Ehud Barak, parler d’une zone d’immunité, qui désigne le moment où les Iraniens auront enfoui leurs installations nucléaires, dans un complexe appelé Fordo, près de Qom, ce qui la rendra impénétrable aux forces militaires israéliennes. C’est à ce point que les Israéliens ne pourraient plus envisager une intervention militaire. Il faudrait attendre peut-être six à huit mois avant que les Américains, avec une force de frappe beaucoup plus importante, soient en mesure de pénétrer les installations de Fordo, mais les Iraniens se retrouveront éventuellement à l’abri dans une zone d’immunité, ce qui éliminera aussi cette solution. Il est important de comprendre, encore une fois, à quel point cette solution est assujettie à des contraintes de temps, et les différences entre les États-Unis et Israël.
Pour ceux d’entre nous qui travaillent sur les sanctions depuis des années, il est agréable de se rendre compte, ces derniers mois, qu’on propose enfin des sanctions économiques potentiellement invalidantes, qu’on les adopte, et qu’on les applique. J’aimerais surtout vous parler d’une des sanctions les plus importantes, c’est-à-dire celle s’appliquant aux ventes de pétrole par l’Iran.
L’Iran, il faut bien l’avouer, est un pays qui possède une seule ressource; le pétrole. Il représente environ 60 à 70 p.100 du budget du gouvernement, environ 80 p. 100 des recettes à l’exportation en devises fortes et environ 25 p. 100 du PIB de l’Iran. Il s’agit d’une source vitale à court terme de la devise forte dont les Iraniens ont besoin pour soutenir leur régime et leur monnaie, et pour relever certains des énormes défis économiques auxquels ils font face.
Les sanctions précédentes visaient la capacité de production de l’Iran, c’est-à-dire sa capacité de produire du pétrole. Plus l’Iran peut en produire, plus il peut en vendre sur les marchés internationaux. Au cours des années, ces sanctions ont réussi à épuiser l’investissement en capitaux et l’apport en technologie dans le secteur énergétique iranien, et à diminuer sa capacité de produire du pétrole. Toutefois, ces sanctions sont à moyen et à long terme. Ce sont des sanctions qui, au cours des cinq prochaines années, selon l’Agence internationale de l’énergie et le gouvernement américain, feront perdre à l’Iran environ 14 milliards de dollars par année en revenus pétroliers annuels en raison des restrictions imposées sur sa capacité de production. Nous ne disposons pas de cinq ans pour réagir à la situation; nous n’avons peut-être même pas cinq mois. La vraie question, c’est de savoir quelles sanctions, parmi celles qui ont été proposées, pourraient s’attaquer aux revenus pétroliers de l’Iran et vider son trésor de la monnaie forte dont il a besoin pour soutenir son programme.
Nous parlons vraiment des sanctions de la banque centrale qui ont été récemment mises en œuvre par le président Obama. Les Européens ont même gelé des fonds de la banque centrale. Le gouvernement canadien a essentiellement coupé tous les liens entre le secteur financier du Canada et celui de l’Iran. Ces sanctions ont déjà entraîné des répercussions énormes; elles ont ouvert la voie à une multitude de sanctions pétrolières et ont fait réagir le marché pétrolier. Les Européens ont imposé un embargo volontaire sur le pétrole. Le département du Trésor américain, les Japonais, les Coréens du Sud, les Indiens, les Chinois et d’autres intervenants parlent d’acheter moins de pétrole iranien. D’autres mesures qui se renforcent mutuellement ont été récemment introduites — au Congrès et en Europe — et font l’objet de discussions, sur la scène internationale, afin de rendre l’achat du pétrole iranien encore plus difficile.
Au bout du compte, à la fin juin, le président Obama doit prendre une résolution. En vertu de l’actuelle Loi régissant la banque centrale, il doit déterminer si les pays ont réduit de façon importante la quantité de pétrole iranien qu’ils achètent, afin qu’on leur accorde des exceptions aux sanctions adoptées par le Congrès américain, ou s’il faut sanctionner les pays qui n’ont pas atteint ce seuil. On en discute en ce moment; une grande activité diplomatique règne à Washington et dans les capitales internationales. Vous devriez tenir cette activité à l’œil, car les Israéliens le font certainement. Si en juin ou au début juillet, ces sanctions n’ont pas encore créé une dégringolade des prix du marché pétrolier qui aura réduit considérablement les revenus pétroliers de l’Iran, on en conclura que les sanctions ont échoué. Si ces sanctions échouent, aucune autre ne réussira. Il faut absolument garder cela à l’esprit. Je peux approfondir le sujet pendant la période de questions, mais c’est la chose la plus importante à se rappeler en ce qui concerne les sanctions.
Il existe aussi des sanctions financières. En ce qui concerne celles visant la banque centrale, le Congrès américain envisage présentement d’avoir recours à un mécanisme de règlement financier international appelé SWIFT. Il s’agit d’une entreprise belge qui sécurise les transactions financières de 10 000 institutions financières. En gros, si vous transférez de l’argent d’une banque à une autre, vous ne pouvez pas le faire sans passer par le système SWIFT. En ce moment, 44 banques iraniennes utilisent ce système afin de transférer de l’argent et ainsi échapper aux sanctions internationales. Elles s’en servent dans le commerce international et ont transféré plus de 35 milliards de dollars en commerce bilatéral avec les Européens. Si vous excluez les Iraniens du système SWIFT, en théorie, ils ne seront plus en mesure d’effectuer ou de favoriser des transactions financières internationales, que ce soit pour la vente de pétrole ou d’un autre produit.
À Washington et chez nos alliés européens, on discute fortement de la possibilité d’empêcher les Iraniens d’avoir recours à ce système.
Le conseil d’administration de SWIFT est composé d’institutions financières importantes, et un Canadien qui représente une institution financière très importante du pays en fait partie. Ce conseil a le pouvoir de prendre la décision — conformément à ses propres règlements administratifs — d’interdire aux banques iraniennes l’accès au système. Les Canadiens jouent donc un rôle qui n’est pas à dédaigner dans cette affaire.
On impose des sanctions depuis des années, et elles sont devenues très sévères ces derniers mois. Il est évident que l’économie iranienne est soumise à une très grande pression engendrée par des taux d’inflation et de chômage très élevés; de plus, la monnaie du pays a perdu 50 p. 100 de sa valeur au cours des deux derniers mois. On commence finalement à voir les répercussions de ces sanctions économiques sévères et invalidantes. Toutefois, j’aimerais vous rappeler que le temps est compté; les sanctions agissent trop lentement, le programme nucléaire iranien progresse trop rapidement, et une intervention militaire est de moins en moins envisageable à mesure que le printemps et l’été se profilent à l’horizon. Je vais m’arrêter ici.
Je serai heureux de répondre à vos questions et je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de comparaître.
La présidente: Merci d’avoir utilisé efficacement le temps qui vous a été imparti et de faire en sorte qu’il en reste une grande partie pour les questions.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis: Monsieur Dubowitz, merci de votre présentation. Est-ce que vous comprenez le français? Recevez-vous l’interprétation?
[Traduction]
M. Dubowitz: Je comprends un peu le français, mais je préfère profiter des services d’interprétation.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis: J’aimerais que vous nous donniez votre opinion sur le sujet dont je vais vous entretenir.
Récemment, l'Union européenne est entrée en guerre avec l'Iran. Bien sûr, il n'y a pas eu de déclaration officielle ni même de recours clandestin à la force, mais la décision de l'Union européenne d’imposer un embargo aux importations du pétrole iranien, d’interdire tout nouveau contrat et de geler les actifs de la Banque centrale iranienne est, dans les faits, un acte de déclaration de guerre qui pourrait bien déboucher sur des hostilités militaires que ces sanctions sont justement censées éviter.
Les importations pétrolières représentent 50 p. 100 des revenus du gouvernement de Téhéran et près de 80 p. 100 de ses recettes en devises. L'Union européenne, en tant que regroupement, est le deuxième plus gros client de l'Iran, puisqu’il y envoie le quart de ses exportations.
Le New York Times, le 27 janvier 2012, a dit que c'était plus que probable que l'Iran tente de saboter ou d'attaquer les raffineries, les oléoducs et d’autres installations comme Ras Tanura en Arabie saoudite ou de fermer le détroit d’Ormuz. Cette menace a d’ailleurs déjà été énoncée. Il pourrait s'agir officiellement d'actions perpétrées par des insurgés chiites locaux de la province de l'est.
J'aimerais avoir votre option. Cela peut-il vraiment dégénérer en une guerre réelle? À quoi peut-on s'attendre? Quelle en serait l'incidence sur le Canada?
[Traduction]
M. Dubowitz: Merci. Vous avez posé la bonne question. Ces sanctions ont pour objectif de persuader les Iraniens de reprendre les négociations, d’influer sur leurs calculs relatifs au rapport risque-rétribution dans leur course à l’armement nucléaire et, on l’espère, de les persuader de négocier une entente avec la communauté internationale.
Il ne fait aucun doute que les Iraniens n’y ont pas consenti, malgré les efforts remarquables déployés par les Européens depuis au moins sept ou huit ans en vue d’en arriver à une entente avec Téhéran sur la question de son programme nucléaire. Les Européens ont naturellement conclu, après des années de négociations, que les Iraniens ne souhaitaient pas signer une entente pour le moment. On a manifestement décidé que la seule façon de persuader Ali Khamenei — le guide suprême qui, au bout du compte, détient le pouvoir dans ce pays — de négocier une entente pacifique sur cette question était de soumettre son régime à une intense pression économique.
Je ne dirais pas que l’embargo volontaire à l’égard du pétrole iranien constitue un acte de guerre. En vertu de la loi internationale, prendre volontairement la décision de ne pas importer un bien d’un pays ne représente pas un acte de guerre. Toutefois, je pense que le point que vous essayez de soulever, ce n’est pas de savoir s’il s’agit d’un acte de guerre légal en vertu du droit international, mais si l’intense pression à laquelle on soumet le régime iranien encouragera l’Iran à riposter d’une façon qui pourrait mener à la guerre. Je pense que c’est l’objet de votre question et de vos inquiétudes.
À mon avis, il est évident que pour la première fois depuis le début de la guerre entre l’Iran et l’Irak, le régime est inquiet au sujet de sa richesse pétrolière. Il s’agit d’une sanction qui vise directement le régime pétrolier de l’Iran, qui est sa seule richesse. Le fait que l’Iran menace de fermer le détroit d’Ormuz est un exemple de la réaction du pays à ces sanctions.
Je pense que vous pouvez vous attendre à ce que les Iraniens ripostent de différentes façons au cours des prochains mois. Vous avez déjà parlé de certaines d’entre elles — par exemple, les attaques contre les installations pétrolières saoudiennes. Ils vont aussi certainement essayer de faire augmenter le prix du pétrole; en effet, c’est la seule façon dont ils peuvent riposter aux évènements, car même s’ils en vendent une moins grande quantité, le fait que les prix soient plus élevés signifie qu’ils en tireront un revenu suffisant pour remplir leurs coffres et soutenir leur économie.
Je pense que vous pouvez vous attendre à ce que cela se produise d’ici six mois. Je ne serais pas surpris si les Iraniens faisaient quelque chose de tellement provocateur qui ne laisserait d’autre choix à la communauté internationale que de passer à la prochaine étape de l’escalade.
Quelles seront les répercussions sur le Canada? On a quelques inquiétudes à ce sujet. Tout d’abord, l’économie canadienne tirerait profit du prix élevé du pétrole. En effet, en sa qualité d’important producteur de pétrole, le Canada pourrait profiter de ces prix élevés.
