LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
OTTAWA, le jeudi 8 mai 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui à 10 h 50 pour étudier les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d’économie dans la région de l’Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d’autres questions connexes; et pour étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et au commerce international en général.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Mesdames et messieurs, nous devions entendre un témoin par vidéoconférence, mais il semble que le témoin ne soit pas encore arrivé dans la salle vidéo. Le greffier m’indique qu’il semble y avoir eu un peu de confusion au sujet de l’heure. Nous avons peut-être mal calculé ou le témoin a mal calculé, et nous l’attendons encore. On nous dit depuis une demi-heure qu’il est sur le point d’arriver. Le greffier m’indique qu’il faudra encore cinq minutes. Je m’en remets au comité. Devons-nous attendre ou ajourner et rappeler les membres?
Le sénateur Downe : L’autre témoin est-il ici, madame la présidente?
La présidente : Il faudrait vérifier si nous pourrions la faire témoigner maintenant. Avez-vous d’autres suggestions? On m’a dit qu’elle se trouve dans l’édifice. Nous pourrions devancer son témoignage, en attendant.
Le sénateur D. Smith : Vous avez mentionné hier qu’il est plus difficile de faire comparaître des témoins. Doit-on voir là une tendance?
La présidente : Non, je pense qu’il y a eu confusion au sujet de l’heure.
Le sénateur Downe : C’est peut-être à cause du décalage.
La présidente : Le témoin s’est peut-être trompé à cause du décalage. Nous avions parlé de 10 h 30 à Ottawa, au Canada, et cela a peut-être été interprété autrement à Londres. Voilà le problème. Apparemment, le témoin a été avisé et il fait tous les efforts pour se rendre au studio afin de participer à notre réunion. Mais cela fait une demi-heure que nous attendons, alors je m’en remets à la volonté du comité.
On me dit que dans cinq minutes, nous pourrions commencer à entendre le témoin prévu à 11 h 30. Je pense que c’est ce que nous devrions faire. Nous allons donc suspendre la séance et reprendre lorsque le prochain témoin sera installé. Êtes-vous d’accord?
Des voix : D’accord.
La présidente : Merci.
Mesdames et messieurs, nous allons entendre notre prochain témoin, étant donné que nous avons eu quelques difficultés techniques liées au premier témoignage.
Nous devons maintenant nous pencher sur les questions qui pourraient survenir occasionnellement et qui se rapportent aux relations étrangères et au commerce international en général. À titre d’information pour les gens qui nous regardent et pour notre témoin, notre comité a le mandat général de se pencher occasionnellement sur les questions liées au commerce international et aux relations étrangères. Toutefois, nous faisons actuellement une étude approfondie sur l’Asie-Pacifique, et nous y reviendrons.
Aujourd’hui, dans notre deuxième séance, je suis heureuse de souhaiter la bienvenue à Mme Maria Corina Machado, députée de l’Assemblée nationale du Venezuela. Mme Machado a demandé à témoigner devant le comité afin de faire le point sur la situation actuelle au Venezuela.
Madame Machado, j’ai fait circuler votre biographie complète afin que tous les membres puissent connaître votre expérience et votre service dans votre pays. Sans plus tarder, je vais vous laisser nous présenter votre déclaration préliminaire, après quoi les sénateurs pourront vous poser des questions. Je sais que vous avez beaucoup de choses à dire, mais je suis sûre que vous pourrez mettre en évidence les sujets de préoccupations que vous voulez aborder tout en tenant compte du temps dont nous disposons. La parole est à vous.
Maria Corina Machado, députée de l’Assemblée nationale du Venezuela, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup, honorables sénateurs. Au nom de mes compatriotes, les citoyens du Venezuela, je tiens à vous exprimer notre gratitude pour votre soutien des droits de la personne au Venezuela et des principes de démocratie qui sont énoncés dans la Charte démocratique interaméricaine ainsi que dans notre constitution.
Nous sommes tous conscients de la situation très difficile dans laquelle se trouve actuellement la population du Venezuela. Pas plus tard qu’hier soir, un défenseur des droits de la personne membre d’une ONG appelée Sin Mordaza a été arrêté de façon arbitraire et est actuellement détenu dans une prison des services du renseignement du Venezuela. Ce matin, trois des camps d’étudiants pacifiques situés dans des places publiques de Caracas ont été investis par plus de 900 militaires et policiers, et 243 jeunes étudiants ont aussi été envoyés en prison, dans des établissements militaires et civils.
Vous savez sans doute qu’il y a quelques jours, Human Rights Watch a publié un rapport qui décrit clairement la situation actuelle au Venezuela. Ce rapport dénonce la violation systématique et massive des droits de la personne notamment par des descentes dans des maisons privées et des agressions envers des manifestants pacifiques, tant par les forces militaires que par les groupes paramilitaires pro-gouvernementaux. De plus, à l’heure actuelle, des journalistes, politiciens, députés, défenseurs des droits de la personne et avocats sont persécutés et emprisonnés parce qu’ils défendent notre droit de manifester pacifiquement et de promouvoir les valeurs démocratiques énoncées dans notre constitution.
Il y a eu un an la semaine dernière que j’ai été sauvagement battue dans le hall de l’Assemblée nationale par une collègue députée du Parlement. Elle m’a brisé des os du visage, m’a jetée par terre et frappée à coups de pied. Pendant ce temps, le président de l’Assemblée nationale était assis et souriait, et les portes du hall de l’Assemblée nationale étaient verrouillées afin que personne ne puisse sortir durant cette attaque. Il y a eu un an la semaine dernière également qu’on m’a refusé l’accès aux édifices de l’Assemblée nationale parce que le président de l’Assemblée nationale a décidé que j’avais commis un crime en allant dénoncer devant l’Organisation des États américains toutes ces violations des droits de la personne qui sont commises actuellement au Venezuela.
Comment en sommes-nous arrivés là? Bien des gens partout dans le monde ne comprennent pas pourquoi le Venezuela, qui connaît depuis 15 ans le boom pétrolier le plus important et le plus long de son histoire, en est arrivé à un point où les étudiants et les jeunes sont persuadés qu’ils n’ont aucun avenir dans ce pays. Il y a beaucoup de similitudes entre le Canada et le Venezuela, comme l’abondance des ressources et le côté chaleureux des gens, mais il y a une différence de taille. Des gens du monde entier souhaitent venir s’installer ici, alors que les jeunes vénézuéliens sont même prêts à risquer leur vie pour avoir la chance d’aller vivre à l’étranger. Comment en sommes-nous arrivés là?