Toutefois, le pays est aux prises avec une préoccupation plus importante; il fait partie de la communauté internationale. Étant donné qu’il exporte une grande partie de sa production, il dépend de la santé économique des États-Unis et de l’Europe, et tout ce qui peut faire augmenter le prix du pétrole de façon importante et enfoncer davantage les États-Unis et l’OCDE dans la récession engendra des répercussions majeures sur l’économie canadienne. La question doit donc être abordée aussi sous un angle économique.
La deuxième chose, c’est que les troupes canadiennes sont toujours en Afghanistan. Nous avons des exemples d’Iraniens qui ont aidé des talibans et des chiites irakiens à tuer des membres des troupes de l’OTAN, y compris des Canadiens. Ainsi, il pourrait s’ensuivre des répercussions sur les forces armées canadiennes et sur les diplomates canadiens qui sont toujours à l’ambassade, à Téhéran, et sur les missions canadiennes un peu partout dans le monde.
Le Canada a manifestement déployé des efforts significatifs afin de trouver une solution à la situation. Il a ainsi conjugué ses efforts à ceux de la Grande-Bretagne, des États-Unis et d’autres pays. J’aimerais seulement vous rappeler, ainsi qu’à vos représentants du Service de renseignement, que le Canada demeure l’une des cibles principales, non seulement à l’étranger, mais aussi en terre canadienne; il vous faut donc être très prudents lorsque vous vous attaquez au problème.
Le sénateur D. Smith: Merci de votre exposé; je l’ai trouvé très bien fait et intéressant. Ma première question concerne le fait que si je lis entre les lignes, votre exposé visait essentiellement à justifier une attaque contre l’Iran — vraisemblablement à Fordo, avant que les choses deviennent trop difficiles — par Israël ou les États-Unis, ou même une attaque coopérative. Suis-je injuste en concluant que vous rationalisez en quelque sorte l’affaire pour que l’un ou l’autre passe à l’attaque avant que les Iraniens enfoncent trop leurs installations?
M. Dubowitz: Votre question s’adresse-t-elle à moi ou à ma collègue?
Le sénateur D. Smith: À vous.
M. Dubowitz: En fait, il est établi depuis de nombreuses années que j’appuie les sanctions en tant que mesure pacifique visant à modifier le calcul risque-rétribution effectué par le régime. Je ne suis pas pour les attaques militaires. Je crois que les sanctions peuvent fonctionner, si elles sont appliquées et qu’on les fait respecter.
J’essaie seulement de vous expliquer, à vous et à vos estimés collègues, que l’atmosphère actuelle au niveau international laisse croire que si les sanctions ne fonctionnent pas, et ne le font pas rapidement, il est très possible qu’on organise des attaques militaires. Je ne défends aucun point de vue; je ne fais qu’analyser la situation.
Le sénateur D. Smith: Vous avez dit que nous ne disposions peut-être même pas de cinq mois. À votre avis, des sanctions efficaces seront-elles appliquées aussi rapidement?
M. Dubowitz: Je pense qu’il est possible que les sanctions — surtout celles visant le marché pétrolier, la banque centrale et SWIFT, que j’ai décrites plus tôt —, si elles sont imposées et mises en œuvre agressivement au cours des prochains mois, engendrent des répercussions si importantes sur les revenus pétroliers de l’Iran et sur son économie que cela pourrait modifier le calcul risque-rétribution d’Ali Khamenei. Cela pourrait convaincre les Iraniens, après toutes ces années, de négocier une entente avec la communauté internationale au sujet de ses inquiétudes en ce qui concerne le programme nucléaire de l’Iran.
Je pense qu’il est encore temps de donner une chance à cette solution. Je l’espère grandement, mais je tiens à souligner qu’en ma qualité d’analyste, et non de défenseur, je trouve important que vous et vos estimés collègues compreniez que les six prochains mois seront décisifs. Il est clair qu’à moins que ces sanctions fonctionnent, la seule solution envisageable pourrait être une attaque militaire menée par Israël ou les États-Unis. Encore une fois, ce n’est pas ce que je recommande; je ne fais qu’analyser la situation.
Le sénateur D. Smith: Pensez-vous que si l’Iran est en mesure de mener une attaque puissante contre Israël — ou quand il le sera —, qu’il le fera inévitablement?
M. Dubowitz: Je pense que la question, comme l’a correctement souligné ma collègue, Mme Saperia, n’est pas de savoir si l’Iran utilisera une arme nucléaire, car à mon avis, il s’agit de l’un des facteurs impondérables pour le moment. La question a généré un grand nombre de théories et de bonnes analyses, mais comme l’a souligné Mme Saperia, le problème, c’est que l’Iran pourrait être en mesure de fabriquer une arme nucléaire, et pourrait ainsi passer à l’action très rapidement. À titre d’exemple, le Japon pourrait fabriquer une arme nucléaire en trois à six mois; il a la capacité nécessaire en ce moment.
La question qui se pose, c'est de savoir si les Iraniens agiront de cette façon — ou s’ils vont travailler en cachette. Pourraient-ils fabriquer une arme nucléaire sous le nez de la communauté internationale sans qu’elle en soit consciente? Il s’agit d’un risque considérable.
Toutefois, la vraie question n’est pas de savoir si les Iraniens vont utiliser une arme nucléaire; c’est de savoir quelles seront les répercussions si l’Iran possède des armes nucléaires. Je terminerai en vous disant que si l’Iran possède de telles armes, il est probable que cela mènera à la prolifération nucléaire au Moyen-Orient. À mon avis, il ne fait aucun doute que si l’Iran acquiert des armes nucléaires, les Saoudiens, les Turcs et peut-être les Égyptiens développeront très rapidement la capacité d’en avoir aussi. Pour les pays environnants et pour la communauté internationale, le pire scénario imaginable, c’est que les pays du Moyen-Orient possèdent des armes nucléaires, car ils sont tous sur le pied de guerre.
Dans ce cas, le scénario est plus fondé sur des mauvais calculs que sur l’intention. Lorsque ce type d’instabilité touche des pays sur le pied de guerre, les chances de mauvais calculs augmentent de façon spectaculaire. Il s'agit encore une fois d’un scénario réel, et le président Obama en parle souvent, car il représente son inquiétude principale, soit que l’Iran possède des armes nucléaires.
Le sénateur D. Smith: Si Israël ou les États-Unis menaient une attaque préventive contre l’Iran et ses installations, quel en serait l’effet domino?
M. Dubowitz: Il ne fait aucun doute que des attaques militaires contre l’Iran pourraient engendrer de graves répercussions. Je pense que tous ceux d’entre nous qui étudient la question — et vous qui l’avez examinée — en sont très conscients.
Je ne suis donc pas ici pour promouvoir les attaques militaires, mais je ne suis pas non plus ici pour en analyser les répercussions. Je suis ici pour vous rappeler qu’il est encore temps d’appliquer des sanctions très sévères. J’aimerais préciser que même si le gouvernement canadien a grandement contribué à soutenir les efforts internationaux à l’égard de ces sanctions, il peut faire beaucoup plus. Si vous voulez savoir ce que le Canada peut faire de plus pour favoriser une issue pacifique, j’approfondirai le sujet avec plaisir.
La présidente: Si le sujet n’est pas abordé dans les questions, nous y reviendrons, monsieur Dubowitz.
Le sénateur Johnson: Pourriez-vous approfondir? C’était justement l’une de mes questions. En vous fondant sur ce que vous venez de dire au sénateur Smith, parlez-nous plus en détail des sanctions et de la prochaine étape.
M. Dubowitz: Sénateur, cette question s’adresse-t-elle à moi?
Le sénateur Johnson: Oui, s’il vous plaît.
M. Dubowitz: Excusez-moi, le son n’est pas très bon.
Je pense que ma collègue, Mme Saperia, a souligné la mesure la plus importante que pourrait prendre le gouvernement canadien; il s'agit d’inscrire les Gardiens de la révolution islamique, les GRI, sur la liste des entités terroristes du ministère de la Sécurité publique. Afin de vous expliquer pourquoi c’est tellement important, il faut que vous sachiez que les GRI dominent le secteur économique de l’Iran, comme Mme Saperia l’a précisé. Ils gèrent aussi le programme nucléaire de l’Iran et ses activités terroristes. De plus, ils ont tué des membres des troupes de l’OTAN et ont commis d’autres meurtres. Il s’agit sans contredit d’un organisme criminel. L’administration Obama, et l’administration Bush avant elle, a compris que des sanctions devraient être prises en fonction des GRI pour une simple raison: parce qu’ils sont impliqués dans la prolifération et le terrorisme.
En désignant les entreprises des GRI, les entités et les personnes qui participent à l’économie de l’Iran, on comptait sur le fait que cela découragerait les entreprises internationales de faire des affaires avec l’Iran. En effet, si vous faites des affaires avec l’Iran, vous traitez avec les GRI. Les sanctions visant les banques, le transport et le secteur de l’énergie ont toutes été imaginées en fonction des GRI. C’est avantageux pour la communauté internationale non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique. Si vous êtes une institution financière ou une entreprise d’énergie canadienne, ou même un citoyen canadien qui se livre à des activités commerciales, si vous traitez avec l’Iran, vous traitez avec les GRI. Vous aurez alors de gros problèmes en raison des sanctions internationales. Si le Financial Times ou le Wall Street Journal publient un article dans lequel il est dit que votre entreprise participe aux affaires des GRI ou les encourage, vous serez dans le pétrin.
Toutes les sanctions ont été prises en fonction des GRI. Le Canada doit franchir l’étape qui consiste à désigner ou à criminaliser les GRI en vertu des lois canadiennes. Il s'agit d’une étape essentielle que les États-Unis ont franchie, et qui a été adoptée par la communauté internationale. Par contre, aucun autre pays, à l’exception des États-Unis, n’a criminalisé les GRI dans leur ensemble. Je suis sûr que Mme Saperia peut aussi vous faire part de certaines raisons, inquiétudes et objections, mais à mon avis, il s'agit d’une étape importante.
La deuxième étape importante — et je vais conclure avec cela —, c’est que les sanctions canadiennes ne sont pas ce que nous appelons des sanctions secondaires. En effet, les sanctions canadiennes s’appliquent seulement aux Canadiens. Une entreprise canadienne exerçant ses activités au Canada ou un Canadien œuvrant à l’étranger sont visés par ces sanctions. Au Canada, les sanctions n’obligent pas les non-Canadiens à choisir entre exercer leurs activités au Canada ou en Iran. Par contre, les sanctions américaines obligent les personnes internationales à choisir entre le marché américain et le marché canadien.
Mme Saperia et moi-même avons soutenu dans les médias et ailleurs que le Canada est une superpuissance énergétique. En effet, des entreprises internationales du secteur de l'énergie convoitent vos ressources énergétiques. À cet égard, on pourrait demander à ces entreprises de choisir entre faire des affaires avec le secteur de l’énergie de l’Iran ou avec le secteur de l’énergie du Canada. Le Canada pourrait jouer un rôle beaucoup plus conséquent en obligeant les entreprises chinoises, turques ou sud-coréennes — on pourrait toutes les nommer — du secteur de l’énergie à choisir: soit elles exercent leurs activités en Iran, soit elles le font au Canada, mais elles ne peuvent pas le faire aux deux endroits.
Il y a cinq, trois ou même peut-être deux ans, la répugnance du Canada à appliquer ce qu’on appelle des sanctions extraterritoriales était peut-être justifiée. Étant donné le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, c’est-à-dire la possibilité que la seule autre solution pour arrêter la course à l’armement nucléaire de l’Iran soit une attaque militaire, entraînant toutes les conséquences que le sénateur a mentionnées plus tôt, il est temps de s’y mettre. C’est la seule occasion qu’a le gouvernement canadien d’utiliser la puissance économique du Canada et son secteur énergétique pour enfin obliger ces entreprises à choisir entre l’Iran et le Canada. Il doit le faire.