Ces dernières années, les institutions vénézuéliennes ont été détruites progressivement et assujetties à un régime qui cherche à imposer sa propre façon de voir la société, en restreignant de plus en plus la liberté des citoyens. Bien des gens ont décidé de fermer les yeux, car le Venezuela entretient des relations économiques et idéologiques importantes avec d’autres pays et groupes dans le monde. Mais même si la société vénézuélienne semblait terrifiée, divisée et sans doute profondément résignée au début de l’année, nos jeunes ont décidé de faire appel à notre conscience et à nos cœurs, d’inciter la société à s’ouvrir à la possibilité d’un mouvement social qui pourrait lutter pour la liberté et la démocratie. C’est précisément ce qui est arrivé dans les villes et les villages de partout au pays; non seulement les jeunes étudiants, mais aussi leurs parents et leurs grands-parents — même les jeunes enfants — se sont levés et ont créé un mouvement pacifique sans précédent dans l’histoire vénézuélienne.
Toutefois, le régime a décidé d’utiliser la répression. Comme je l’ai dit, nous avons vu des actes d’une cruauté jamais vue, même dans nos régimes militaires du siècle dernier. Au cours des dernières heures, comme je l’ai indiqué, la répression s’est aggravée.
Aujourd’hui, Leopoldo López, l’un des principaux chefs de l’opposition, était censé comparaître au tribunal; il a été isolé dans une prison militaire et accusé de crimes graves simplement parce qu’il a décidé d’appuyer le droit de manifester. Cela a commencé par ce mouvement au début de l’année. Deux Vénézuéliens ayant été élus maires en décembre dernier ont été emprisonnés et sont actuellement détenus dans un établissement militaire en raison de la règle de la chambre constitutionnelle de la Cour suprême.
Au Venezuela, tous les droits — le droit d’être élu et d’exercer la volonté de la population — sont maintenant systématiquement bafoués. Il n’y a aucune indépendance des pouvoirs dans les chambres. On ne respecte pas la primauté du droit et on prive les gens de leur droit de manifester pacifiquement.
Le fait d’être ici, au Canada, un pays qui constitue une référence morale pour la région, me donne la possibilité de demander à tous les démocrates du monde de voir et d’entendre ce qui se passe au Venezuela, de se faire entendre et d’appeler les choses par leur nom. Un régime qui persécute, torture, censure et tue devrait être appelé par son vrai nom.
Au Venezuela, notre génération est déterminée à se battre pour la démocratie et la liberté, mais il faut que les démocrates du monde entier se fassent entendre et fassent savoir au régime que ce mouvement, lancé par nos jeunes et auquel s’est jointe toute une société, est soutenu par les démocrates de partout dans le monde. Ils doivent nous dire que nous ne sommes pas seuls, maintenant. Nous lutterons pour la démocratie et la liberté et nous instaurerons la démocratie. Le Venezuela sera à nouveau une source de stabilité, d’intégration, de progrès et de démocratie pour nous, pour les générations futures et pour tout l’hémisphère.
Merci beaucoup.
La présidente : Merci, madame Machado.
Pourrais-je obtenir une précision, avant de laisser les sénateurs poser leurs questions? Si je ne fais pas erreur, en mars dernier, vous avez pris la parole devant le Conseil permanent de l’Organisation des États américains, n’est-ce pas? Est-il vrai que vous avez pu le faire après que la République du Panama vous a cédé son droit de parole? Vous dites qu’à la suite de cela, le président de l’Assemblée nationale vous a retiré votre poste d’élue — et je ne sais pas par quel processus — à l’assemblée.
Pourriez-vous nous fournir un peu d’explications à ce sujet, afin que nous comprenions l’aspect parlementaire de cette question?
Mme Machado : Certainement. Le 21 mars, j’ai été invitée à prendre la parole au Conseil permanent de l’OEA. Un vote a eu lieu pour déterminer si on me laisserait le faire ou non. La majorité des États ont rejeté la possibilité que je prenne la parole au sujet de la situation des droits de la personne au Venezuela. Le Canada n’a pas rejeté cette possibilité; c’est l’un des pays qui ont appuyé l’idée que je sois entendue. Car c’est une pratique courante à l’OEA; on l’a fait à plusieurs reprises.
Quoi qu’il en soit, la République du Panama m’a offert son siège, une procédure courante également, afin que je puisse prendre la parole à la fin de la séance. D’ailleurs, le Venezuela l’a fait dans le passé : récemment, il a cédé son siège au ministre des Affaires étrangères de Manuel Zelaya, l’ancien président du Honduras, afin qu’il prenne la parole à l’OEA, ce qu’il a fait.
Pour cette raison — parce que j’ai eu l’occasion de parler de la situation des droits de la personne au Venezuela au conseil permanent —, deux jours plus tard, le président de l’Assemblée nationale du Venezuela, un militaire, a décidé que je n’étais plus considérée comme députée et que je n’aurais plus accès aux édifices de l’Assemblée nationale.
Il va sans dire que cela constitue une violation flagrante de la constitution vénézuélienne. J’ai été élue avec le plus grand nombre de voix jamais obtenu dans mon pays. Notre constitution indique clairement que je jouis de l’immunité parlementaire; par conséquent, avant que l’on puisse me retirer mon poste, je devrais pouvoir me faire entendre à la Cour suprême, puis à l’Assemblée nationale. On ne m’a pas donné cette possibilité.
Je n’ai pas commis de crime, mais si cela avait été le cas, on m’aurait aussi refusé toute possibilité de me défendre. On m’a accusée de trahison. On m’a accusée de terrorisme. On m’a accusée de meurtre. Actuellement, je suis persécutée, et ma famille également. Je reçois des messages de la police et du bureau du procureur, et je suis constamment suivie, même à l’extérieur du Venezuela.
La présidente : Merci.
Le sénateur Downe : Vous vivez donc encore dans ce pays, même si vous faites l’objet de menaces. Vous n’avez pas l’intention de partir? Ils n’essaient pas de vous forcer à partir?
Mme Machado : Oui, et je retournerai dans mon pays demain. Je crois avoir un devoir, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Venezuela. Je suis députée et j’ai été élue avec le mandat de défendre ceux qui sont persécutés et dont les droits sont bafoués. Je passe la majeure partie de mon temps à parcourir le Venezuela pour participer à des rassemblements avec des dirigeants syndicaux, des étudiants et des mères qui soutiennent leurs enfants.
La semaine prochaine, je me rendrai probablement au Brésil. J’ai été invitée à une audience semblable à celle-ci à la Chambre des représentants du Brésil. Je prévois m’y rendre.
Mais chaque fois que je dois rentrer dans mon pays, les menaces s’accentuent. Pour tout dire, je ne sais pas ce qui m’arrivera quand j’y retournerai.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Madame Machado, je vous souhaite la bienvenue à notre comité. Est-ce que vous comprenez le français?
Mme Machado : Je pense que oui.