Le sénateur Johnson: Merci. Madame Saperia, voudriez-vous nous faire part de vos commentaires?
Mme Saperia: En ce qui concerne les sanctions, M. Dubowitz a expliqué comment on pourrait rendre plus sévères les sanctions canadiennes adoptées en vertu de la LMES. J’aimerais faire suite à ce commentaire, qui était très complet. Je crois simplement qu’il existe, actuellement, une échappatoire qui permettrait, par exemple, à une entreprise chinoise du secteur de l’énergie d’exercer ses activités en Iran et, au même moment, à l’une de ses succursales d’exercer aussi ses activités en Alberta. C’est le genre d’échappatoire qui pourrait être éliminée très facilement par notre régime de sanctions.
Je recommanderais d’abord et avant tout d’inscrire les GRI en tant qu’entité terroriste au Canada. J’ai rassemblé quelques documents à ce sujet. J’ai tenté d'anticiper le genre d’inquiétudes ou de raisons qui pousseraient le gouvernement à ne pas le faire. Les raisons pour qu’il le fasse sont, à mon avis, plus convaincantes. Je serais heureuse d’en discuter avec vous si le sujet vous intéresse.
Le sénateur Johnson: Monsieur Dubowitz, j’aimerais revenir à ce que vous avez dit sur les sanctions économiques qui n’allaient sans doute pas influencer la décision du guide suprême de l’Iran Khamenei de fabriquer une bombe nucléaire. Connaissez-vous les objectifs et l’avancement du programme de bombe nucléaire et d’armes de destruction massive?
M. Dubowitz: Ce que je connais du programme nucléaire de l’Iran est fondé sur le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’AIEA, paru en novembre. Un autre rapport devrait être publié très bientôt. Le dernier rapport de l’AIEA donne des précisions auxquelles ne s’attendait quiconque suit l’évolution du programme depuis des années. Il détaille avec soin la nature du programme et son utilisation à des fins militaires. Quiconque suit le programme de près n’a pas été surpris des informations fournies, mais je pense que bien des acteurs de la communauté internationale ont été très étonnés que l’AIEA soit si sévère et souligne la nature militaire du programme nucléaire de l’Iran.
Le prochain rapport paraîtra bientôt et il sera peut-être même plus accablant. Compte tenu de la récente visite des inspecteurs de l’AIEA, c’est clair que le régime iranien n’a pas l’intention de coopérer avec l’agence. C’est malheureux pour ceux d’entre nous qui espéraient que la visite soit couronnée de succès et donne lieu à des négociations plus constructives avec l’Iran. Mais selon les conclusions tirées du voyage et mes sources, c’est certain que les gens de l’AIEA étaient très déçus. L’Agence internationale de l’énergie nucléaire a clairement indiqué que l’Iran exploitait un programme nucléaire aux visées miliaires et qu’il ne souhaite pas une collaboration fructueuse avec l’agence.
Le sénateur Downe: Je veux revenir à la question des sénateurs Johnson et Smith. Je m’intéresse à l’échéancier rapproché. Vous avez parlé de mois au lieu d’années, mais nous ne connaissons pas avec certitude la progression de l’Iran pour se doter de la bombe nucléaire, n’est-ce pas?
M. Dubowitz: Monsieur le sénateur, la question n’est pas de savoir où en est rendu l’Iran en vue d’avoir la bombe nucléaire. Comme je l’ai dit dans l’exposé, la communauté internationale a imposé au fil des ans un certain nombre de limites à ne pas franchir. Tout d’abord, on se questionnait sur le droit de l’Iran d’enrichir de l’uranium, mais le régime ne s’en est pas soucié. Ensuite, on a indiqué que le pays enrichissait de l’uranium dans des proportions trop élevées pour seulement produire de l’énergie à des fins pacifiques. De nouveau, l’Iran n’en a pas tenu compte.
La dernière limite avant la rupture, c’est lorsque l’Iran a rassemblé toutes les capacités techniques nécessaires à la fabrication rapide d’une bombe nucléaire. Le guide suprême n’a qu’à donner le feu vert. Comme je l’ai dit plus tôt, le Japon est dans la même position.
Israël et, dans une plus forte mesure, les États-Unis évaluent le risque que l’Iran cherche à se défiler, avant de marquer une rupture qui indique que le gouvernement a atteint un niveau de compétence technique suffisant et que le guide suprême a décidé d’aller de l’avant ou non. La confirmation d’une telle rupture exige une capacité de renseignement qui pourrait faire défaut à la communauté internationale, selon bon nombre de spécialistes. L’Iran mène peut-être le programme en douce. La communauté internationale pourrait un jour être placée devant le fait accompli et constater que l’Iran possède l’arme nucléaire.
Ce qui est devenu une préoccupation urgente, c’est ce que j’appelle la « zone d’immunité » qui exclut l’option militaire contre l’Iran. Deux possibilités s’offrent alors: les sanctions économiques amèneront le régime à reprendre les négociations; ou l’opposition iranienne se manifestera, comme en juin 2009, et renversera le régime. Si ces deux scénarios ne se concrétisent pas, l’Iran va disposer de l’arme nucléaire.
C’est la question qui intéresse maintenant les experts. Ils ne se demandent plus où l’Iran en est rendu pour se doter d’une bombe nucléaire, mais combien de temps il reste avant que ne s’épuisent les options pour arrêter le programme iranien d’arme nucléaire au chapitre des sanctions économiques, des interventions militaires et du changement de régime pacifique.
Le sénateur Downe: Comme vous l’avez dit, les options dépendent de l’avancement du programme visant à fabriquer une bombe. J’ai déjà entendu ce commentaire. Ce qui me préoccupe, c’est qu’il était question d’armes de destruction massive en Irak. Un certain nombre de pays se sont fiés aux rapports d’experts du renseignement indiquant que ces armes existaient pour se joindre aux États-Unis et envahir l’Irak.
N’êtes-vous pas préoccupé par le fait que tous les pays ont conclu de la guerre en Irak que ce pays ne possédait pas l’arme nucléaire? On n’a qu’à songer à ce qui est arrivé. Aucun État n’a attaqué la Corée du Nord, qui veut pourtant fabriquer une bombe nucléaire au plus vite, tandis que l’Iran joue avec la patience de la communauté internationale et ne disposera peut-être de la technologie nécessaire que dans plusieurs années.
M. Dubowitz: C’est sûr que l’expérience irakienne a accentué à juste titre le scepticisme de la communauté internationale. C’est un échec total en ce qui a trait au renseignement.
C’est clair qu’il est très difficile de connaître la nature et la portée du programme nucléaire de l’Iran. Je dirais toutefois que quelques aspects de la question diffèrent de l’exemple irakien.
Tout d’abord, vous vous souviendrez que les inspecteurs et les experts du renseignement à l’AIEA ont toujours indiqué clairement que les progrès du programme nucléaire de Saddam Hussein n’étaient pas suffisants pour justifier une intervention armée. Ces experts étaient préoccupés par la capacité de l’Irak de rétablir son programme, la levée des sanctions et certaines autres questions. Mais les rapports de l’AIEA s’opposaient au consensus américain sur l’Irak.
La situation actuelle est très différente. En fait, c’est la situation opposée, si on se penche sur les rapports de l’AIEA. J’invite les sénateurs à consulter les rapports et à demander des précisions aux spécialistes. Nombre de détails dans les rapports justifient à eux seuls la tenue d’une audience.
L’AIEA indique ses préoccupations très clairement dans ses rapports concernant la nature et les volets militaires du programme nucléaire iranien ainsi que les essais effectués qui n’ont rien à voir avec un programme d’énergie nucléaire. Je dirais que nous devons demeurer prudents et sceptiques, mais les faits semblent infirmer encore plus que l’Iran maintient un programme d’énergie nucléaire pacifique, malgré les sanctions économiques.
Les faits indiquent que c’est tout à fait le contraire. Nous ne devons pas relâcher notre vigilance, mais plutôt examiner toutes les options pacifiques pour que le régime reprenne les négociations. Il faudra continuer de renforcer les sanctions économiques si l’Iran ne souhaite pas dissiper les préoccupations de la communauté internationale.
Comme je l’ai écrit et répété dans mes témoignages devant le Congrès, il devient de plus en plus clair que les sanctions ne feront pas fléchir Khamenei, qui continuera à calculer les risques. Il faut commencer à élaborer des sanctions qui aideront l’opposition iranienne à renverser le gouvernement de manière pacifique.
Je ne recommande pas une frappe militaire. Il faut épuiser tous les moyens pacifiques avant de recourir à cette option ultime.
Le sénateur Downe: Vous avez raison de dire que nous devons rester prudents, parce que, bien sûr, l’ancien président des États-Unis George Bush ne s’est pas fié aux rumeurs pour envahir l’Irak; il s’appuyait sur des renseignements qu’il pensait justes. Par la suite, on s’est aperçu qu’il n’y avait rien de vrai là-dedans.
Le gouvernement iranien use de violence contre sa propre population. Son bilan en matière de droits de la personne est catastrophique. Je me demande dans quelle mesure les sanctions nuisent à la population. J’imagine que les ressources restreintes profitent à l’élite. À quel point la population en général souffre-t-elle?
M. Dubowitz: C’est une excellente question. Les sanctions entraînent toujours une telle difficulté et pénalisent les laissés pour compte à tout coup. Les sanctions contre l’Afrique du Sud durant l’apartheid ont causé du tort aux Sud-Africains de race noire. À l’opposé, les Afrikaners blancs formant l’élite bénéficiaient des sanctions. Ils ont diversifié leurs entreprises et créé des conglomérats dans d’autres domaines, alors que les sociétés étrangères abandonnaient ces marchés. Durant de nombreuses années, les sanctions ont permis aux Afrikaners de s’enrichir et ont manifestement affaibli les Noirs de l’Afrique du Sud. Pourtant, la plupart des principaux militants antiapartheid du pays appuyaient les sanctions, sauf Helen Suzman.
Je pense que la question soulève un aspect très important des sanctions. La population iranienne, qui est victime des sanctions au bout du compte, indique de manière très intéressante à la communauté internationale qu’il faut augmenter les sanctions pour se débarrasser du régime. Voici une anecdote qui n’est pas dénuée d’intérêt. Même si un agent du gouvernement se trouve sans doute tout près, l’Iranien moyen affirme aux journalistes dans la rue, en parlant de la détresse économique qui mine la population et lui complique la vie, que la communauté internationale et les États-Unis ne sont pas à blâmer pour l’imposition des sanctions. Soit il ne blâme personne, parce qu’un agent du gouvernement se tient juste à côté, soit il a le courage de blâmer le gouvernement à répétition, disant que le programme nucléaire n’en vaut pas la peine, qu’il ne l’intéresse pas et que sa priorité, c’est d’avoir un emploi et de nourrir sa famille.
C’est peut-être vrai en théorie que le programme nucléaire est une source de fierté nationale, mais en pratique, les Iraniens déclarent aux reporters que ce programme n’est pas une priorité, que les sanctions leur nuisent et que la faute revient au régime. Sinon, ils omettent volontairement de blâmer qui que ce soit. Ça reste une anecdote, mais c’est important de le mentionner. Cependant, ils ne blâment pas la communauté internationale ou les États-Unis, même si c’est préférable sur le plan politique en raison de l’agent du gouvernement planté à quelques pas.
Le sénateur Nolin: Pour faire suite à la dernière question, je veux en savoir plus sur le soutien public envers le président Ahmadinejad, qui va briguer un autre mandat en 2013, si je ne m’abuse. À quel point la population l’appuie-t-il?
M. Dubowitz: Je dirais qu’il est très ardu de connaître l’opinion publique en Iran avec une grande précision. Je vous conseille de rester très sceptique des sondages menés auprès de la population iranienne, monsieur le sénateur. L’Iranien qui reçoit un appel anonyme sur la politique et qui s’inquiète de sa sécurité et de celle de sa famille va sans doute dire qu’il est d’accord avec le régime. Il ne va probablement pas répondre sincèrement à cet appel.
C’est pourquoi il est très difficile de sonder les Iraniens et de connaître l’opinion publique. C’est pourquoi j’ai répondu à la question précédente que le mieux que nous pouvions faire, c’était de nous fier aux données fragmentaires que les gens fournissent aux reporters dans la rue. C’est clair que trois grandes forces s’opposent. Tout d’abord, il y a Khamenei, le guide suprême et l’élite du corps des Gardiens de la révolution islamique, représentée par Soleimani et Qasemi, deux importants dirigeants du CGRI. Ensuite, il y a Ahmadinejad, ses fidèles et certains commandants des Gardiens de la révolution, qui occupent des postes inférieurs à celui de Khamenei. C’est clair qu’il est populiste et qu’il veut plaire aux Iraniens pauvres de la campagne en leur donnant beaucoup d’argent pour acheter leur fidélité. Enfin, il y a les modérés qui appuient le Mouvement vert, mais qui doivent rester très prudents pour ce qui est de déclarer ouvertement leur appui. Sinon, ils seront tout de suite disqualifiés aux élections législatives en mars ou à tout le moins aux élections présidentielles. Les trois grandes forces qui entrent en conflit sont donc: Khamenei, Ahmadinejad et les modérés, partisans du Mouvement vert.
C’est clair qu’Ahmadinejad profite toujours d’un soutien assez important. Je dirais qu’il reçoit l’appui d’environ 25 p. 100 de la population. Il devra remporter les prochaines élections législatives, le mois prochain, et l’élection présidentielle en 2013. Ahmadinejad devra contrer Khamenei et ses fidèles aux élections législatives, qui ne lui feront pas de quartier. S’il échoue, le Parlement va tenter de le destituer. S’il réussit, connaîtra-t-il du succès à l’élection présidentielle? D’abord, pourra-t-il y participer et continuer de verser des fonds publics à ses partisans qui, comme le reste du pays, sont aux prises avec une inflation galopante et un taux de chômage qui grimpe en flèche? Contrairement à ses adversaires, Ahmadinejad peut maintenant donner des rials et il en a plus qu’avant. Compte tenu de l’importante baisse de la valeur de la monnaie et du taux de change, les revenus du pétrole, versés surtout en dollars américains ou en euros, donnent désormais plus de rials. Ahmadinejad peut donner plus de rials à ses partisans. C’est clair qu’il le fait déjà et qu’il va continuer.
En principe, la question n’est pas de savoir à quel point Ahmadinejad est populaire, mais dans quelle mesure il peut acheter les votes autres que ceux de ses fidèles. Les possibilités sont multiples, mais je dirais qu’il importe de surveiller les élections législatives de mars qui constitueront une épreuve décisive.
Le sénateur Nolin: Ce qui m’amène à ma deuxième question. Madame Saperia, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que des élections justes et conformes aux principes internationaux classiques soient tenues. Nous pouvons présumer que le régime va user de ruse pour se maintenir au pouvoir. Nous jouons le jeu des autorités iraniennes si les autres acteurs de la communauté internationale et nous nous intéressons à ce qui va survenir dans les 14 prochains mois. Permettez-moi de vous expliquer mon raisonnement. J’aimerais ensuite connaître votre opinion.
L’attention accrue que nous accordons à l’Iran nous amène à renforcer les sanctions et tous les moyens possibles pour empêcher que l’Iran ne détienne l’arme nucléaire. Nous jouons le jeu d’Ahmadinejad, qui fera tout pour conserver le pouvoir.
Les prochaines élections sont la principale raison qui explique l’attitude des autorités iraniennes, mais aussi la nôtre. D’autres pays tiendront des élections dans les 14 prochains mois: la France, les États-Unis, la Russie, pour n’en nommer que trois. La dynamique électorale justifie sans doute pourquoi il faut s’intéresser autant à l’Iran. Je ne dis pas qu’il n’y a pas raison d’être préoccupé, mais dans une certaine mesure, je pense que nous accordons trop d’attention à ce pays. Nous devons tempérer nos ardeurs un peu, prendre du recul et examiner tous les aspects de la question.
Madame Saperia, devons-nous nous préoccuper de la réélection potentielle de M. Ahmadinejad et nous faisons-nous prendre à son jeu?
Mme Saperia: Je m’intéresse aux remarques de M. Dubowitz, mais je dois dire deux choses. Tout d’abord, la réélection éventuelle d’Ahmadinejad n’est pas ma principale préoccupation.
Le sénateur Nolin: C’est sans doute sa principale préoccupation.
Mme Saperia: C’est bien possible. Ce qui me préoccupe, c’est Ali Khamenei, le vrai leader de l’Iran. Je ne suis pas d’accord avec vous pour dire que nous jouons le jeu des autorités iraniennes en imposant d’autres sanctions. L’objectif des sanctions, c’est que Khamenei et d’autres leaders estiment que le programme nucléaire n’en vaut pas la peine. Un tel objectif n’est sans doute pas réaliste. Par contre, il est plus probable que les sanctions rendent le régime extrêmement vulnérable. Les taux d’inflation et de chômage élevés sont les premiers exemples. Dans ce contexte, l’objectif véritable des sanctions, c’est selon moi d’encourager et de consolider l’opposition interne. J’espère que les Iraniens vont se soulever de nouveau et que, cette fois, l’Occident va donner le soutien nécessaire sur le terrain afin d’effectuer le changement de régime et de veiller au désintérêt total pour le programme nucléaire, dans le meilleur des cas. Un scénario moins heureux, sans être le pire, c’est un régime tout à fait différent dont le programme d’armes nucléaires est beaucoup moins inquiétant. Présentement, le régime de l’Iran veut éliminer certains pays. Il cherche depuis longtemps à dominer la région et à causer des problèmes à d’autres États. C’est le genre de régime qui ne doit pas posséder des bombes nucléaires.
Le sénateur Nolin: Je pense que vous n’avez pas compris mon argument. Je dis que le régime veut unir la population contre l’Occident et que nous l’aidons à parvenir à ses fins. Napoléon a dit que l’ennemi lui permettait d’unir la France. C’est exactement ce que veut l’Iran.
Ne tenons pas compte de ceux qui gouvernent l’Iran et qui veulent se maintenir au pouvoir. Sinon, nous jouons leur jeu. Ils veulent unir tous les Iraniens contre l’ennemi.
Mme Saperia: J’en reviens aux données empiriques de M. Dubowitz. Les témoignages des Iraniens qui parlent aux journalistes indiquent qu’ils sont loin d’être aussi unis que ce que bien des experts avaient prévu, en raison des sanctions ou des difficultés imposées par l’Occident.
L’opposition est importante dans le régime et dans la population. Je crois que nous sommes dans la bonne voie. On se demande si une attaque militaire unirait la population contre l’Occident, mais mes dernières lectures laissent entendre le contraire.
Je crois que nous ne pouvons pas gaspiller plus de temps à nous demander si nous jouons le jeu du régime iranien. À mon avis, ce n’est pas le cas. Je pense que les sanctions imposées jusqu’ici commencent à donner des résultats et à miner le régime.
La présidente: Monsieur Dubowitz, veuillez attendre un moment. Monsieur le sénateur Robichaud, veuillez poser une question rapide. J’en poserai une ensuite, puis M. Dubowitz tentera de répondre à toutes les questions le plus brièvement possible. Parce que malheureusement, nous prenons déjà le temps réservé au prochain groupe de témoins.
[Français]
Le sénateur Robichaud: Ma question s'adresse à l'un ou l'autre de nos témoins.
Comment informer la population en Iran et quelles informations circulent? Est-ce que la population est soumise à un programme de propagande par le régime et quelle liberté les gens de l'opposition ont-ils à informer les gens et quels moyens ont-ils?
[Traduction]
La présidente: Vous avez dit que les six prochains mois étaient cruciaux et qu’il fallait laisser le temps aux sanctions de porter des fruits. Dans ce cas, pourquoi l’imposition des sanctions européennes est-elle retardée? Est-ce parce que les pays européens ne ressentent pas l’urgence ou que, selon eux, la situation n’est pas aussi urgente que vous le dites?
L’objectif final peut être le même. Le Canada et l’Europe veulent que l’Iran reprenne les négociations, mais les pays européens semblent avoir un autre échéancier. Si vous pouvez répondre brièvement à une ou à l’ensemble de ces questions, je vous en serais reconnaissante.
M. Dubowitz: Bien sûr. En réponse à votre question, madame la présidente, c’est très important d’établir la distinction entre le délai juridique de l’imposition des sanctions et l’effet de l’annonce des sanctions sur les marchés. L’embargo volontaire sur le pétrole annoncé par l’Europe influence déjà le comportement du marché. C’est bien avant que les sanctions prennent effet sur le plan juridique.
C’est ainsi que les sanctions fonctionnent: elles changent le comportement des marchés bien avant la fin ou le début des contrats. C’est clair que les Européens sont très sérieux. Je pense qu’un sénateur a parlé d’acte de guerre contre l’Iran. Je dirais que c’est plutôt un acte de guerre économique et que les Européens sont sérieux à cet égard.
Concernant la question précédente, il me paraît tout à fait clair que le régime iranien n’a jamais été aussi divisé et que les dissensions se sont intensifiées entre Khamenei et Ahmadinejad et entre les principaux commandants des Gardiens de la révolution et les autres commandants qui défendent la charia.
C’est clair que la théorie de Napoléon, qui dit que l’ennemi permet d’unir les gens, ne fonctionne pas en Iran. Le régime l’applique, mais c’est un échec lamentable. Aucun spécialiste à Washington ne croit que la menace de l’ennemi extérieur et du grand Satan lancée par le régime a réussi à unir la population. Les Iraniens et le régime lui-même n’ont jamais été aussi divisés.
La question la plus pertinente de la journée porte sur l’opposition en Iran. Nous travaillons beaucoup en Iran, et c’est clair qu’il s’agit d’une dictature militaire. Par rapport aux autres pays, c’est étonnant à quel point le régime est parvenu à intercepter les communications simples par courriel, cellulaire ou message texte pour trouver les auteurs et les mettre en prison, ou pire.
Je dirais qu’à l’heure actuelle, l’opposition est aux prises avec une répression brutale non seulement sur les plans physique et spirituel, mais aussi en ce qui a trait à sa capacité de communiquer, de se mobiliser et de s’exprimer. Ce que le Canada peut faire de mieux, c’est de passer de la parole aux actes et de soutenir l’opposition avec du matériel. Si le Canada veut une résolution pacifique comme ce que j’ai entendu durant cette séance, il doit fournir du matériel pour soutenir l’opposition.
Le Canada dispose des entreprises de technologie et des organisations de défense des droits de la personne les plus novatrices au monde. Avec le soutien du gouvernement, ces entreprises doivent demander à l’opposition iranienne ce dont elle a besoin en priorité et essayer de fournir le matériel nécessaire.
C’est une option pacifique. Si le sénateur a raison, que l’Iran ne fabrique pas l’arme nucléaire et que ce pays maintient sa répression brutale contre la population, nous avons la responsabilité morale d’aider les Iraniens à lutter contre ce régime autoritaire. Je pense que c’est la leçon que nous avons tirée de la guerre en Irak: il fallait aider la population à se défendre contre Saddam Hussein, sans même employer d’options militaires.