La sénatrice Fortin-Duplessis : Je vous remercie de votre présentation et de nous rappeler la situation préoccupante dans laquelle se trouve en ce moment le Venezuela. Depuis le début des manifestations dans votre pays, plusieurs reportages ont été diffusés sur les chaînes d'information ici et ont souligné la répression brutale par les forces de l'ordre. Ce que l'on a moins entendu, c'est le rôle de la présence militaire cubaine au Venezuela. Pouvez-vous nous renseigner sur le rôle que joue le gouvernement cubain dans les tensions actuelles au Venezuela et sur les objectifs de La Havane?
[Traduction]
Mme Machado : En ce qui concerne les forces militaires, notre constitution dit clairement qu’elles doivent être loyales à l’égard de la constitution et de la population du Venezuela, et non à l’égard d’un parti politique. Malheureusement, ces dernières années, nous avons vu comment les soldats professionnels sont destitués. Nous avons vu des militaires haut gradés et de tous les grades participer à des rassemblements politiques. Ils sont obligés de le faire, ou ils seront mis à l’écart. De plus, la présence de soldats cubains dans tous les corps de nos forces armées a été dénoncée; leurs noms et les endroits précis où ils exercent leurs opérations ont été mentionnés. Cela préoccupe énormément ceux qui croient que nous devrions avoir une force militaire professionnelle au service de la nation, et non d’un parti politique.
Cela dit, au cours des trois derniers mois, nous avons vu les soldats de la Garde nationale, l’une des quatre branches des forces armées du Venezuela, participer à des actes de répression contre des manifestants pacifiques et lors de descentes dans des maisons privées. Ils défoncent les portes des maisons où des voisins protègent des étudiants persécutés. Ils entrent dans les maisons et arrêtent les étudiants, ainsi que les voisins qui les protégeaient dans leur maison.
Les établissements militaires servent non seulement à détenir nos étudiants, mais également à les torturer. Plus de 80 cas de torture graves ont été documentés, dont certains dans ce rapport de Human Rights Watch, selon lequel des étudiants auraient reçu des décharges électriques et auraient été sauvagement battus. Il y aurait même eu des cas d’agressions sexuelles. C’est ce qui se fait actuellement dans les corridors des établissements militaires.
Vous aviez également une autre question?
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Est-ce qu'il y a des pays ou des organisations internationales qui ont fait un effort louable de solidarité auprès du peuple vénézuélien? Savez-vous s'il y a des pays qui vous appuient?
[Traduction]
Mme Machado : À propos du premier volet de votre question, je dois mentionner une chose importante selon moi, à savoir le recours aux groupes paramilitaires. Il s’agit de groupes de citoyens qu’on a armés et dont on se sert pour attaquer les manifestants, parfois en coordination avec la police et les groupes militaires. Ces groupes paramilitaires ont reçu des ordres de hauts fonctionnaires, y compris le président Maduro lors d’une allocation diffusée le 5 mars par tous les postes de télévision et de radio, tant publics que privés. C’est également documenté dans ce rapport. Il a ordonné à ces groupes paramilitaires de sortir dans la rue et d’éteindre chaque étincelle de protestation partout au pays, et c’est ce qu’ils ont fait quelques minutes plus tard dans 15 États du Venezuela. On a assassiné des gens le jour suivant.
Pour ce qui est de l’appui international, nous nous sommes sentis très seuls pendant notre combat des dernières années. Nous savons que le Venezuela entretient des liens étroits avec des groupes et des gouvernements non seulement dans la région, mais également partout dans le monde. Une énorme partie des ressources du Venezuela sert à obtenir l’appui politique d’autres pays. Pour ne citer qu’un exemple, dans le cas de Cuba, on a calculé que le régime de Maduro donne environ 12 milliards de dollars par année au régime cubain. Pour cette raison, nous nous sommes retrouvés dans une situation où très peu de voix se sont élevées contre ce qui s’est passé ces dernières années au Venezuela. Toutefois, les événements des dernières semaines sont si flagrants et d’une telle cruauté que certaines personnes commencent à dénoncer la situation, quitte à faire fi de ces liens économiques ou idéologiques. Il s’agit de journalistes, d’artistes, de figures du monde du sport et sans aucun doute de parlementaires de la région.
De quoi avons-nous besoin en ce moment? Nous avons besoin de démocrates qui disent les choses comme elles le sont. De plus, quand ce genre d’événements se produit, il faudrait probablement mener des enquêtes plus approfondies — en s’adressant bien sûr à des intervenants de tous les secteurs — et même envisager la possibilité d’avoir sur le terrain une délégation de parlementaires d’un pays comme le vôtre. Je tiens à préciser que dans la région, le Canada fait l’objet d’une association sur le plan moral et éthique. Vous avez de solides institutions, mais la cohérence dont vous avez fait preuve pendant des dizaines d’années de défense de violations des droits de la personne et des valeurs démocratiques font en sorte que votre position est unique dans notre hémisphère.
[Français]
La sénatrice Fortin-Duplessis : Merci infiniment, madame.
[Traduction]
La sénatrice Johnson : Bienvenue. Vous êtes une femme incroyablement courageuse. Qu’allez-vous faire lorsque vous retournerez chez vous demain? Qu’allez-vous faire pendant votre journée pour continuer à obtenir l’appui nécessaire, notamment en prévision des élections de l’année prochaine? De quelle façon allez-vous représenter votre candidature? Comment pouvez-vous vous attendre à ce que ce groupe vous autorise à le faire? Pour ce qui est des demandes de l’opposition dans le contexte des manifestations en cours, à quel point faites-vous front commun? Combien avez-vous de collaborateurs en qui vous pouvez avoir confiance dans le cadre de vos démarches actuelles?
Mme Machado : Je vais d’abord préciser que tous les secteurs de la société nous donnent un énorme soutien qui continue de croître. Des dirigeants syndicaux commencent à s’exprimer comme ils ne l’ont pas fait depuis plusieurs années. Je tiens notamment à souligner l’appui des responsables de l’Église catholique. Si vous avez lu leur déclaration du 3 avril dernier, vous savez qu’ils ont été aussi courageux que possible, car ils ont clairement indiqué que le processus amorcé au Venezuela vise à mettre en place un régime totalitaire. Ce sont les mots qu’ils ont employés.
Des journalistes et nos leaders étudiants dénoncent également la situation. De toute évidence, le régime cherche à diviser l’opposition et travaille fort pour éveiller la méfiance parmi les leaders, mais il n’y parviendra pas. Au contraire, dans la période que nous traversons, les partis politiques sont unis et devraient continuer de l’être, mais d’autres secteurs de la société doivent participer à un combat qui, il est important de le comprendre, n’a rien à voir avec la gauche ou la droite. Il n’a rien à voir avec le recours aux méthodes officielles ou avec l’opposition. On parle d’une société qui lutte pour la liberté, la justice, la dignité humaine ainsi que la dignité nationale.