Malheureusement, si les sanctions n’ont pas l’effet escompté dans quelques mois, l’Iran aura l’arme nucléaire ou nous devrons effectuer des frappes militaires pour l’en empêcher. À mon avis, l’histoire nous jugera sévèrement si nous n’utilisons pas toutes les ressources de votre gouvernement et du nôtre pour soutenir l’opposition iranienne de manière pacifique.
La présidente: Madame Saperia et monsieur Dubowitz, le temps est écoulé. Merci de nous avoir fait part de vos connaissances aujourd’hui. Vous nous avez amenés à examiner toutes les options qui se présentent aux Iraniens et à ceux d’entre nous qui veulent les aider de manière pacifique.
Nous venons tout juste de commencer notre étude. Votre témoignage était très instructif, et nous avons hâte d’entendre les autres témoins et de poursuivre cette étude. J’imagine que vous allez suivre nos délibérations.
Nous accueillons deux universitaires éminents dans notre deuxième groupe de témoins aujourd’hui: Mme Andrea Charron, associée de recherche, Centre d’étude pour la sécurité et la défense, École Norman Paterson d’affaires internationales, Université Carleton; M. Peter Jones, professeur associé, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa. Nous avons une représentation équilibrée de témoins d’Ottawa.
Monsieur Jones, vous allez commencer les exposés. Comme j’ai indiqué que nous avons un peu de retard, veuillez présenter les exposés le plus brièvement possible parce que les sénateurs ont beaucoup de questions, comme vous l’avez constaté avec le premier groupe de témoins. Bienvenue au comité.
Peter Jones, professeur associé, École supérieure d'affaires publiques et internationales, Université d'Ottawa, à titre individuel: Merci de l’invitation à témoigner devant vous. Tous les principaux représentants de la communauté universitaire d’Ottawa témoignent devant vous.
Je vais résumer dans le peu de temps dont je dispose les trois principales questions qui importent selon moi au Canada et en général: le contexte et le gouvernement en Iran; la position de l’Iran au Moyen-Orient compte tenu du printemps arabe et de ce qui se passe là-bas; le programme nucléaire, sur lequel je livrerai quelques pensées. Puisque chacune de ces questions pourrait prendre plusieurs heures, je vais résumer mon exposé et compter sur vos questions pour donner des précisions.
Le gouvernement iranien est complexe et difficile d’approche. Les forces qui s’opposent sont multiples. Certaines sont établies par la Constitution, tandis que d’autres n’ont pas ce fondement. Durant la majeure partie de l’histoire de la République islamique, une variété et d’examens et d’avis étaient permis s’ils respectaient des principes assez précis relatifs au système. En dépit de ces principes constitutionnels, le gouvernement se maintient par la corruption, le favoritisme et les mesures coercitives dans certains domaines.
La personne la plus puissante, c’est le guide suprême. Il a reçu la mission divine de défendre la révolution et, dans les faits, il équilibre les diverses forces pour que le système fonctionne.
Depuis les élections de 2009, et sans doute quelque peu avant, le guide suprême réduit systématiquement les partis politiques et les mouvements acceptables et il consolide son pouvoir. Il a le soutien des Gardiens de la révolution, dont a parlé le groupe de témoins précédents.
Lorsque je suis allé en Iran en 1995, le pays était très différent. J’y suis allé plusieurs fois, et la dernière remonte à 2010. On constate que l’espace politique a diminué.
On pourrait penser que le président est la personne la plus importante dans le système, mais ce n’est pas le cas en Iran. Les propos d’Ahmadinejad sont fort inquiétants, mais il est loin du centre du pouvoir. Encore plus ces dernières années, car il y a un conflit majeur qui oppose ses partisans et lui au guide suprême. À l’heure actuelle, Ahmadinejad est sans doute une des personnes les moins influentes dans le système politique en Iran. En passant, il ne peut pas briguer plus de deux mandats consécutifs. Il ne pourra donc pas se présenter à la prochaine élection. Il devra attendre la suivante. C’est très clair que son conflit avec le guide suprême est si grave qu’il ne lui sera pas permis de poser sa candidature de nouveau. Il prépare le terrain pour un dauphin qui partagera ses opinions.
Il est important de noter que la République islamique n’a jamais été un modèle en matière de démocratie ou de droits de la personne selon nos principes. Cependant, pour la majeure partie de son histoire, jusqu’aux élections de 2009, l’Iran a été plus démocratique et plus respectueux des droits de la personne que la plupart des pays du Moyen-Orient. Relativement parlant, la presse n’était pas censurée et la situation des femmes était beaucoup plus heureuse que dans bon nombre des pays de la région. Toutefois, comme je le disais, la situation en Iran s’est systématiquement détériorée.
La situation interne est très difficile, et ça empire. La corruption, la mauvaise gouvernance et l’impact grandissant des sanctions imposées ajoutent aux pressions que ressent le peuple. Le niveau de vie est à la baisse. On le remarque lorsque l’on est sur place. Il y a un malaise grandissant quant à la façon dont le guide suprême et ceux qui l’entourent érodent les fondations démocratiques de la révolution.
La plupart d’entre nous qui étudient l’Iran ne croient pas nécessairement qu’il y aura un autre soulèvement violent contre le régime comme celui de 2009 où les autorités ont ouvert le feu sur les manifestants. Cependant, nous ne pouvons écarter la possibilité d’un tel événement. Il est plus probable que les citoyens se désintéressent davantage de la vie politique et qu’il y ait une baisse correspondante de la légitimité du gouvernement. La participation électorale des citoyens est à la baisse, et il est de plus en plus clair que le guide suprême tente par tous les moyens de renverser la vapeur en vue des élections législatives qui auront lieu au mois de mars. Cependant, il ne réussira probablement pas.
La tendance qui se dessine joue contre le régime. Toutefois, nous ignorons quand et comment il va s’effondrer, et nous ne pouvons pas le savoir. Tout le monde savait que le gouvernement soviétique était corrompu, mais peu ont pu prédire exactement quand et comment il allait s’effondrer. C’est la même chose en Iran.
J’aimerais parler brièvement du printemps arabe. L’Iran se retrouvera du côté des perdants à la suite du printemps arabe. Dans l’espoir de tourner les choses en sa faveur, le régime a plutôt parlé du réveil islamique et tenté de faire valoir que les mouvements observés en Tunisie, en Égypte et ailleurs sont basés sur ce qui s’est produit lors de la révolution de 1979. Mais, l’élément déclencheur du printemps arabe n’est pas la révolution de 1979. C’est plutôt les événements survenus lors des élections de 2009.
Si jamais l’Iran perdait son seul allié dans le monde arabe, la Syrie, et son lien direct avec le Hezbollah, au Liban, ce serait un dur coup pour la République islamique. Mais aussi, il est très difficile d’imaginer qu’un gouvernement arabe ayant survécu aux printemps arabe veuille entretenir une relation stratégique avec l’Iran. Ce qui est plus fondamental, c’est que pendant de nombreuses années, le charme que dégageait l’Iran aux yeux de la population arabe provenait de l’idée, quoique erronée, que la révolution iranienne était jeune, dynamique et représentative, et que les participants à cette révolution étaient prêts à tenir tête aux États-Unis et à Israël, ce que les vieux pays arabes n’étaient pas prêts à faire. Cependant, si de nouveaux régimes venaient à s’installer dans le monde arabe et qu’ils disaient posséder ces attributs, alors que l’Iran continue de sombrer dans la corruption, dans l’autoritarisme et dans la répression, la République islamique cesserait d’être une source d’inspiration pour les jeunes arabes. Sa capacité à influencer le discours dans la région et son pouvoir de convaincre seraient grandement diminués. Compter sur le soutien de l’Iran serait préjudiciable aux groupes du monde arabe.
J’aimerais parler brièvement de la question du nucléaire. Les propos tenus récemment par le premier ministre Harper et selon lesquels l’Iran tente d’acquérir des armes nucléaires et serait prêt à les utiliser sont très sérieux. Cependant, on remarque que deux éléments ne résistent pas à l’analyse. Premièrement, il y a l’affirmation selon laquelle l’Iran veut absolument des armes nucléaires. La plupart de ceux qui étudient la question pensent que l’Iran tente de développer la capacité de fabriquer une arme nucléaire, mais que le pays n’a pas encore décidé de fabriquer de telles armes. Le mois dernier, le secrétaire à la Défense américaine, Leon Panetta, a dit: « Tentent-ils de fabriquer une arme nucléaire? Non. Cependant, nous savons que l’Iran tente de se doter de la capacité nucléaire, et c’est ce qui nous inquiète. Nous adoptons une ligne dure envers l’Iran: il ne doit pas fabriquer d’arme nucléaire. »
Il y a une différence entre une arme nucléaire et une capacité nucléaire.
L’Institut pour la science et la sécurité internationale, un institut très respecté, s’est montré très sévère à l’égard de l’Iran au fil des ans. Dans une déclaration publiée récemment, il dit: « Il est peu probable que l’Iran se précipite dans la fabrication d’armes nucléaires tant et aussi longtemps que sa capacité d’enrichissement de l’uranium demeurera limitée, comme c’est le cas aujourd’hui… Il est peu probable que l’Iran ait une arme nucléaire en 2012, et cela, en grande partie, parce qu’on l’en décourage. » L’institut poursuit en dressant une liste détaillée des problèmes qu’éprouve l’Iran avec son programme d’enrichissement.
Le deuxième élément de la déclaration du premier ministre concerne l’intention de l’Iran d’utiliser des armes nucléaires dans un élan messianique, sachant très bien que la réaction du monde serait dévastatrice. La question qu’il faut se poser, c’est si les dirigeants de l’Iran sont rationnels. La rationalité existe à différents niveaux. Il faut déterminer si les objectifs du régime sont raisonnables, oui, mais aussi si ses méthodes sont raisonnables. Il est possible qu’un régime ait des objectifs qui semblent insensés, et même odieux dans le cas de l’Iran, mais il peut également souscrire à des calculs économiques très logiques et totalement raisonnables. C’est la question qu’il faut se poser.
M. Harper a raison de dire que les déclarations des dirigeants iraniens au sujet, entre autres, du droit à l’existence d’Israël sont dégoûtantes et même insensées, mais cela ne veut pas dire que le régime iranien serait nécessairement prêt à passer de la parole aux actes, sachant que cela entraînerait sa propre destruction. Encore une fois, ce que nous savons des dirigeants iraniens, c’est qu’ils ne poseront pas de gestes insensés si leur survie est en jeu. Comme l’a souligné le général américain John Abizaid, ancien commandant de CENTCOM, le commandement militaire qui devrait éventuellement livrer la guerre à l’Iran: « L’Iran n’est pas un pays suicidaire. Les dirigeants iraniens peuvent paraître déraisonnables, mais je doute qu’ils veuillent nous attaquer avec une arme nucléaire. »
C’est le point de vue que partagent la plupart des analystes. Peu importe la rhétorique employée par l’Iran, les gestes qu’il pose sont réfléchis et prudents. Les dirigeants iraniens exploitent les faiblesses de leurs ennemis et utilisent une rhétorique à faire glacer le sang en faisant référence au martyre, mais ils reculent dès que leur survie est menacée. Ç’a toujours été comme cela dans le monde.
Il est possible que les dirigeants iraniens veuillent développer une capacité d’armement nucléaire surtout pour assurer leur propre survie face à ce qu’ils perçoivent être des menaces à leur égard. Récemment, le ministre israélien de la Défense, Ehud Barak, a déclaré candidement que, s’il était iranien, il chercherait probablement à se doter d’une bombe: « Je ne me berce pas d’illusions: ils n’agissent pas de la sorte à cause d’Israël. Les dirigeants iraniens regardent autour d’eux et voient que l’Inde, la Chine et le Pakistan ont l’arme nucléaire… sans oublier la Russie. » Autrement dit, les motifs de l’Iran viennent de son évaluation objective des risques auxquels il est confronté, et non de son impulsion religieuse à vouloir détruire Israël.
M. Barak a rapidement été rappelé à l’ordre par le gouvernement israélien. Cependant, l’ancien chef du Mossad, Meir Dagan, et le chef actuel du Mossad, Tamir Pardo, ont tous deux soutenu la déclaration du ministre. Selon eux, même si l’Iran avait la capacité nucléaire, une situation évidemment sérieuse et que personne ne souhaite, il ne constituerait pas une menace pour Israël. Il pourrait être dissuadé d’agir. Si je m’appuie sur ces commentaires et ceux que m’ont livrés il y a quelques semaines des hauts responsables israéliens lors de mon voyage en Israël, il semble que le discours enflammé sur la capacité de l’Iran à menacer l’existence même d’Israël soit en train de devenir un problème dans l’État hébreu. On exagère la capacité de l’Iran à décourager Israël de façonner la région en fonction de ses propres intérêts.
Aujourd’hui, le premier ministre Netanyahu a dit aux gens de se calmer et de cesser de parler de la situation. Que devrait faire le Canada? Il faut d’abord se rendre à l’évidence que l’influence du Canada est modeste. Nous avons raison d’appliquer les sanctions internationales et de prendre les mesures nécessaires pour empêcher l’Iran de mettre la main sur une technologie à double usage. Ces mesures devraient être maintenues et renforcées dans la mesure du possible. Toutefois, il est irresponsable de dire que l’Iran développera inévitablement l’arme nucléaire ou pire, qu’il l’utilisera inévitablement. C’est inutile et ça ne fait qu’envenimer les choses. Ces propos laissent entendre qu’un conflit est inévitable, alors que ce n’est pas le cas.
Andrea Charron, associée de recherche, Centre d’études pour la sécurité et la défense, Université Carleton, à titre personnel: Merci de m’avoir invitée à venir témoigner aujourd'hui. J’avais préparé des notes, mais étant donné ce qui vient d’être dit, j’aimerais plutôt faire des commentaires, car je crois qu’une rectification s’impose.
On a dit qu’il est question depuis des décennies d’imposer des sanctions contre l’Iran. Les États-Unis le font peut-être unilatéralement, mais l’application de sanctions dans un contexte multilatéral sous l’égide du Conseil de sécurité de l’ONU ne remonte qu’en 2006. Ce n’est qu’en 2007 que des règlements en ce sens ont été adoptés par les pays membres du conseil. En guise de contexte, laissez-moi vous rappeler que les sanctions adoptées contre l’Afrique du Sud, qui visaient également à empêcher la prolifération d’armes nucléaires dans le pays, ont d’abord été adoptées en 1977 et maintenues jusqu’en 1994. Les sanctions n’ont jamais été une solution rapide.
À mon avis, les sanctions sont efficaces lorsque les objectifs sont précis. On ne peut pas prendre les sanctions adoptées afin d’empêcher la prolifération et dire que, pour qu’elles soient levées, le pays doit également changer de régime, améliorer son rendement au chapitre des droits de la personne, et cetera. Les sanctions fonctionnent lorsque les objectifs sont limités.
L’autre façon d’assurer l’efficacité des sanctions, c’est de faire en sorte qu’il soit plus coûteux de les défier que de s’y conformer. Le problème, c’est qu’on risque d’inverser ce calcul si l’on impose un trop grand nombre de sanctions ou des sanctions trop lourdes. J’aimerais vous rappeler que le Conseil de sécurité de l’ONU a tenté d’imposer des sanctions sévères contre l’Irak, Haïti et l’ancienne Yougoslavie, et que les résultats ont été désastreux. L’échec a été si grand, que les cinq membres permanents, dont les États-Unis, ont fait parvenir une lettre au président du Conseil de sécurité l’informant que, dorénavant, aucune sanction ne sera imposée tant qu’elle ne tiendra pas compte des conséquences humanitaires.
Les sanctions ne sont pas une solution pacifique. En fait, elles sont très coercitives. Il y a une raison pour laquelle il en est question dans le chapitre 7 de la Charte: elles ont un impact aussi important que l’utilisation de la force. Lorsque nous appliquons des sanctions, nous devons les considérer comme étant un outil coercitif.
Aussi, le commentaire au sujet des règlements canadiens est inexact. D’ailleurs, j’ai ici une copie de la Loi sur les mesures économiques spéciales, dans laquelle on stipule clairement que les règlements s’appliquent à toute entité, c’est-à-dire quiconque se trouvant au Canada, ce qui inclut les entités canadiennes, et quiconque se trouvant à l’étranger. Habituellement, le Canada ne dispose pas d’une portée extraterritoriale, mais en vertu de nos règlements, si une société chinoise installée au Canada viole nos règlements, elle doit s’attendre à en payer le prix.
Finalement, pour reprendre les propos de M. Jones, l’effet des sanctions en Iran commence à se faire sentir. Un article publié aujourd'hui dans le Globe and Mail rapporte que 79 législateurs iraniens ont demandé à Ahmadinejad de leur fournir des précisions sur ce qu’ils appellent des irrégularités dans la gestion de l’économie du pays.
En ce qui concerne les sanctions de l’ONU, le Canada a appliqué les règlements nécessaires conformément au droit international. Pour appuyer les États-Unis et l’Union européenne, il a décidé d’imposer d’autres sanctions en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales. Le Canada a également adopté d’autres mesures, y compris sa politique d’engagement restreint à l’égard de l’Iran. Nous avons adopté plusieurs niveaux de mesures. J’attire de nouveau votre attention sur ce que j’ai écrit sur le sujet en 2008, c’est-à-dire que nos sanctions ne sont efficaces que si elles entraînent l’adoption de règlements compris et exécutoires. Puisque le Canada applique de plus en plus de sanctions, le temps serait venu pour le gouvernement d’examiner ses règlements. J’ai quelques idées sur la façon dont nous pourrions les améliorer.
La présidente: Merci de nous avoir laissé suffisamment de temps pour poser nos questions.
Le sénateur Downe: J’aimerais parler des sanctions, plus précisément des sanctions canadiennes. J’ai fait une brève analyse de celles-ci et j’aurais besoin de votre aide. Parmi les sanctions que nous appliquons, y en a-t-il qui sont propres au Canada? Est-ce simplement les mêmes sanctions imposées par les États-Unis?
Mme Charron: Oui et non. En ce qui a trait aux sanctions de l’ONU, nous les ajustons en fonction de nos règlements. Le Canada ne se contente pas d’imposer simplement les mêmes sanctions que les États-Unis. Les Américains cherchent à resserrer le contrôle sur la Banque centrale iranienne quant aux activités de celle-ci aux États-Unis et en Iran. Le Canada n’est pas allé aussi loin. Une des choses que nous avons faites, c’est de nous concentrer sur les matériaux qui, utilisés dans la prolifération d’armes nucléaires, n’apparaissent pas sur la liste des Nations Unies. Nous avons fait notre possible pour qu’il n’y ait aucune faille.
Nous avons également notre propre liste de particuliers.
Le sénateur Downe: Nos sanctions ont différents niveaux de sévérité, et je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Pourquoi ne pas imposer des sanctions uniformes et plus sévères dans tous les cas? Ce ne serait pas plus efficace?
Mme Charron: Oui et non. Il y a des sanctions américaines que nous ne pouvons tout simplement pas imposer, car nous n’avons pas la même portée extraterritoriale que nos voisins du Sud. Nous faisons ce que nous pouvons en fonction de nos règlements et de nos lois.
Le sénateur Downe: Y a-t-il, selon vous, des sanctions propres au Canada autres que celles concernant la portée extraterritoriale?
Mme Charron: De façon générale, l’esprit et le thème des sanctions varient. Il serait préférable d’adresser votre question au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.
Le sénateur Downe: J’ai bien aimé vos déclarations. Elles étaient très instructives, et les précisions que vous avez apportées ont été très utiles.
La présidente: Vous dites que nous devons analyser nos règlements — et pas parce qu’ils sont analogues à ceux d’autres pays — et les renforcer en fonction de nos capacités actuelles et de nos intentions. Que voulez-vous dire?
Mme Charron: Il y a quelques aspects qui doivent être analysés. Il s’agit de questions administratives et généralement peu complexes. Par exemple, la définition de « bien » qui apparaît dans la Loi sur les Nations Unies est différente de celle offerte dans la Loi sur les mesures économiques spéciales et le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus. Cela signifie que les banques doivent maintenant communiquer avec le MAECI pour obtenir des précisions sur la signification de « bien ». Si je ne m’abuse, le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus parle de biens meubles et immeubles, alors que la Loi sur les mesures économiques spéciales n’apporte pas cette précision.
Dans la plupart des cas, nous demandons à des tierces parties de mettre en application les sanctions et d’essayer de les interpréter. Il y a des choses que nous pouvons faire pour améliorer la situation. Par exemple, nous ne disposons d’aucune liste générale. Les banques doivent aller sur le site Web du MAECI pour obtenir la lise des Nations Unies, chose qu’elles ne savent pas toutes.
Le Bureau du surintendant des institutions financières publie une liste sur les terroristes et les armes de destruction massive; il y a également le Code criminel. Les banques doivent également connaître l’existence de la Loi sur les mesures économiques spéciales et la Liste des pays visés. À ce que je sache, outre la Banque de Montréal, la plupart des banques n’ont personne d’attitré aux dossiers des sanctions.
Nous devons également définir le terme « propriété ». Est-ce 50 p. 100 ou 1 p. 100 qui fait que quelqu’un est propriétaire? Doit-on également geler les intérêts qui s’appliquent aux biens bloqués? Il n’y a aucune règle claire à ce chapitre.
À de nombreux titres, les lois et les règlements du Canada sont des modèles, mais ils se prêtent à beaucoup d’interprétations divergentes, qui compliquent énormément leur application. Pourquoi alourdir les sanctions si nous ne pouvons pas appliquer celles qui sont déjà prévues ni nous assurer qu’elles seront bien exécutées?
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis: Monsieur le professeur Jones et madame Charron, merci de vos présentations. C'est très intéressant. Ma question s'adresse au professeur Jones.
Vous avez une vue d'ensemble sur la situation en Iran qui est vraiment intéressante. Vous allez être un peu surpris par ma question. Dimanche dernier, le président américain Obama a estimé qu'Israël n'avait pas pris de décision sur une éventuelle attaque des installations nucléaires de l'Iran. Le jeudi précédent, le Washington Post avait écrit dans un éditorial que le Secrétaire américain à la défense, Leon Panetta, estimait qu'il y avait une forte probabilité qu’Israël procède à une intervention militaire au printemps contre les installations nucléaires iraniennes. Selon vous, pourquoi le Secrétaire américain à la défense a-t-il donné un avis sur une intervention militaire israélienne avec une date aussi précise? Qu'est-ce qu'on peut en conclure? Personnellement, cela m'inquiète. Serait-ce le début d'une guerre à ce moment?
[Traduction]
M. Jones: Je pense que, maintenant, des voix puissantes se font entendre pour calmer les esprits. Il s’est dit beaucoup de choses. Les Israéliens ont repris une idée d’abord exprimée par leur ministre de la Défense, M. Barak, à propos d’une zone d’immunité vers laquelle se dirige le programme iranien. Autrement dit, que les Iraniens soient près de fabriquer une bombe n’a aucune importance; dès qu’ils seront dans la zone d’immunité, on ne pourra pas les attaquer, on aura perdu la possibilité d’intervenir militairement.
Cela a été immédiatement contredit par beaucoup d’analystes de la défense israélienne. Cette notion et l’éventualité d’une date charnière soulèvent beaucoup de controverse. Il y a tout un historique de dates à partir desquelles, par exemple, il sera impossible d’arrêter les Iraniens. Elles ont à maintes reprises été démenties et remplacées par d’autres dates, dans une sorte de drame qui se joue depuis plusieurs années.