Il s’agit d’un régime cruel qui est certainement le plus corrompu que nous avons eu depuis des dizaines d’années et qui veut une société soumise, silencieuse et terrifiée. Juste pour vous donner une idée, les ambassadeurs au Venezuela n’osent pas me rencontrer en public. S’ils ont peur, à quoi peut-on s’attendre d’un fonctionnaire, d’une mère seule qui dépend de ce que le gouvernement lui donne et qui ne recevra plus rien s’il y a la moindre possibilité qu’elle ne soit pas totalement loyale envers le régime? Voilà la situation à laquelle nous sommes confrontés.
À propos de ma journée, pour être honnête, je n’en ai pas la moindre idée. Je vais probablement rencontrer les étudiants. Je vais essayer de visiter ceux qui ont été mis en détention durant les dernières heures. Il va y avoir un rassemblement dimanche, et les mères de ceux qui sont persécutés, détenus et tués ouvriront la marche. Je vais certainement me joindre à elles.
La sénatrice Johnson : Comment pouvons-nous continuer de soutenir les droits de la personne? Quelle est la meilleure façon de s’y prendre pour le Canada? Vous avez parlé de nous en tant que pays et de ce que nous défendons. Quelle est la meilleure façon pour nous de soutenir les droits de la personne au Venezuela?
Mme Machado : Beaucoup de personnes nous demandent si leurs démarches donnent le moindre résultat auprès d’un régime qui a manifestement supprimé les libertés. Il a beaucoup progressé sans que sa vraie nature devienne évidente pour qui que ce soit. On sait maintenant à quoi s’en tenir, mais la communauté internationale, et la légitimité qu’elle confère, a certainement contribué à ce que le régime en arrive là. Premièrement, il est essentiel que nous sachions que nous ne sommes pas seuls, ce qui a un certain effet moral pour tous les enfants, les jeunes, les mères et les pères qui combattent dans la rue.
Deuxièmement, faire avancer les choses comporte un coût politique. À mon avis, je ne suis pas en prison maintenant à cause des démocrates qui ont clairement indiqué qu’ils appuyaient notre cause.
L’OEA est une organisation qui s’est sans aucun doute comportée de manière honteuse, avec sa politique de deux poids, deux mesures. Son approche s’est révélée efficace dans le cas du Honduras et du Paraguay, où la situation était certainement moins grave, mais l’organisation a décidé de fermer les yeux pour ce qui est du Venezuela. Je crois que c’est notre devoir de sauver l’OEA et de faire réagir ses responsables à ce stade-ci. Je pense que la Communauté des Caraïbes — avec laquelle vous avez des liens étroits en tant que pays — devrait être informée des obligations que nous avons tous, en tant qu’États, les uns envers les autres.
En ce qui concerne plus précisément le Parlement, si je peux me permettre, je crois que les comités des droits de la personne et le vôtre devraient faire un suivi de la situation au Venezuela en effectuant, comme je l’ai dit, des enquêtes plus approfondies. Je pense qu’une mission sur le terrain qui regroupe des parlementaires de tous les partis et des deux Chambres nous aiderait énormément en plus d’indiquer au régime que les démocrates de partout dans le monde, et notamment ceux du même hémisphère, sont préoccupés par ce qui se passe au Venezuela.
La situation au Venezuela a d’importantes répercussions sur le reste de la région, et il faut que ce soit bien clair pour tout le monde, non seulement à cause des liens du pays avec des activités criminelles, comme le trafic de stupéfiants, la vente d’armes et ainsi de suite, mais aussi parce que la façon dont ce régime détruit systématiquement la démocratie au sein du gouvernement se répand dans la région. La consolidation des institutions démocratiques est donc essentielle à ce stade-ci.
Le sénateur Housakos : Bienvenue à notre comité, madame Machado, et merci de votre témoignage convaincant et passionnant. Ma première question porte sur la situation au Venezuela. J’aimerais entendre votre point de vue sur les raisons qui expliquent de tels troubles sociaux et une telle opposition envers le gouvernement.
Il ne fait aucun doute qu’il y a un mouvement de protestation et de l’agitation sociale, mais est-ce dû au manque de respect pour la démocratie, la liberté et la primauté du droit? Ne serait-ce pas plutôt attribuable au déclin économique probablement sans précédent à l’échelle mondiale que subit le Venezuela depuis trois décennies? Le pays a connu une inflation et une stagnation soutenues, et le rapport dette-PIB est astronomique. Les gouvernements successifs que vous avez eus ont établi des politiques monétaires déplorables dans le cadre de leurs programmes socialistes, ce qui explique le taux de chômage chez les jeunes et le taux de chômage général malsains ainsi que le manque d’investissements et de stabilité économique.
Ces facteurs seraient-ils autant responsables du chaos social et de l’opposition envers le gouvernement que son manque de respect, comme vous l’avez dit, des principes fondamentaux de la démocratie?
Mme Machado : Merci, monsieur le sénateur. À ce stade-ci, il est très important de tirer cela au clair. Il ne fait aucun doute que le nombre de manifestations a augmenté au Venezuela au cours des dernières années. L’année dernière, dans un pays de près de 30 millions d’habitants, nous avons eu plus de 5 000 manifestations, principalement au sujet d’enjeux économiques et sociaux. Le gouvernement a été en mesure de les contenir et même de les ignorer, de les isoler.
Il est incroyable d’assister à un tel déclin alors que, comme vous le savez bien, le prix du baril était d’environ 10 $ il y a 15 ans et qu’il dépasse maintenant 100 $. Nous avons le taux d’inflation le plus élevé au monde. Pour ce qui est de la nourriture, de mars à mars, nous parlons d’une hausse de 70 p. 100. Le salaire minimum est environ de 60 à 65 $. Cela signifie qu’une famille a besoin de cinq fois ce salaire seulement pour nourrir ses enfants.
La pénurie de nourriture et de médicaments est maintenant pire que ce qu’on voit en temps de guerre. Selon les indicateurs officiels de la banque centrale nationale, la pénurie au mois de mars était de l’ordre de 30 p. 100. C’est incroyable. Les Vénézuéliennes doivent faire la queue pendant six, huit ou dix heures par jour juste pour nourrir leurs enfants.
La semaine dernière, je me suis rendue dans l’État de Portuguesa, dont la capitale n’a qu’un seul hôpital, l’hôpital Miguel Oraá. Les médecins m’arrêtaient dans la rue. Ils savaient que j’étais là et venaient me voir en pleurant. Le service de néonatalité n’a pas de médecin. Treize nouveau-nés étaient morts deux semaines plus tôt parce qu’il n’y avait pas de médicaments pour les sauver et que l’équipement ne fonctionnait plus. C’est ce qui se produit actuellement au Venezuela, un pays riche en pétrole.