Des observations que le président Obama a faites dimanche et que j’ai trouvées très intéressantes, je retiens le message suivant: on n’attaque pas; on se calme. Comme lui, je pense que les Israéliens n’ont probablement pas pris de décision. Comme je venais tout juste de visiter Israël et que j’avais parlé à un certain nombre d’Israéliens, je me demandais, bien franchement, si les pressions qui s’exerçaient n’étaient pas un effet du processus électoral des États-Unis et n’étaient pas destinées à M. Obama, avant les élections.
Je pense que M. Obama et son administration ont dit qu’ils ne se prêteront pas à ce manège. Partout, il faut le calme. C’est ce que j’ai compris. On verra bien.
Voyons maintenant les conséquences éventuelles d’une attaque. Autant, peut-être, nous surestimons les conséquences de l’accession de l’Iran à la capacité nucléaire en affirmant qu’elle entraînera immédiatement et incontestablement la destruction d’Israël, autant, je pense, nous exagérons parfois les conséquences d’une attaque. Les Iraniens auraient du mal à déclencher une guerre régionale, particulièrement dans le sillage du printemps arabe, quand la plupart des pays de la région ne sont pas de leur côté.
Compte tenu des difficultés dans lesquelles est empêtré le régime syrien, j’imagine que le Hezbollah, si l’Iran lui intimait l’ordre de lancer ses missiles contre Israël, refuserait ou n’en enverrait que quelques-uns, question de montrer qu’il est son allié, mais il n’irait pas à l’abattoir, sachant que ni l’Iran ni la Syrie ne peuvent l’aider.
La conflagration de la région, c’est exagéré. C’est difficile à croire. Je m’inquiète davantage d’une attaque en Iran, mais je ne dis pas qu’il n’y aura pas de conséquences régionales. Il y aura des attaques iraniennes contre les positions militaires des États-Unis en Afghanistan et ailleurs; peut-être des troubles dans le golfe Persique, plus précisément dans le détroit d’Ormuz, mais pas tant que ça — je pense que c’est exagéré; et il y aura des attaques contre Israël.
En Iran, toutefois, je pense que la marge de manœuvre qui reste à la résistance pacifique au gouvernement iranien et à la création d’une résistance politique sera détruite. Je ne pense pas nécessairement que les Iraniens feront bloc avec le gouvernement — qu’ils détestent pour la plupart. Cependant, ils professeront l’idée que l’Iran ne doit pas être attaqué, qu’il est inviolable; cela gênera la diplomatie.
J’ai mentionné que je me trouvais en Israël, il y a une dizaine de jours, à une conférence qui portait précisément sur l’Iran et à laquelle ont participé un certain nombre de fonctionnaires et d’universitaires. Ils ont dit qu’Israël devrait hésiter à attaquer l’Iran pour diverses raisons parmi lesquelles, et ce n’était pas la moins convaincante, rétrospectivement, les relations entre les deux pays ont déjà été assez bonnes. Rien ne s’oppose à ce qu’elles reprennent, si ce n’est l’idéologie du régime iranien. Si cet obstacle tombait, la voie serait libre.
Un ministre israélien présent a dit que son pays hésiterait à attaquer l’Iran, parce que, historiquement, Israël a des comptes à régler avec les Arabes. Entre Israël et les Arabes, il faudra des générations avant qu’il ne se conclue de paix véritable, à cause de l’occupation et des guerres qui ont précédé. Avec l’Iran, il n’y a pas ce genre d’hypothèque à liquider; mais si Israël attaquait ce pays, même si les Iraniens détestent leur gouvernement, cela équivaudrait, pour lui, à devenir leurs débiteurs, et rendrait beaucoup plus difficiles les relations avec eux, après la chute du gouvernement actuel.
Il faut tenir compte de beaucoup de facteurs. Tout ceci pour dire que je pense que le risque d’une attaque israélienne s’est quelque peu élevé ces derniers mois, mais je persiste à penser qu’il se situe à moins de 25 p. 100, s’il faut le chiffrer. Beaucoup de choses que l’on entend visent à influer sur l’opinion, en Europe et aux États-Unis, pour durcir les sanctions.
La présidente: Madame Charron, vouliez-vous ajouter quelque chose? Non? La parole est au sénateur Nolin.
Le sénateur Nolin: Je tiens à remercier M. Jones, pour avoir dissipé mon ignorance sur l’impossibilité d’une réélection de M. Ahmadinejad. Vous avez sans aucun doute modifié ma perception de la situation.
Vous avez entendu les observations de M. Dubowitz, au sujet du dernier rapport de l’AIEA. Faites-vous la même analyse que lui de l’opinion maintenant plus catégorique de l’agence?
M. Jones: Je trouve le rapport intéressant. C’est une analyse plus approfondie que toutes celles qui ont précédé.
Le sénateur Nolin: À cause d’un changement à sa direction.
M. Jones: Je pense que c’est une bonne explication. Il se passe beaucoup de choses. D’abord, les Iraniens s’approchent de leur objectif, et l’agence le relève.
Cependant, elle ne dit pas que l’Iran a décidé de fabriquer une arme et elle n’a pas précisé d’échéancier. Elle a dit qu’elle ne possédait pas de renseignements à ce sujet; qu’elle pensait que les Iraniens essayaient certainement d’acquérir cette capacité et de mettre les pièces en place, mais que rien ne montrait qu’ils avaient pris la décision d’aller de l’avant et de fabriquer une arme, et l’agence n’a pas pu trouver d’échéancier pour cette réalisation.
Je pense que, pour les observateurs chevronnés, une grande partie de la teneur du rapport de l’agence était du réchauffé. Ce qui était intéressant, c’était que ce genre de renseignements se trouve dans un document de l’agence, ce qui lui conférait une certaine légitimité et une certaine crédibilité internationales.
La réponse des Iraniens a été qu’une grande partie du rapport se fondait sur des renseignements fournis à l’agence par les Américains, les Israéliens, les Britanniques et d’autres et que, par conséquent, un organisme international n’avait pas à recycler les renseignements que des tiers lui avaient communiqués.
Cela ouvre un débat. Certains estiment que c’est juste. D’autres estiment que l’agence a une responsabilité, celle de publier l’information qu’elle obtient, quelle que soit la source, pour autant qu’elle l’estime véridique.
Le sénateur Nolin: Revenons à la discussion que nous avons tenue sur l’Irak.
M. Jones: Absolument. Il est vrai, aussi, qu’il y a eu un changement à la direction de l’agence. Le directeur général actuel ne craint pas de s’exprimer sur ces questions. C’est ce qui explique le changement de ton dans le dernier rapport et non seulement dans sa teneur; mais, en fin de compte, on n’a toujours pas dit qu’il existait des preuves de la fabrication d’une bombe ou d’un échéancier.
Le sénateur Nolin: C’est pourquoi je vous pose la question. D’après le témoignage précédent, j'ai pensé que, peut-être, nous lisions mal le rapport.
M. Jones: C’est ce que je comprends.
Le sénateur Nolin: Revenons au pourquoi: Pourquoi tout ce remue-ménage, maintenant, au sujet de l’Iran? À qui profiterait l’alourdissement des sanctions? En ma qualité de Canadien, je me demande pourquoi le guide suprême agirait ainsi. Lui, son autorité et son groupe de dirigeants, manifestement, n’ont rien à y gagner. Pourquoi le font-ils? Qu’ont-ils à gagner? Pourquoi s’énerver au sujet de l’Iran? Bien sûr, depuis 1979, l’Iran nous inquiète, mais pourquoi maintenant? Pourquoi cet intérêt accru? Que tirez-vous des derniers renseignements que nous possédons?
M. Jones: Vous avez raison de signaler que, dans le passé, il y a eu des moments d’inquiétude et que l’inquiétude a fluctué. J’ai travaillé pour le Bureau du Conseil privé, en qualité d’analyste de l’information, et, chaque année, les Israéliens reprenaient le refrain: « Nous pensons que dans deux ou trois ans l’Iran possèdera une bombe ». Entre nous, nous en avons fait une boutade, en disant que les Israéliens savaient que c’était dans deux ou trois ans, mais pas de quelle année il s’agissait.
Les Iraniens ont fait des progrès. Ils sont parvenus à obtenir un taux d’enrichissement de l’uranium de 20 p. 100, ce qui est bien supérieur au taux nécessaire pour accéder à la puissance nucléaire. La centrifugation leur cause encore des problèmes importants. Il y a quelques semaines, Dennis Ross, qui venait de quitter l’administration Obama en sa qualité de spécialiste de l’Iran et qui ne compte certainement pas parmi les amis des Iraniens, a déclaré publiquement que leurs centrifugeuses ne fonctionnaient pas aussi bien que certains le proclamaient. Je ne pense pas qu’ils soient aussi près du but que ne l’ont dit les prophètes de malheur, mais, lentement et sûrement, ils s’en approchent. C’est une partie du problème.
Les processus électoraux en cours en Iran, en Israël et aux États-Unis sont propices, d’après certains, à l’accentuation de la pression. Une fois les processus terminés, la pression pourrait redescendre de nouveau. C’est une autre partie du problème.
La situation intérieure de l’Iran et l’esprit du guide suprême et de son entourage sont opaques. Tant d’événements découlent de la politique intérieure et des manœuvres des différentes factions. Il y a environ un an, un accord a été conclu entre le gouvernement Ahmadinejad et les Américains et d’autres, sur le réacteur de recherche de Téhéran, situé dans le centre de l’Iran, qui sert à la fabrication d’isotopes médicaux. Je l’ai visité. Les Américains l’avaient construit pour le shah, il y a longtemps. Il était question d’envoyer les matériaux enrichis dans ce réacteur à l’étranger, de les transformer pour les rendre inutilisables pour fabriquer des armes, puis de les renvoyer en Iran pour la production d’isotopes.
L’accord faisait l’affaire de tous. L’administration Obama y tenait beaucoup. Elle estimait avoir gagné du temps pour permettre à la diplomatie de s’entremettre, mais quand Ahmadinejad est retourné chez lui, il a subi les attaques du processus interne iranien, plus précisément d’Ali Larijani, président du Parlement, qui a des projets pour cette fonction, qui l’a traité d’ami des Américains, qui a dit que l’accord était mauvais pour l’Iran. Le guide suprême l’a appuyé, et l’accord est tombé à l’eau. En Iran, c’est à qui, en politique, paraîtra pour le tenant de la ligne la plus dure. C’est une nécessité. Elle fait notablement partie de la culture de négociation, sur laquelle j’ai écrit.
Dans une certaine mesure, au moment où la diplomatie aurait été possible, la politique intérieure, en Iran, lui a mis des bâtons dans les roues.
Qui profite des sanctions? Certainement pas les Iraniens. Comme je l’ai dit, j’ai de mes yeux vu la chute du niveau de vie, en grande partie à cause de la corruption et de l’inefficacité, ce que les sanctions aggraveraient. Au cours de mes derniers séjours, j’ai constaté avec un certain intérêt que je ne pouvais plus utiliser ma carte Visa. C’était devenu impossible. J’ai fait un jour le tour des banques et des marchands dont j’étais un client régulier pour demander si je pouvais l’utiliser. Non. Impossible, dorénavant, d’envoyer les coordonnées d’une carte Visa à Dubaï et de faire traiter les transactions par des amis là-bas. C’est fini.
J’ai longtemps cru que l’un des principaux bénéficiaires des sanctions était les Gardiens de la révolution, dont les entreprises commerciales avaient été créées pour profiter des sanctions. C’est peut-être encore le cas, mais je suis obligé de croire que la situation économique globale du pays est désormais rendue au point où ça commence à leur faire mal à eux aussi. Les sanctions, l’embargo que l’on est en train d’organiser contre le pétrole iranien, pour en empêcher l’exportation, même si elles sont imparfaites, ont toujours été efficaces. Le pétrole est le seul moyen dont dispose le gouvernement pour soutenir l’économie. S’il parvient à se maintenir, l’exportation plus difficile du pétrole aura un effet considérable, qui, d’après moi, se fera sentir assez rapidement. C’est ce qui explique le bluff et les fanfaronnades que nous avons entendus au sujet des attaques contre le détroit d’Ormuz. Cela revenait à dire que si on lui niait le droit d’exporter son pétrole, lui, de son côté, il pouvait réagir. Il faut le comprendre ainsi.
Le sénateur Nolin: Désirez-vous ajouter quelque chose à cela?
Mme Charron: Parce que nous parlons du contexte dans lequel se trouve le Canada, j’aimerais rappeler que les sanctions ont des conséquences imprévues non seulement à l’étranger, mais aussi au Canada. Elles peuvent nous prendre au piège. Je me suis élevée contre elles dans le contexte du Soudan. Je n’ai aucun lien avec le Soudan, mais j’étudiais les sanctions appliquées contre ce pays. Un chèque que j’ai reçu, sur lequel il était écrit qu’il était pour de la recherche faite sur les sanctions contre le Soudan a été bloqué. Il m’a fallu expliquer longtemps à ma banque que, en fait, je n’appuyais pas ces sanctions. Je n’essaie pas de contourner les sanctions; j’essaie de recouvrer un peu d’argent que la Suisse me doit. Ç’a pris beaucoup de temps.
Je m’inquiète pour les étudiants qui ont des liens avec l’Iran. Nous allons les prendre dans les filets de ces sanctions. Ils constituent exactement le groupe que nous ne voulons pas piéger. Nous modifierons les sanctions. Dans le cas de l’élite, il n’y a pas de mal à fermer temporairement le robinet d’une source de revenus, mais quand on commence à jouer avec les comptes bancaires des petites gens, il n’y a pas de solution de rechange.
La présidente: Il reste trois minutes, et trois sénateurs veulent poser des questions. Je leur demande de poser leurs questions, puis j’inviterai Mme Charron et M. Jones à leur répondre rapidement, du mieux qu’ils peuvent.
Le sénateur Johnson: Le dernier témoin a dit que si les sanctions sur les exportations de pétrole ne fonctionnent pas, rien ne fonctionnera, et que le temps suit son cours. Bien sûr, sur la puissance nucléaire, il a ajouté que la marche du temps était trop rapide. Que pensez-vous de cette déclaration au sujet du temps qui commence à manquer? Le témoin a ensuite abordé la possibilité d’imposer davantage de sanctions. Comment tout cela touche-t-il l’Iranien moyen? De même, quel bien lui font-elles, y compris aux partisans du mouvement démocratique en Iran? D’après moi, c’est un effort déplacé.
[Français]
Le sénateur Robichaud: Si nous devions en arriver à des conclusions, une fois que nous aurons entendu plusieurs témoins, est-ce que nous devrions parler de plus de sanctions ou plutôt aller dans la direction de calmer les esprits vis-à-vis l'Iran et peut-être essayer de jouer un rôle plus de médiation que de confrontation?
[Traduction]
Le sénateur Patterson: Très rapidement, d’après certains témoins, le Canada devrait considérer les Gardiens de la révolution comme une organisation terroriste, comme l’ont fait les États-Unis, pour alourdir les sanctions contre l’Iran. Qu’en pensez-vous?
La présidente: Et, dernière question — à monsieur Jones, peut-être plus qu’à madame Charron —, vous avez parlé d’un délai de deux ou trois ans, alors c’est deux ou trois ans, mais, entre-temps, l’Iran s’est approché de la capacité, mais non de l’armement. Ce n’est pas parce que le temps y a suspendu son cours, il suit son cours de façon terrifiante. Capacité, armement: l’alternative est effrayante. S’il n’est pas question de sanctions, que reste-t-il?
M. Jones: Merci pour les questions. En ce qui concerne le temps qui commence à manquer, est-ce bien vrai? En principe, j’acquiescerais. Cependant, la plupart des spécialistes à qui j’ai parlé aux États-Unis et en Israël, dans l’administration et à l’extérieur, établissent des distinctions.
Ils affirment que si on les avait informés que l’Iran essayait bien de fabriquer une bombe, ce serait une tout autre histoire. Ils ne se réjouissent pas du fait que ce pays acquiert différentes capacités et qu’il perfectionne différentes techniques — comme vous dites, le temps suit son cours, et moi-même j’ai dit que les capacités de l’Iran augmentaient. Mais ils ajoutent que tant qu’on ne leur présentera pas de preuve, une preuve qu’ils pensent pouvoir reconnaître du premier coup, en partie grâce à l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui continue de surveiller, dans une certaine mesure du moins, les activités de l’Iran, tant qu’ils ne verront pas d’indices que ce pays, effectivement, essaie de fabriquer une arme, ce qui, d’après eux, prendrait de 12 à 18 mois après qu’il en aura décidé ainsi, ce délai donne le temps de réagir, de refuser tout compromis et peut-être même d’engager des opérations militaires, au besoin.
L’observation faite par le secrétaire à la Défense Panetta que j’ai cité et selon laquelle les Iraniens n’essaient pas de fabriquer de bombe et cetera — est une sorte de signal qui leur est envoyé: nous pourrions tolérer une certaine capacité, mais il y a une limite à ne pas franchir. Cela pourrait servir de base à des négociations.
Quant à savoir si le temps manque, je n’en suis pas sûr. Le temps manque, mais pas en ce qui concerne la capacité d’assembler une bombe et de passer ensuite à sa fabrication.
Est-ce que le Canada devrait avoir un rôle, pour peut-être essayer de calmer les esprits ou devrait-il alourdir les sanctions? Je ne suis pas sûr que ces rôles s’excluent. Certaines déclarations n’ont pas été utiles, selon moi, par exemple celle de prétendre que l’Iran, sans doute, veut fabriquer une bombe et qu’il l’utilisera. Ça ne sert pas à grand-chose.
Pour la médiation, je ne vois aucun rôle pour le Canada, dont la politique du Moyen-Orient s’est métamorphosée en quelques années. Je ne me prononcerai pas sur son bien-fondé — certains pensent que ç’a été pour le mieux, d’autres le contraire —, il s’ensuit, cependant, que nous ne pouvons peut-être pas avoir un aussi beau rôle qu’avant.
En Iran, beaucoup de personnes, y compris du gouvernement iranien, m’ont dit qu’elles estimaient que notre proximité des États-Unis nous permettait encore de promouvoir des discussions officieuses sereines pour la recherche d’un éventuel compromis. De tels dialogues ont eu lieu, mais peut-être pas officiellement.
Sur l’inscription des Gardiens de la révolution dans la liste des organisations terroristes, Mme Charron connaît mieux que moi cette méthode de sanction. Le fait de viser ainsi des organismes gouvernementaux au complet me rend mal à l’aise. D’après moi, ce sont les chefs, les groupes internes qui essaient de neutraliser les sanctions et d’acquérir des technologies à double usage — nous voyons bien ce qu’ils font — qui devraient figurer sur la liste.
Cependant, il ne faudrait pas oublier que les Gardiens de la révolution, comme toutes les autres organisations iraniennes, ne sont pas monolithiques; c’est une masse à l’intérieur de laquelle s’expriment différentes opinions. Bizarrement, de la même manière que le KGB a permis de résoudre les problèmes de la fin de l’Union soviétique, en la pressentant peut-être le premier et en assurant la transition — à son propre profit, bien sûr, car certains de ses agents se sont même enrichis — il se trouve peut-être parmi les Gardiens de la révolution des éléments qui pourraient jouer le même rôle en Iran. Nous verrons bien.
Enfin, sur les observations de la présidente, je n’ai pas dit que les capacités de l’Iran n’ont pas augmenté. Elles ont augmenté, bien sûr. Cependant, l’Iran essaie, d’après certains de nos informateurs, d’obtenir l’arme nucléaire depuis 25 ans. Aux Américains, dans le projet Manhattan, il a fallu deux ans et demi. Aux Britanniques, quand ils s’y sont décidés, moins que cela; aux Russes, encore moins; à l’Afrique du Sud, à peu près quatre ans. Si c’est là une course vers la bombe, elle se déroule très lentement. L’Iran y fait bien piètre figure.
Je pense que les difficultés techniques et les bâtons qu’on leur met dans les roues, les sanctions, l’espionnage, le sabotage — assassinat de scientifiques, explosion de bombes, et cetera — ont considérablement ralenti les Iraniens.
Enfin, la prolifération subséquente en cascade dans la région, qu’a évoquée M. Dubowitz, sera très lente. Pour tous les autres pays de la région qui veulent obtenir la bombe, il faudra, à partir de la case départ, des décennies, à l’instar des Iraniens. Beaucoup de gens essaieront de les arrêter. Les Américains leur offriront la protection de leur force nucléaire, comme solution de rechange.
Je pense donc que les prophètes qui annoncent, pour le Moyen-Orient, une prolifération en cascade en quelques mois exagèrent beaucoup. Le problème est réel, mais ils l’exagèrent énormément.
Mme Charron: En ce qui concerne les sanctions touchant le pétrole, elles ont pour conséquence inévitable de réduire l’offre et de faire augmenter les prix. L’Iran y gagne. Mais vous, moi, tous les consommateurs qui veulent de nouvelles sources d’approvisionnement, nous devrons débourser davantage. Vu la situation économique en Europe, au Canada et aux États-Unis, nous souffrirons plus que les Iraniens.
Nous avons essayé ces sanctions avec l’Irak. Le programme Pétrole contre nourriture qu’il a fallu mettre en place était très lourd et très difficile à administrer, son application a été très désordonnée. Je ne suis pas certaine que nous sommes prêts à le répéter, du moins pas à l’ONU.
En ce qui concerne la nécessité d’alourdir les sanctions, les canadiennes ou les sanctions générales, je m’inquiète du maintien du coût de la méfiance et de celui de la conformité. L’addition de sanctions tend à augmenter les coûts de la conformité, ce qui n’est pas nécessairement un objectif que nous visons, parce que, finalement, l’Iran n’aimera pas être forcé à cesser ses activités de prolifération.
Les sanctions supplémentaires du Canada seront sans effet. L’Iran ne tiendra pas compte de la réaction du Canada quand viendra le temps de décider de céder. Ces sanctions nous réconfortent nous-mêmes et nous font paraître comme de bons alliés des États-Unis et de l’Union européenne, mais, à mon avis, on a employé toutes celles qui étaient applicables contre la prolifération, et voyez le résultat.
La présidente: Nous avons pris plus de temps que prévu. Je sais qu’il reste beaucoup d’autres questions à poser et d’observations à faire. Nous accueillerons d’autres mémoires, sur tous les sujets qu’il vous conviendra d’aborder, sous toutes les formes, même techniques.
Merci. Vous voyez bien que vous avez suscité une discussion sérieuse sur la question. Les deux groupes de témoins nous laissent beaucoup de sujets de réflexion, et d’autres suivront pour examiner la politique étrangère du Canada à l’égard de l’Iran.
Merci d’avoir soulevé cet intérêt et d’avoir livré le résultat de vos réflexions.
Sénateur Downe, est-ce que le comité de direction peut s’en occuper?
Le sénateur Downe: Vous venez de répondre à la question que je me posais.
La présidente: Merci beaucoup. À notre prochaine séance, nous accueillerons des gens du ministère qui feront le point sur les initiatives de la politique étrangère de notre gouvernement; ce sera très intéressant. D’autres témoins sont également à venir.
(La séance est levée.) |