D’un point de vue social, l’agitation a beaucoup à voir avec la violence. Le taux de meurtres a augmenté de façon spectaculaire, et les ONG disent qu’il y a environ 70 à 75 meurtres par centaine de milliers d’habitants. C’est vingt fois plus que ce qu’on voit dans un pays comme le vôtre. Un Vénézuélien est assassiné toutes les 21 minutes; il s’agit surtout de jeunes et d’hommes pauvres. Le bureau du procureur admet que 95 p. 100 des meurtres sont impunis.
Les jeunes avaient donc de très bonnes raisons de manifester. Chose certaine, c’est que lorsque les moyens constitutionnels disparaissent, qu’il n’y a pas de façon d’obtenir justice et que le gouvernement décide de réprimer les droits politiques, on a deux options en tant que société : déclarer forfait et accepter de vivre chaque jour dans l’asservissement avec moins de libertés; ou dénoncer la situation, sortir dans la rue et recourir au pouvoir du peuple pour exiger et organiser pacifiquement une transition démocratique. Notre constitution offre des moyens démocratiques grâce auxquels la population peut amorcer une transition et s’engager sur le chemin de la liberté.
Je parle du référendum révocatoire, de la création d’une assemblée constitutionnelle nationale et de la demande de démission du président. Ce sont tous des moyens prévus par notre constitution, notre démocratie, mais pour s’en prévaloir, la volonté, l’organisation et la mobilisation des citoyens sont nécessaires. C’est d’ailleurs exactement ce qu’on a vu, et la raison pour laquelle le gouvernement a décidé de mettre brutalement fin à toute forme de dissension.
Le sénateur Housakos : Pourriez-vous également nous faire part de vos réflexions et de vos commentaires sur l’état actuel des médias au Venezuela, ainsi que de la police et de l’armée, et nous donner votre point de vue sur le marché noir qui ne cesse de se développer.
Mme Machado : À propos de votre dernière question concernant le marché noir et la corruption, c’est attribuable à l’apparition d’une nouvelle classe corrompue. Elle contrôle nos ressources pétrolières et fait affaire avec des groupes internationaux dans plusieurs secteurs.
Comme vous le savez, une bonne partie de ces renseignements a été publiée par des médias spécialisés à l’extérieur du Venezuela. Il est sans aucun doute préoccupant de voir comment ces groupes ont infiltré les institutions du pays, l’armée, le système judiciaire et même des branches du système financier.
Pour ce qui est des médias, la censure s’est accentuée au cours des dernières années. La plus importante station de télévision a été fermée par le gouvernement, et beaucoup de stations de radio du pays ont subi le même sort. On s’en sert d’ailleurs comme exemples pour intimider le reste des médias indépendants.
Juste pour vous donner un exemple, je n’ai toujours pas eu l’occasion d’accorder d’entrevue télévisée pour exprimer mon point de vue, même si le gouvernement se sert quotidiennement de toutes les stations de télévision et de radio pour parler de nous et nous attaquer.
Il y a deux semaines, j’ai eu la chance de me voir accorder du temps de parole à un poste de télévision qui est accessible partout au pays. On m’avait donné 15 minutes pour faire valoir mon point de vue. Quand je me suis assise, cinq secondes avant de commencer, un message national obligatoire d’une durée exacte de 15 minutes a été diffusé, et personne n’a pu nous entendre. Tous les journalistes subissent ce genre de censure.
Être un vrai journaliste au Venezuela est un acte d’héroïsme. Depuis le mois de janvier, on a dénoncé plus de 200 cas de persécution de journalistes locaux et des journalistes étrangers. Au Venezuela, on regardait de plus en plus un poste de télévision colombien pour se tenir au courant des événements par l’entremise de médias internationaux, pas de médias locaux. Le poste a été fermé par décret du président Maduro le jour où la censure a commencé, et on bâillonne encore plus la presse maintenant, car on n’a pas l’argent nécessaire pour importer des journaux. Les journaux vénézuéliens deviennent de plus en plus petits, à l’exception de ceux qui défendent loyalement le régime.
Le sénateur D. Smith : Merci. J’ai quelques questions.
Il y a quelques minutes, vous avez dit que l’OEA ne faisait pratiquement rien dans ce cas-ci, alors que pour ce qui est du Honduras, et je pense que vous avez également mentionné le Salvador...
Mme Machado : Le Paraguay.
Le sénateur D. Smith : D’accord, le Paraguay. Dans le cas de ces pays, les moyens financiers ne sont pas aussi puissants que ceux du Venezuela. Vous n’avez pas soulevé ce point, mais l’inaction de l’OEA est-elle attribuable au financement dont elle a grand besoin et dont une part provient peut-être de revenus pétroliers? Sinon, qu’est-ce qui explique le manque d’intervention de l’OEA dans des questions fondamentales concernant les droits de la personne? L’argent y est-il pour quelque chose?
Mme Machado : Certainement, monsieur le sénateur, parce que de nombreux pays qui font partie du système reçoivent beaucoup d’argent du Venezuela.
J’aimerais ajouter une observation. Il y a quelques décennies, le Venezuela a conclu un pacte avec San José et le Mexique. C’était une façon, pour les pays riches en pétrole en Amérique latine, d’appuyer d’autres pays, surtout en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Ils l’ont fait sans aucune faveur politique. C’est ainsi que le Venezuela percevait la collaboration et la responsabilité dans la région.
Quoi qu’il en soit, depuis la création des groupes PetroCaribe et ALBA, beaucoup de fonds provenant de l’industrie pétrolière ont été accordés à ces pays, mais sous réserve d’une loyauté politique absolue envers l’OEA, la CELAC et l’UNASUR. Alors, je dirais que cet aspect joue assurément un rôle dans certains pays.
Il y a d’autres pays qui ont adopté des processus et des systèmes semblables à ceux du régime du Venezuela. Songeons à des pays comme le Nicaragua, l’Équateur et la Bolivie où des présidents élus démocratiquement, en tant que représentants de l’exécutif, se sont progressivement emparés des autres organes de l’État, au point de rendre littéralement impossible la nomination de remplaçants au pouvoir. Il y a donc des similarités dans la façon d’imposer un système de domination.
Enfin, il y a des pays qui ont décidé de ne pas intervenir par crainte de représailles et qui ont opté tout simplement pour l’indifférence. À notre avis, dans le contexte actuel du Venezuela, l’indifférence ne peut signifier qu’une chose : la complicité.
Le sénateur D. Smith : Vers la fin du régime d’Hugo Chávez — et je parle avec du recul, parce que je ne suis pas un expert dans le domaine des affaires étrangères en Amérique latine —, il me semble que la situation avait pris une tournure plutôt chaotique; pourtant, Chávez continuait d’avoir un certain charisme, et c’est ce qui lui a permis de s’accrocher au pouvoir jusqu’à sa mort.
Maintenant que cette page est tournée et qu’il y a quelqu’un d’autre au pouvoir, quelle est la réaction des pays qui ont un poids en Amérique latine, comme le Mexique et le Brésil? Font-ils quelque chose, ou cette situation les préoccupe-t-elle? Ou ne sont-ils que des témoins passifs?
Mme Machado : C’est là une question très douloureuse pour nous. Je vais commencer par dire un mot sur l’opinion actuelle des Vénézuéliens, puisque vous y avez fait allusion; selon de récents sondages, réalisés il y a quelques semaines, 79 p. 100 des habitants estiment que le Venezuela se trouve dans une mauvaise ou une très mauvaise situation, et ils en blâment Maduro.
Ensuite, plus de 60 p. 100 de la population veut un changement de régime par des moyens constitutionnels, et ce, le plus rapidement possible.
Chose certaine, comme on l’a dit tout à l’heure, en ce qui concerne la relation entre la situation économique et sociale chaotique et la solution politique, les gens ont déjà établi ce lien, même dans les segments les plus pauvres de notre population.
Pour ce qui est des pays que vous avez mentionnés, nous n’arrivons pas à comprendre leur indifférence devant ce qui se passe au Venezuela, surtout dans le cas d’un pays aussi important que le Mexique. Le Venezuela a toujours fait preuve de soutien mutuel et de collaboration.
Dans le cas du Brésil, c’est beaucoup plus complexe parce que, ces dernières années, le gouvernement brésilien a clairement montré son appui à l’égard du régime au Venezuela; d’ailleurs, certains de ses hauts fonctionnaires se sont mêlés de la dernière campagne électorale, ce qui est tout à fait inacceptable. Toujours est-il qu’on observe d’importants changements au sein du parlement brésilien et dans d’autres institutions du pays.
Comme je l’ai dit, j’y vais la semaine prochaine. J’étais au Brésil il y a environ un mois pour comparaître devant un comité sénatorial comme celui-ci. Il y avait un vaste appui à l’égard du Venezuela, et on a convenu qu’il fallait dénoncer la situation actuelle et le soutien inacceptable que le régime a reçu de la part de son gouvernement.
Le sénateur D. Smith : Merci, madame la présidente.
Le sénateur Demers : J’admire votre position. Dans la vie, il est beaucoup plus facile de baisser les bras que de se tenir debout pour défendre ce qui s’impose. En tout cas, pour certaines personnes, il est beaucoup plus facile de renoncer à une cause devant l’adversité. Votre pays possède un atout qui est extrêmement important — le pétrole, n’est-ce pas? C’est important pour vous. Dans un contexte où règnent la corruption et la cupidité, où va tout cet argent? C’est, en quelque sorte, la raison pour laquelle vous vous battez. Vous parlez du pétrole, et c’est là un facteur énorme.
À une certaine époque, c’était le tourisme qui constituait une de vos principales forces. Les Canadiens et d’autres personnes partout dans le monde se rendaient au Venezuela pour les vacances. Cependant, vous dites que vous pourriez y retourner demain et que vous ignorez ce que l’avenir vous réserve. Vous savez que votre témoignage d’aujourd’hui sera rapporté dans votre pays. Vous êtes ici, au Canada, mais à votre retour, vous serez encore plus en danger.
Pour donner suite à ce que disait la sénatrice Johnson, si je me bats pour une cause, j’ai besoin d’une forme d’appui. Je ne peux pas être au beau milieu de la rue lorsque tout le monde est contre moi. D’où provient votre appui? Vous faites preuve d’un immense courage, mais qui est là pour vous appuyer? On voit tant de cupidité et de corruption — et je n’ai pas suivi le dossier autant qu’aujourd’hui. C’est vraiment incroyable, ce que j’entends. Selon vous, à quoi tout cela aboutira-t-il? Je ne parle pas d’un résultat final, mais d’une impression que votre combat fait bouger les choses. Avez-vous cette impression? Est-il possible de voir la lumière au bout du tunnel? C’est un cliché, mais entrevoyez-vous une lueur d’espoir?
Mme Machado : Tout à fait, monsieur le sénateur. Le Venezuela d’aujourd’hui n’est plus comme avant; c’est une société différente de ce qu’elle était il y a trois mois. Si la réaction a été cruelle, c’est parce que nous avons progressé très rapidement. C’est le signe d’un régime qui sait avoir perdu la confiance et l’appui de la population. Il en est dépouillé, et les pays démocratiques partout dans le monde commencent enfin à appeler les choses par leur nom, à savoir qu’il s’agit d’un régime dictatorial.
Il y a des intérêts complexes et dangereux qui interviennent au Venezuela. Nous sommes tous au courant de la relation du régime avec l’Iran et le Bélarus; il y a un intérêt non seulement dans le secteur pétrolier, mais aussi dans les secteurs de l’acier et des mines — bref, dans de nombreux secteurs qui attirent des affaires et des activités qui ne sont pas légales ou transparentes.
Tous ces intérêts sont actuellement en jeu au Venezuela; alors, nous sommes assez conscients de la dimension, de la complexité et du danger auxquels nous sommes confrontés.
C’est pourquoi, au début de l’année, personne ne pensait sans doute qu’il serait possible d’assister à un tel soulèvement social. Nous puisons notre force dans les gens, monsieur le sénateur — les gens du Venezuela.
Nous avons vu des jeunes dénoncer la situation et se faire attaquer, mais ils continuent de se battre, et ils le font aux côtés de leurs parents. Même si le risque est énorme, nous allons nous orienter vers la voie de la démocratie.
C’est pourquoi je suis ici : nous voulons faire entendre la voix de ces gens qui ont à cœur la démocratie, la liberté, les valeurs humaines, les principes, et nous voulons qu’ils nous accompagnent pendant que nous entamons cette transition vers la démocratie. La tâche ne sera pas facile, et on va peut-être essayer de se débarrasser de moi ou d’autres intervenants, mais d’autres personnes viendront prendre notre place. Nous n’en démordrons pas, et vous verrez que ce mouvement historique et mémorable de notre génération portera bientôt fruit.
Le sénateur Demers : C’est très bien dit. Alors, vous et les jeunes êtes prêts à sacrifier votre vie pour votre pays. Ce n’est pas que vous vouliez en arriver là, mais vous êtes disposés à vous battre jusqu’à la fin, avec les jeunes et tout le reste?
Mme Machado : Nous voulons vivre pour notre pays, monsieur le sénateur.
Le sénateur Demers : Je veux simplement dire que vous vous battrez jusqu’au bout, n’est-ce pas?
Mme Machado : Nous nous battrons jusqu’à ce que nous obtenions la démocratie et la liberté.
La sénatrice Ataullahjan : Je vous félicite d’avoir le courage d’exprimer votre opinion, au prix de votre propre sécurité, et de parler au nom de votre peuple. Il y a pourtant certains éléments de la société vénézuélienne qui vous accusent de déstabiliser les efforts au Venezuela et d’inciter à la violence. Que répondez-vous à ces critiques?
Comme vous l’avez dit, vous avez été, vous aussi, battue à coups de pied. Expliquez-moi comment vous réagissez à ces critiques.
Mme Machado : L’année dernière, le 25 août a marqué le premier anniversaire d’une tragédie survenue dans une raffinerie appelée Amuay, dans l’ouest du Venezuela. Plus de 50 Vénézuéliens y ont perdu la vie. Nous ne connaissons pas le nombre exact de morts.
Le gouvernement a refusé de mener une enquête, si bien que les membres du parlement ont décidé d’en faire une eux-mêmes. Nous avons cherché les meilleurs spécialistes, à l’échelle locale et internationale, et nous avons produit un rapport de plus de 600 pages, qui a prouvé la responsabilité des gestionnaires ainsi que celle du conseil d’administration de Petrozuata Venezuela, la société pétrolière nationale du Venezuela. En compagnie des dirigeants syndicaux, nous avons remis ce rapport au bureau principal de la raffinerie. Cependant, en raison de notre intervention, les dirigeants syndicaux ont fini par être congédiés et ils font actuellement l’objet d’une enquête criminelle. J’ai été accusée de terrorisme par le gouverneur d’État, ainsi que de tous les incendies qui ont eu lieu ces deux dernières années au Venezuela dans le système de raffinerie.
Là où je veux en venir, c’est qu’on nous a blâmés de tout ce que nous dénonçons. Mais nous ne sommes pas les seuls. C’est le sort de tout Vénézuélien qui ose contester le régime. Même l’Église catholique et les prêtres ont été accusés de déstabiliser le pays et d’entretenir des liens avec l’impérialisme international et des groupes d’extrême droite et fascistes. C’est ainsi qu’on désigne tout Vénézuélien qui dénonce la situation.
Je crois que ce genre d’accusations n’ont plus aucun impact, du moins pas au sein de notre population. En tout cas, ces accusations sont risquées, parce qu’elles ouvrent la voie à des accusations criminelles, et c’est ce à quoi nous faisons face maintenant.
Comme je l’ai dit, Leopoldo López est censé subir son procès à l’heure où l’on se parle, car un procès avait été prévu pour aujourd’hui. Il a été ramené à l’installation militaire, où il est isolé. Il est traité pire qu’un prisonnier de guerre. C’est le prix que doivent payer ceux d’entre nous qui ont décidé de faire leur travail et d’écouter leur conscience.
La présidente : On a réclamé une certaine médiation au sens politique du terme. L’UNASUR contribue à ces négociations. Pouvez-vous parler des progrès ou des attentes au chapitre de ces pourparlers?
Mme Machado : Oui, cela fait presque un mois que ce processus a été lancé et, jusqu’ici, il n’y a eu aucun résultat. Par contre, il y a eu des déclarations fermes de la part de M. Maduro, de M. Cabello, le président de l’Assemblée nationale et d’autres hauts fonctionnaires, comme quoi ils n’accepteront pas de changement en faveur de la révolution, conformément au « plan de la patrie », qui prévoit imposer un système qui ressemble beaucoup à ce qu’on trouve actuellement à Cuba.
Le gouvernement et ses hauts fonctionnaires déclarent publiquement qu’ils ne sont pas prêts à procéder à une réforme démocratique structurelle. Ils discutent actuellement de la possibilité de libérer certains des prisonniers politiques, mais rien n’a encore été fait.
La présidente : Vous apparteniez à un parti ou à un groupe. Êtes-vous en faveur de tenir des discussions avec un médiateur?
Mme Machado : Non, nous faisons partie de l’Unité. Les membres de l’Unité participent aux discussions, ce que nous respectons. Un certain nombre d’entre nous, dont Leopoldo López et les membres d’un mouvement étudiant, ont décidé de demander, avant de discuter avec le gouvernement, que les prisonniers qui sont des étudiants soient libérés et qu’on mette fin à la répression dans les rues afin de pouvoir discuter et de procéder à une série de réformes.
Nous respectons le fait que ce processus est en cours, mais nous croyons que nous devrions appuyer les revendications des gens dans les rues et demander que la répression des groupes paramilitaires et des groupes de sécurité du gouvernement cesse. Comme je l’ai dit, nous croyons que les deux processus peuvent avoir lieu simultanément. Nous continuons et continuerons de faire front commun pour nous opposer à cette répression.
La présidente : Merci.
Il reste peu de temps, mais deux sénateurs ont demandé d’intervenir une deuxième fois. Je vous invite à poser vos questions, puis Mme Machado pourra y répondre de son mieux.
Le sénateur Housakos : La démocratie, la liberté et la primauté du droit sont de merveilleux principes, et nous, au Canada, y sommes particulièrement attachés, en sommes fiers et les défendons du mieux que nous le pouvons.
Dans toute démocratie, on a un gouvernement dûment élu et des partis d’opposition dûment élus, et le rôle de l’opposition est de s’opposer et celui du gouvernement, de gouverner.
Il y a des limites aux pouvoirs des gouvernements, ou des freins et contrepoids, et c’est ce qui est essentiel à la démocratie et à la primauté du droit. Les partis d’opposition de partout dans le monde ont la responsabilité mais aussi l’obligation de savoir où fixer les limites du processus démocratique.
Si l’on regarde les grandes démocraties dans le monde, comme je l’ai toujours dit, dans la grande majorité d’entre elles, voire la totalité, les habitants ont une poule au pot tous les dimanches et une voiture dans leur entrée. Les économies vigoureuses jouent généralement un rôle de premier plan pour appuyer et défendre les démocraties, les libertés et la primauté du droit dans le monde entier.
Je crois que les dernières élections au Venezuela ont eu lieu quelque temps en 2011. Le gouvernement actuel a remporté la majorité des sièges à l’Assemblée nationale, si ma mémoire est bonne. Que pensez-vous des dernières élections qui ont eu lieu au Venezuela? Étaient-elles justes et ont-elles été dirigées adéquatement? Que pensez-vous du processus entourant les élections qui auront lieu en 2015?
À la fin de chaque processus démocratique, pour qu’une démocratie fonctionne, le parti ministériel et les partis d’opposition doivent respecter l’issue des élections, même si elle ne leur plaît pas.
La sénatrice Ataullahjan : Quel rôle les médias sociaux ont-ils joué pour organiser les manifestations? Lorsque l’on regarde d’autres pays dans le monde, on constate que les médias sociaux jouent un rôle très important. Les jeunes au Venezuela ont-ils utilisé les médias sociaux?
Mme Machado : Vos deux questions sont excellentes.
En ce qui concerne le processus électoral, il ne sera pas facile de répondre brièvement. Je vous ferai parvenir des rapports et des renseignements, car c’est probablement le secteur où ce régime a été le plus efficace pour ce qui est de concevoir un processus dirigé entièrement par le régime. Les élections au Venezuela ne sont ni libres ni justes, même si l’on a affirmé que ce système contrôlé est le processus électoral le plus automatisé au monde. Avant d’aller voter au Venezuela, vous devez donner vos empreintes digitales à l’aide d’une machine qui est liée à une machine à voter automatisée.
À l’heure actuelle, 5 Vénézuéliens sur 10 croient que le vote n’est pas secret, même si des mesures importantes ont été prises pour convaincre les citoyens qu’il l’est. Imaginez un pays où les citoyens sont victimes de menaces et de châtiments sérieux parce qu’ils ne sont pas loyaux envers le gouvernement, et pensez aux conséquences qu’ils ont.
Des actes de violence ont été commis dans plusieurs bureaux de scrutin, où l’on a retiré des témoins de l’opposition du processus pour qu’ils ne soient plus en mesure de s’assurer que le processus est clair et juste.
Néanmoins, lors des dernières élections parlementaires de 2010, l’opposition, au nom de laquelle j’ai été élue, a remporté 52 p. 100 des votes, soit la majorité. Toutefois, le gouvernement a mis en place des changements illégaux pour faire en sorte qu’il détienne 60 p. 100 des sièges. Nous avons obtenu 52 p. 100 des votes, mais nous n’avons que 40 p. 100 des sièges au Parlement.
Il y a eu par la suite les élections présidentielles, le 14 avril de l’an dernier, où la majorité des Vénézuéliens ont cru, comme moi, que ces élections avaient été remportées par Henrique Capriles, le chef de l’opposition. Les bulletins de vote produits par les machines électroniques n’ont pas tous été comptés, et c’est une demande que même M. Maduro avait accepté de respecter à la réunion de l’UNASUR qui a eu lieu à Lima. L’écart était d’environ 200 000 votes, mais nous avions la preuve que c’était plutôt un demi-million de votes. Tout ce que nous avons demandé devant la Cour suprême, c’est que les votes soient comptés, mais elle a refusé d’accéder à notre demande.
Mis à part le fait que nous sommes convaincus que les élections au Venezuela ne sont ni libres ni justes, la légitimité du gouvernement ne passe pas seulement par la façon dont il est arrivé au pouvoir, mais aussi par la façon dont il exerce son pouvoir. On peut avoir un gouvernement qui a été élu avec une grande majorité dans le cadre des élections les plus libres, les plus claires et les plus justes qui soient, mais qui va à l’encontre de la démocratie et perd de sa légitimité.
Dans notre pays, à ce stade-ci, il y a certaines questions qui se posent quant à la légitimité de M. Maduro, mais on peut prouver qu’il n’a pas la légitimité pour exercer ses pouvoirs.
Ce que nous revendiquons à l’heure actuelle, c’est de remplacer tous les membres du conseil électoral. Il y en a cinq. Notre constitution stipule que ces membres devraient être des personnes indépendantes du gouvernement. En ce moment, quatre des cinq membres ont été, à un moment donné, des membres inscrits du parti officiel. C’est l’un des principaux objectifs pour lesquels nous manifestons dans les rues en ce moment, à savoir que l’un de ces moyens constitutionnels soit mis en œuvre et que des changements soient apportés au régime, mais ces mesures requièrent toutes un processus électoral.
Nous voulons un processus électoral libre et juste, et c’est pourquoi il est si important de demander que ces changements soient apportés à la composition du conseil électoral.
Enfin, en ce qui concerne les médias sociaux, tous les grands rassemblements historiques dont nous avons été témoins au pays au cours des dernières semaines et des derniers mois ont été organisés par l’entremise des médias sociaux. Les stations de télévision et de radio n’osent pas diffuser les invitations que les étudiants lancent actuellement. C’est donc grâce aux médias sociaux que la population, et surtout les jeunes, ont communiqué entre eux.
Pour terminer, je dois vous dire que nous sommes reconnaissants de ce que votre pays représente. Tous les Vénézuéliens vous ont entendus. Ils ont entendu vos opinions. Elles sont importantes à l’heure où nous pensions que le reste du monde nous tournerait le dos. De plus en plus de démocrates réagissent. Vous avez été les premiers, mais de plus en plus de gens réagissent et font connaître au monde entier qu’ils ne toléreront pas ces violations des droits de la personne et des principes démocratiques et qu’ils n’y resteront pas indifférents.
Il existe une alternative politique viable au Venezuela qui est unie et représente une grande majorité de notre population. Nous voulons et pouvons aller de l’avant avec cette transition démocratique pour assurer une viabilité dans notre pays. Nous commencerons par renforcer les institutions pour donner confiance aux Vénézuéliens et aux étrangers, mais surtout, pour apaiser les blessures profondes que nous avons causées en divisant notre société et pour réunir de nouveau un pays afin qu’il puisse être encore une fois un exemple de démocratie, de liberté, de justice et d’occasions pour tous.
La présidente : Merci d’être venue témoigner devant nous pour nous faire part de votre point de vue et des problèmes qui, d’après vous, sont significatifs et importants pour votre pays, mais aussi que nous devrions connaître. Nous vous en sommes reconnaissants. À la lumière des questions que nous vous avons posées, vous pouvez voir que nous nous y intéressons beaucoup.
Le Venezuela fait partie de cet hémisphère. Son progrès est important pour nous, comme n’importe quel autre pays dans cet hémisphère. Nous suivons à distance la situation. Nous encourageons la médiation. La violence ne devrait jamais être envisagée. Toutes les autres tactiques et procédures devraient être utilisées.
Nous craignons que des actes de violence soient commis lorsque des gens expriment leurs opinions. Nous espérons qu’il y aura une solution et une voie pour l’avenir du Venezuela. Vous avez fait valoir votre position avec beaucoup de conviction, et nous vous en sommes reconnaissants.
Au nom du comité, je vous remercie de votre présence parmi nous aujourd’hui et des renseignements que vous nous avez fournis.
Chers sénateurs, la réunion est terminée.
(La séance est levée.) |